2- Une compréhension de l'autonomie scolaire à travers l'analyse de la construction des comportements autocontraints

Dans les interprétations de N.Elias, le développement chez l’individu de comportements autocontraints est donc toujours relié à des contraintes exercées sur la personne qui l’obligent à intérioriser ses affects et à adopter des normes de comportement: sans “pression” extérieure, l’individu ne va pas s’auto-contraindre “de lui-même”. Ce que nous interprétons comme une “manière civilisée” de vivre ne doit pas être attribuée au simple “discernement, à la bonne volonté, à la morale ou à la rationalité des individus. On ne peut pas tabler sur le fait que tous les hommes sont de bonne volonté ou agissent selon la raison” 260 . L’individu qui s’auto-contraint ne le fait que sous la pression d’obligations et l’idée est très improbable que le processus de civilisation pourrait conduire un jour dans sa forme la plus élaborée à un tel degré de coexistence sociale que les hommes n’aient plus besoin de contrainte extérieure pour gérer leurs relations mutuelles: cette “forme très avancée de civilisation humaine” exigerait des individus un “degré et un mode d’autodiscipline” dont N.Elias pense qu’”il n’est pas certain qu’ils soient jamais réalisables” 261 .

Les contraintes extérieures ne viennent pas seulement d’organes spécialisés de coercition qui ont le monopole de la violence légitime dans un Etat et qui menacent directement de punir le contrevenant à la coexistence pacifique. N.Elias décrit un processus plus subtil, dans le cadre de la société de cour dont la configuration est liée à la construction de l’Etat absolutiste qui se caractérise par un double monopole du souverain: le monopole de la violence légitime propre à la constitution d’un Etat (seul le roi possède la force militaire, donc le contrôle sur la pacification de l’espace social) et le monopole fiscal qui centralise l’impôt. Le XVIIème siècle donne une forme achevée à la société de cour monarchique où les aristocrates qui participent à cette vie de cour sont soumis à des contraintes qui les amènent à modifier leur économie psychique (ce que N.Elias nomme l’”habitus”) en remodelant l’affectivité et en développant des qualités telles que l’art d’observer (soi-même et les autres), la censure des sentiments, la maîtrise des passions, l’incorporation des disciplines qui règlent la civilité. La généralisation des comportements et des contraintes d’abord spécifiques à la société de cour puis étendues aux autres couches sociales sera le résultat non pas d’une simple diffusion mais d’une lutte de concurrence qui “fait imiter par les couches bourgeoises les manières d’être aristocratiques et qui, en retour, oblige la noblesse de cour à accroître les exigences de la civilité afin de lui redonner une valeur discriminante” 262 . N.Elias interprète d’ailleurs cette compétition comme le moteur principal du procès de civilisation.

L’homme de cour était soumis à la nécessité de défendre sa position sociale et avait le désir d’accéder à un rang plus élevé ce qui l’astreignait à des obligations sévères, le degré de contrainte étant élevé malgré l’oisiveté et l’aisance matérielle de cette couche sociale 263 . L’oisiveté aristocratique et la conduite dépensière de prestige incompatible avec les règles de conduite bourgeoises (l’épargne, la dépense proportionnée au revenu gagné grâce à une activité professionnelle) ne doit pas chercher d’explication du côté de défauts individuels mais d’exigences sociales qui incitent le grand seigneur à faire preuve d’un ethos où le luxe, la consommation sont un “instrument indispensable d’auto-affirmation sociale” 264 et le seul moyen dans la société d’ancien régime de marquer son rang dans la société en se distinguant de la noblesse campagnarde, de la noblesse de robe et du peuple.

