1- Formation de la personnalité autocontrainte et processus de civilisation

A suivre la démonstration de N. Elias, l'histoire sociale européenne du Moyen-Age au XIXème siècle doit être interprétée dans le sens d'une transformation progressive de la personnalité, la contrainte extérieure s'intensifiant à travers l'autocontrainte, cette transformation pouvant s'expliquer par le "processus de civilisation" qui accompagne la formation étatique et le monopole de la violence légitime: “C’est une des particularités majeures du mode humain de groupement appelé aujourd’hui <<Etat>> que les hommes à l’intérieur de son réseau de relations, se trouvent avec plus ou moins d’efficacité protégés de la violence exercée par d’autres hommes” 248 . Autrement dit, au principe de la pensée de N. Elias, l'étude du "processus de civilisation" montre à quel point la formation de la personnalité de l'individu dépend des modifications historiques des normes sociales et de la structure des relations humaines, dans les manières d’exercer le pouvoir et d’être en société : les hommes se modifient mutuellement dans et par la relation les uns aux autres, ils se forment et se transforment dans cette relation. Dans cette perspective, les individus sont liés entre eux par des liens de dépendances réciproques qui sont comme la matrice constitutive de la société et il ne faut pas considérer l’individu et la société comme deux entités distinctes: “il est intellectuellement faux de vouloir séparer l’image de l’homme en deux: celle de l’homme en tant qu’individu et celle des hommes en tant que société <...> Ce qu’on a coutume de désigner par deux concepts différents, <<l’individu>> et <<la société>>, ne constituent pas, comme l’emploi actuel de ces deux termes nous le fait souvent croire, deux objets qui existent séparément, ce sont en fait des niveaux différents mais inséparables de l’univers humain” 249 .

Paradoxalement, c’est parce que l’être humain vit dans des rapports de dépendance à l’intérieur d’une société qu’il lui est possible de penser en termes d’”individualité”: “le découpage et la différenciation des fonctions psychiques d’un être, ce que nous exprimons par le terme <<individualité>>, ne sont rendus possibles qu’à partir du moment où l’individu grandit au sein d’un groupe d’individus, dans une société” 250 . L’équilibre entre l’identité du nous et celle du moi aurait subi depuis le Moyen-Age un changement important, et à partir de la Renaissance, la balance s’est penchée de plus en plus vers l’identité du moi. Descartes avec son “Cogito, ergo sum” est le pionnier dans la perception de l’homme par lui-même, avec la prédominance de l’identité du “je” sur l’identité du “nous”. N.Elias relie cette poussée d’individualisation au développement des sociétés étatiques modernes et il explique l’apparition de la conception du moi séparé et autonome en la resituant à un stade particulier du procès de civilisation qui correspond à une plus grande exigence dans le comportement individuel et à un autocontrôle plus fort des conduites publiques. Le processus de civilisation va conduire progressivement à la conscience individuelle telle que nous la connaissons actuellement, caractérisée par un haut degré de réserve et le contrôle de ses réactions affectives, de ses instincts: “Cette conscience de soi correspond à une structure de l’intériorité qui s’instaure dans des phases bien déterminées du processus de civilisation. Elle se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l’individu, insurmontés mais contenus” 251 .

Dans les sociétés occidentales, le mode de vie ainsi que les formes d’éducation qui en découlent imposent aux individus un très “haut degré de réserve dans l’action”. Ainsi, le gouffre se serait agrandi entre l’attitude des enfants et celle qu’on attend des adultes, qui doivent faire la preuve de leur capacité à se réguler et à contenir leurs pulsions élémentaires et spontanées par le contrôle de soi: “Certes il y a dans toutes les sociétés, quelles que soient les formes qu’ils prennent, des éléments régulateurs du comportement. Mais dans beaucoup de sociétés occidentales, depuis quelques siècles, la régulation est particulièrement intensive, particulièrement diversifiée et omniprésente; et le contrôle social est plus que jamais lié au contrôle de soi, à la répression que s’impose l’individu à lui-même” 252 .