S’il voulait conserver son rang dans une structure très hiérarchisée où les luttes conduisaient la promotion d’un homme de cour à dégrader aussitôt le rang d’un autre, l’aristocrate devait développer une rationalité qui lui permette de calculer ses chances de puissance et de statut (la rationalité du contrôle bourgeois-professionnel étant basée elle sur le calcul des chances monétaires). La société de cour cultivait ainsi des qualités particulières, permettant une “planification calculée de chacun en vue de s’assurer, dans la compétition et sous une pression permanente, des chances de statut et de prestige par un comportement approprié” 265 et qui prenaient la forme chez les hommes de cour d’une véritable “seconde nature” faite d’attitudes, de gestes judicieusement calculés, de contrôle des affects dans un univers où les interrelations humaines comptaient beaucoup plus que les objets et les choses. L’aristocrate devait ainsi développer un “art d’observer” en étant attentif à ses relations avec les autres mais en effectuant aussi un retour sur sa personne pour “mieux discipliner ses relations sociales et mondaines” 266 . Il devait faire preuve également d’un “art de manier les hommes”, notamment à travers la conversation où il fallait diplomatiquement imposer sa domination sans laisser transparaître les efforts pour manipuler l’autre. Enfin l’homme de cour devait contrôler ses affects par la “raison” qui “n’est autre chose que notre effort pour nous adapter à une société donnée, nous y maintenir par des calculs et des mesures de précaution, et y parvenir en dominant provisoirement nos réactions affectives immédiates” 267 .

Les valeurs et les normes dominantes de notre société actuelle nous rendent difficiles la compréhension de cet homme de cour qui ne pouvait pas se dispenser de la compétition et de la dépendance de Louis XIV, sauf à s’exclure de la vie sociale. La formation sociale de la société de cour comportait des contraintes aussi fortes que celles exercées directement par un organisme étatique légitime brandissant la menace d’un contrôle physique des individus en sachant que le monopole militaire est l’un des instruments de domination qui a rendu possible et qui fait partie intégrante de cette forme sociale originale qu’est la société de cour. Rien ni personne (pas même le roi) n’avait le pouvoir de contraindre de force les individus à participer activement à la vie de la cour, sauf que celui qui échappait à cette pression et à la dépendance du roi signait son “arrêt de mort sociale”. Ainsi, l’homme de cour “acceptait sa dépendance par rapport au roi parce que seule sa vie à la cour et au sein de la société lui permettait de maintenir son isolement social par rapport aux autres, gage du salut de son âme, de son prestige d’aristocrate de la cour, en d’autres mots, de son existence sociale et de son identité personnelle” 268 .

L’analyse de N.Elias nous apporte ainsi un éclairage tout à fait intéressant pour comprendre les mécanismes de l’”autonomie” dont on entend souvent parler à l’école puisque les instituteurs rencontrés dans notre travail de terrain d’une part se plaignaient fréquemment du manque de “prise en charge” personnelle et “d’autocontrôle” de l’élève en l’absence du maître et que d’autre part ils préféraient parler d’”autonomie” plutôt que de “discipline”, mot qui leur paraissaient trop “dur” et inadéquat à la relation pédagogique actuelle. Or le travail de N.Elias permet justement de ne pas oublier que les mécanismes d’autocontrainte ne surgissent pas dans l’individu devenu subitement plus “raisonnable”, ils doivent se comprendre par rapport à des tensions, des contraintes et des obligations et que l’autocontrôle n’existe pas “tel quel” en se réactivant de lui-même dans le “caractère” des individus. En un mot, l’intériorisation des normes de comportement doit toujours être contextualisée par rapport à des relations intersubjectives et de domination: ce que les instituteurs désignent par “autonomie” ne doit pas occulter dans la relation pédagogique les effets de l’exercice du pouvoir sur l’élève qui n’adopte jamais un comportement autocontrôlé indépendamment d’une contrainte extérieure dans un contexte précis.

Cependant, on peut critiquer les analyses de N.Elias pour leur évolutionnisme, notamment dans l’interprétation de la diffusion de l’autocontrainte 269 . Il nous semble que l’interprétation de D.Riesman est à ce sujet plus nuancée. Dans ses analyses, cet auteur pense lui aussi qu’on peut établir dans les sociétés occidentales depuis le Moyen Age, des liens de cause à effet entre “certains aspects de l’évolution sociale et caractérologique et certains mouvements de population” 270 . Mais parmi les trois “types-idéaux” 271 (individus à détermination traditionnelle, intro-déterminés ou extro-déterminés) qu’il propose pour montrer les liens entre caractères et sociétés, l’auteur précise bien qu’ “il ne peut en vérité exister de société ou d’individu qui dépende entièrement de la détermination traditionnelle, de l’intro ou de l’extro-détermination: chacun de ces modes de conformité étant universel, la question est de savoir jusqu’à quel degré l’individu ou le groupe social fait confiance à l’un ou l’autre des trois mécanismes disponibles” 272 .

Il n’en reste pas moins intéressant de voir dans l’analyse de N.Elias que, avec l'apparition de la monopolisation de la force physique, assumée par un pouvoir central, la violence physique se "dépersonnalise" car elle est de plus en plus soumise à des lois: la réorganisation totale des relations humaines (se caractérisant par une relative centralisation de la multiplicité des pouvoirs qui existait avec la féodalité et par un travail d'administration, d'élaboration de lois) va "transformer" l'"habitus" de chaque individu dans le sens d'un autocontrôle par rapport à des règles impersonnelles (c'est à dire codifiées par des lois écrites, valables pour tous, qui caractérisent la mise en place d'une législation et qui gèrent de manière indirecte les conflits entre individus). Le processus de rationalisation qui caractérise les sociétés occidentales depuis le XVIème siècle et le XVIIème siècle aurait entraîné le passage d'un ordre social basé sur la contrainte extérieure à une intériorisation de la contrainte, c'est à dire à une autocontrainte des conduites publiques.

Or, nous avons déjà souligné en quoi le rapport aux règles impersonnelles caractérisant la forme scolaire connaît une transformation qui aboutit dans le courant du XIXème siècle: la loi qui était imposée de l'extérieur doit être “intégrée”, “intériorisée” dans la personnalité même de l'écolier. G.Vincent donne plusieurs exemples de ces transformations à l’école, qui tendent à modifier le sens de l’ancienne discipline en “autodiscipline” où non seulement l’enfant fait siennes les règles auxquelles il obéit, mais en plus où il participe à l’élaboration de règles, comme le montre par exemple la surveillance des récréations: “On tolère des jeux, autrefois interdits parce qu’ils pouvaient provoquer des dégâts matériels, à condition que les joueurs sachent s’imposer certaines limites d’espace et de gestes. Sauf cas de blessure, l’enfant qui vient se plaindre d’agression au maître ou à la maîtresse de surveillance s’entend répondre qu’il doit s’arranger avec ses camarades. En un mot, c’est au groupe de pairs, et non plus à l’autorité supérieure, qu’il appartient de résoudre les problèmes qui sont, comme on dit aujourd’hui à l’enfant, <<ses>> problèmes” 273 .

D.Riesman décrit les changements de rôle et d’attitude du maître dans le cadre de l’évolution de notre société qui va selon lui du stade “de l’intro-détermination” vers le stade “de l’extro-détermination”. Quand l’intro-détermination domine, l’école “s’occupe essentiellement de sujets impersonnels” 274 . La tâche de l’institutrice “consiste essentiellement à enseigner les bonnes manières et les connaissances indispensables” 275 , les “bonnes manières” signifiant la discipline “nécessaire au maintien de l’ordre” dans la classe aussi bien que les comportements adéquats aux jeunes filles de la “bonne société”. L’attention émotionnelle des enfants est “accaparée” par les sanctions, elle n’intéresse pas l’institutrice qui ne se préoccupe des relations entre les enfants “que sous l’angle de la discipline” et les apprentissages ont plus un contenu intellectuel qu’émotionnel. La discipline est maintenue uniquement “grâce à toute une gamme d’interdictions et de punitions” 276 . On ne demande pas à l’enfant d’être “lui-même” et “La maîtresse est censée veiller à ce que ses élèves assimilent leur programme, non à ce qu’ils trouvent du plaisir, ni à ce qu’ils apprennent l’esprit d’équipe” 277 . Le rôle du maître au stade de l’extro-détermination va être de s’intéresser au développement de l’individualité enfantine: il se préoccupe non seulement des facultés intellectuelles de chaque élève, mais aussi à d’autres aspects de sa personnalité, et notamment sa sociabilité 278 . La maîtresse insiste sur l’adaptation de l’enfant à l’intérieur du groupe, sa coopération et son leadership. Contrairement aux apparences, elle “continue à tenir les rênes de l’autorité”, autorité camouflée derrière le raisonnement et la manipulation et “quand elle leur demande d’être coopératifs, elle ne leur demande en réalité que d’être sages”, la coopération n’étant sollicitée que pour des domaines secondaires (par exemple décider de parler des Péruviens ou des Colombiens). Du coup, la signification d’une mauvaise conduite n’est plus à rechercher chez les élèves eux-mêmes, mais dans la manière de s’y prendre de la maîtresse. D.Riesman en conclut que l’enfant extro-déterminé “apprend dès l’école à prendre sa place dans une société où le groupe s’intéresse moins à ce qu’il produit qu’aux relations humaines en son sein - c’est à dire son moral” 279 .