Dans La civilisation des moeurs, N.Elias fait l'étude de l'évolution des normes du comportement et il souligne combien les habitudes relatives à la satisfaction des besoins naturels ou aux manifestations d'origine pulsionnelle ne sont pas, comme on peut le croire habituellement, liées à des habitudes naturelles ou à une "compréhension rationnelle" de ce qui serait le plus "bénéfique" à l'être humain: “La <<connaissance rationnelle>> n’est nullement l’agent moteur de la <<civilisation>> des moeurs de table ou d’autres modes de comportement” 253 . Elles sont à comprendre comme l’expression d’un changement plus fondamental de la société, “mutation” qui débute à la Renaissance, où l’on ressent plus que naguère “l’obligation de s’imposer l’autocontrôle” 254 . Par exemple, si au Moyen-Age les enfants et les adultes partagent sans problème leur lit, l'idée est devenue difficilement acceptable, car le lit et le corps sont considérés maintenant comme des zones dangereuses. Ainsi, on observe un accroissement de la sensibilité de l'homme à l'égard de tout ce qui touche son corps: dans le domaine du sommeil et de l'alimentation s'érige progressivement entre les individus et leur corps un mur fait de "pudeur craintive" et de "répulsion émotionnelle", que l'homme occidental du XXème siècle met sur le compte d'un plus grand savoir sur l'hygiène ou la santé.

Les préoccupations de l'école ne sont pas étrangères à cette progressive mise à distance des corps et on peut penser que la codification des peines corporelles (dans la seconde moitié du XVIIème siècle), la condamnation de ces châtiments (au début du XVIIIème siècle), puis leur bannissement des pratiques scolaires a un rapport avec l'accroissement de la sensibilité et de la pudeur relative au domaine corporel. Ce n'est sans doute pas pure coïncidence si J.B. De La Salle reprend dans Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne à l'usage des écoles chrétiennes (1703) le contenu traditionnel lancé par Erasme dans le célèbre De civilitate morum puerilium(paru pour la première fois en 1530), articulant sur l'école ouverte aux pauvres une intention christianisatrice mais qui s'appuie sur le principe de la Civilité qui édicte les règles du comportement en société. L'apprentissage de ces "règles de la bienséance et de la civilité chrétienne" est donc certes un des instruments de la christianisation, mais également "un des moyens pour déraciner les mauvaises moeurs, policer une société encore violente et contrôler les déportements dangereux de l'affectivité" 255 .

Quels sont les facteurs de la transformation des rapports sociaux et politiques qu’on peut mettre en rapport avec le développement des processus d’autocontrainte et qui peuvent expliquer que "l'interdépendance entre les hommes donne naissance à un ordre spécifique, ordre plus impérieux et plus contraignant que la volonté et la raison des individus qui y président" 256 ? On peut comprendre l’analyse de N.Elias à travers son interprétation des modifications qui ont affecté l'expression de l'agressivité depuis le Moyen-Age. La vie de l'homme médiéval serait fondée sur des conditions affectives différentes des nôtres: N. Elias décrit cette vie comme "incertaine" et "peu soucieuse de l'avenir", avec une expression "plus directe", "plus libre" des émotions et des pulsions.

Or selon N.Elias, la monopolisation progressive de la violence aurait "créé dans les espaces pacifiés un autre type de maîtrise de soi ou d'autocontrainte" 257 . Considérons le "processus de féodalisation": les seigneurs féodaux se battent, ils sont en compétition. La situation monopolistique de l'un aboutit (avec d'autres mécanismes) à la formation d'un Etat absolutiste. Cette réorganisation totale des relations humaines n'est pas sans incidence directe sur la transformation de l'"habitus". En effet, les mécanismes de la féodalisation sont organisés par la monopolisation de la force militaire et policière, ce qui permet la mise en place d'un mécanisme de “conditionnement social” grâce auquel chaque individu est "éduqué" dans le sens d'un autocontrôle. Avec la monopolisation de la force physique, la menace physique qui pèse sur chacun prend une allure plus “impersonnelle”: elle est de plus en plus soumise à des règles et à des lois précises. Ceci a pour conséquence que: "Du moment que le monopole de la contrainte physique est assumé par le pouvoir central, l'individu n'a plus le droit de se livrer au plaisir de l'attaque directe: ce droit est réservé à quelques personnes mandatées par l'autorité centrale, par exemple aux policiers, et les masses ne peuvent plus en user que dans des circonstances particulières, en temps de guerre ou de heurts révolutionnaires, dans la lutte socialement sanctionnée contre les ennemis extérieurs ou intérieurs" 258 . On peut ajouter que même les guerres se sont "dépersonnalisées", dans le sens où elles conduisent moins à des “décharges affectives telles que les a connues le Moyen-Age": le combattant ne peut plus agir uniquement en fonction de ses pulsions, il doit obéir à un chef.