Notes
260.

N.Elias, Engagement et distanciation, p.117

261.

idem, pp.118 et 119

262.

R.Chartier dans l’"avant-propos" de La société de cour, p.XXIV

263.

N.Elias souligne que “Les implications de l’existence d’une couche oisive ne sont pas moins impérieuses et inéluctables que celles qui mènent à la ruine une couche laborieuse”(La société de cour, p.47)

264.

N.Elias dans La société de cour, p.43

265.

idem, p.82

266.

La société de cour, p.99

267.

idem, p.107

268.

ibid, p.92

269.

"On peut affirmer d’une manière générale que les couches inférieures cèdent plus facilement à leurs émotions et pulsions, que leurs comportements sont moins rigoureusement réglés que ceux des couches supérieures correspondantes; les contraintes qui agissent pendant de longues périodes de l’histoire humaine sur les couches inférieures sont les contraintes de la menace physique, de la torture, de l’extermination par l’épée, la misère, la faim. Des violences de ce genre n’aboutissent pas à la transformation équilibrée de contraintes extérieures en autocontraintes”(La dynamique de l’Occident, p.214). Cette explication trop généralisante présente un seul développement possible depuis ce qui correspondrait au stade “enfantin” de l’humanité où se situeraient les classes sociales inférieures et les pays non occidentaux, avec des individus étant proches de leurs pulsions, peu réglés et finalement moins autocontraints que les personnes situées à l’aboutissement de l’évolution, le stade “adulte” de l’humanité correspondant aux classes sociales supérieures, et aux nations occidentales (qui assument les “fonctions d’une couche supérieure”).

270.

La foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Ed.Arthaud, Paris, 1964, p.27

271.

D.Riesman rappelle qu’il s’agit bien ici de types: “ils n’existent pas dans la réalité; ce sont des constructions basées sur la sélection de certains problèmes historiques et conçues en vue d’examen” (dans La foule solitaire, p.57)

272.

D.Riesman, La foule solitaire, p.55

273.

G.Vincent, L’école primaire française, p.232

274.

D.Riesman, La foule solitaire,Ed. Arthaud, Paris, 1964, p.93

275.

idem, p.91

276.

ibid, p.92

277.

La foule solitaire, Ed. Arthaud, Paris, 1964, p.94

278.

Actuellement, les élèves français de maternelle petite section sont soumis à une évaluation en fin d'année où l'institutrice doit mesurer l'adaptation de l'enfant, ses relations avec les autres en même temps que ses performances et ses qualités "intellectuelles".

279.

La foule solitaire, p.100. D.Riesman souligne la “curieuse ressemblance” entre “le rôle du maître dans les petites classes de l’école moderne” et le rôle du “département des relations dans l’usine moderne”: “Ce service s’occupe, lui aussi, et de plus en plus, d’une part des rapports d’homme à homme, d’autre part des rapports entre les hommes et la direction; en revanche, il s’intéresse de moins en moins à la qualification professionnelle. Dans quelques rares entreprises avancées, il existe même un mode de décision démocratique sur des points de détail, points parfois importants lorsqu’il s’agit de fixer la rétribution du travail aux pièces ou les règles d’ancienneté, mais le plus souvent aussi secondaires que les matières réservées au <<parlement>> scolaire”.