Autrement dit, le “procès de civilisation” décrit par N.Elias va se caractériser par deux aspects principaux, liés aux transformations politiques et sociales et qui vont inciter au développement chez l’individu de comportements autocontraints:

- la différenciation poussée des fonctions sociales impliquant des relations humaines de plus en plus interdépendantes, notamment entre les différentes "couches sociales"

- la monopolisation par l'état de l'exercice de la violence, privant les hommes de "la cruauté et du plaisir que procure la souffrance d'autrui", même si ce monopole de la violence par l’état n’a pas pour conséquence une société pacifiée, sans violence 259 .

Notes
248.

N.Elias, Engagement et distanciation, p.117

249.

N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie, pp.155 et 156. N.Elias réaffirme continuellement cette conception dans ses ouvrages, par exemple dans La société des individus :“La société sans individu et l’individu sans société sont des choses qui n’existent pas”(p.117); “Les hommes considèrent l’<<individu>> et la <<société>> comme des entités séparées, voire opposées -non pas parce qu’ils les observent séparément dans la réalité, mais parce qu’ils associent à ces mots des impressions et des appréciations affectives différentes et trop souvent même opposées”(p.129) ou bien dans La société de cour : “Les notions d’<<individu>> et de <<société>> sont souvent utilisées comme si l’on parlait de deux substances distinctes et stables. Cet emploi des termes donnerait assez facilement l’impression qu’ils désignent des objets non seulement distincts mais existent totalement indépendamment l’un de l’autre. Mais en réalité ces mots désignent des processus. Et des processus, certes distincts, mais indissociables”(p.LVI)

250.

La société des individus, p. 59

251.

idem, p.65

252.

La société des individus, p.162

253.

La civilisation des moeurs, p.166

254.

idem, p.117

255.

selon R. Chartier, MM. Compère et D.Julia dans L'éducation en France du XVIème siècle au XVIIIème siècle, p.138

256.

N. Elias, dans La dynamique de l'Occident, p.189

257.

idem, p.201

258.

N. Elias, La civilisation des moeurs, p.293

259.

R.Chartier illustre ainsi le fait que le processus de civilisation peut servir “pour le pire” de “trame” aux violences d’Etat et à la pulsion de cruauté de certains individus, en s’appuyant sur l’exemple de la violence nazie qui “peut être comprise comme une forme extrême de la monopolisation par l’Etat de l’usage de la force -ici retournée contre une partie de sa population. Appuyé sur une minutieuse différenciation des fonctions et des tâches, inscrit dans une société <<pacifiée>>, l’Holocauste témoigne pour le terrible lien qui associe la plus radicale des violences étatiques et le strict contrôle des émotions exigé des exécutants de la “solution finale”(dans l’”avant-propos” de La société des individus ). N.Elias écrivait d’ailleurs dans Engagement et distanciationque le monopole étatique de la violence corporelle et “l’usage organisé de la force physique selon des règles bien établies n’est pas à l’abri des abus”; il existe une tension permanente à l’intérieur des sociétés entre “le code de non-violence absolue valable pour la majorité des citoyens et le code de violence autorisée, plus ou moins contrôlée par l’autorité publique, qui vaut pour la police et autres corps armés” (p.125)