VI- Synthèse

E. Durkheim place la discipline scolaire au centre de son analyse de l'acte éducatif scolaire: la moralisation n'est pas l'apposition d'un règlement destiné à garantir les conditions d'enseignement ni une matière spécifique sous forme de leçons de morale. La discipline apparaît ainsi comme le "facteur sui generis" de l'éducation et la moralisation est la fonction essentielle de la socialisation méthodique à l'école: la diminution des tendances répressives ne marque pas pour autant la disparition de la discipline qui tend au contraire à envahir l'ensemble de la relation pédagogique (régulation de la vie quotidienne scolaire, caractère obligatoire et régulier de la scolarisation, modes d'apprentissage et contenus des savoirs scolaires) sous une forme banalisée, apparemment plus "douce", moins directement visible qui marque en fait sa "consécration" 280 . Au-delà du rôle joué par Durkheim dans la codification laïque de la moralité scolaire, sa tentative pour penser et perfectionner l'école de Jules Ferry par la sociologie n'a pas perdu de sa pertinence pour la compréhension de l'enseignement nouveau de la morale laïque et donc dans l'analyse des caractéristiques de la discipline scolaire actuelle.

L'éducation morale aux fondements de la socialisation scolaire inscrit la relation maître-élève dans une relation de pouvoir qui repose sur une autorité impersonnelle telle que Durkheim la conçoit dans la société moderne démocratique, c'est à dire comme une puissance morale supérieure qu'on ne peut modifier 281 . Cette autorité qui s'impose aux individus de manière extérieure et impérative, est incarnée sous sa forme concrète par les règles morales dont le sentiment d'inviolabilité se trouve être garanti par les sanctions. Par ailleurs, cette autorité est représentée par le maître, simple médiateur d'un pouvoir moral supra-individuel dans une relation pédagogique caractérisée par l'impérativité et l'impersonnalité de la règle, mais aussi par une attention affective à l'enfant.

Enfin la conception durkheimienne de l'autonomie de la volonté morale peut paraître paradoxale 282 : se gouverner par des règles morales dont on n'est pas l'auteur, mais qu'on a fait siennes, en connaissant les justifications rationnelles. Elle souligne en tout cas que l'imposition d'une morale, la soumission à une autorité ne sont pas forcément antinomiques avec l'intériorisation des règles de conduite. Durkheim choisit une définition de l'autonomie qui marque une relation spécifique de pouvoir entre le maître et l'élève, à qui on ne demande pas de participer à l'élaboration des règles auxquelles il devra se conformer, mais de comprendre activement leurs fondements rationnels au lieu d'obéir passivement à des principes qui, s'ils restent extérieurs à l'enfant comme au maître, doivent être intériorisés par l'adhésion raisonnée au point d'être comme une "seconde nature" chez l'élève.

Le deuxième champ théorique que nous avons exploré concerne les interprétations qui présentent l'école comme le "décalque" des rapports de pouvoir dans la société. La théorie de la forme scolaire permet d’analyser l’école autrement que comme le “miroir” de la société ou son instrument. G.Vincent a montré ainsi que la forme scolaire est liée à des transformations dans le politique et le religieux, à savoir: l'"instauration d'un nouvel ordre urbain, une redéfinition (et pas seulement une redistribution) des pouvoirs civils et religieux. La forme scolaire n'en est pas seulement un effet, une conséquence: elle en participe" 283 . Cette interprétation va donc au-delàdes explications en termes d’”impératifs de la Contre-Réforme” ou de “crainte des classes dangereuses” et dans cette perspective, il est réducteur de vouloir interpréter les transformations de la forme scolaire uniquement par rapport à une “influence” de “la politique” en termes d’idéologies et de courants politiques, d’impératifs de société ou bien encore de changements de régimes ou d’institutions politiques (comme les monarchies parlementaires ou les “républiques” par exemple).

Il nous paraît également trop rapide de relier les transformations de la forme scolaire uniquement à la religion (sans voir la relation entre la religion et le champ politique), comme le fait par exemple B. Douet qui explique l’origine de la punition et de la discipline à l’école par rapport aux théories et aux pratiques religieuses en particulier judéo-chrétiennes:“l’histoire nous montrera que c’est sous l’influence de la religion, et en particulier dans un monde scolaire régi par des clercs ou des religieux qu’apparaissent discipline et punitions en même temps qu’on prend conscience que l’enfant est un être en danger parce qu’impur, qu’il s’agit d’une âme à sauver, ce dont la tâche appartient aux adultes responsables qui l’entourent” 284 . A suivre l’analyse de G.Vincent, l’école est liée d’une certaine manière au religieux (sa constitution relève notamment d’une transformation de la religion) mais en concevant la religion “comme l’un des pôles du pouvoir” 285 .

Afin de mieux comprendre la forme spécifique du pouvoir qui s'exerce à l'école primaire moderne, il nous est apparu indispensable de nous appuyer sur des analyses permettant de resituer les changements intervenus au sein de la relation pédagogique relativement à d'autres transformations dans les sociétés occidentales. Les travaux de M.Weber, M.Foucault, N.Elias expliquent ainsi, chacun à leur manière et dans des approches théoriques différentes, l'évolution des formes de relations sociales et notamment des formes politiques, caractérisant les sociétés occidentales dans la période du XVIème au XIXème siècle, évolution dont la forme scolaire participe et qui permet d'éclairer certaines caractéristiques de l'ordre scolaire moderne ainsi que des modalités de son exercice.

Si l'on se rapporte à l'analyse wébérienne des formes de domination, on peut dire que l'autorité qui s'exerce à l'école actuellement est de type légal-rationnelle. Cette forme de domination est caractéristique du processus de rationalisation émergeant à partir des XVIème-XVIIème siècles. Dans la relation pédagogique, les relations affectives tendent à être bannies de la classe au profit d'un rapport plus distant entre le maître et l'élève et davantage réglé par la référence à des normes rationnelles, officielles et impersonnelles auxquelles tous doivent se soumettre, y compris l'enseignant.

M.Foucault et N.Elias nous apportent des éléments de compréhension plus orientés vers les modalités de la soumission qu'en direction des caractéristiques générales d'imposition du type de domination. En développant l'analyse des schémas de docilité qui apparaissent dans le courant du XVIIIème siècle, M.Foucault dégage plusieurs caractéristiques de cette microphysique du pouvoir qui s'exerce sur les individus, caractéristiques qui intéressent directement notre analyse de l'ordre scolaire moderne: souci du détail, répartition de l'individu dans l'espace, mise en exercice du corps, rapport au temps spécifique, effets de la discipline qui individualise ceux sur qui elle s'exerce, qui assujettit les corps sans les toucher physiquement. Les micro-dispositifs de la discipline mis en valeur par M.Foucault soulignent combien l'imposition de l'ordre scolaire moderne ne doit pas se comprendre seulement à partir des punitions, des châtiments corporels qui ne constituent que la partie la plus visible de la discipline. L'imposition de l'ordre scolaire moderne se retrouve également dans les dimensions inhérentes à la relation pédagogique: organisation de l'espace (placements et déplacements des élèves, installation de la salle de classe...), organisation du temps (emplois du temps, rythme dans l'effectuation des exercices...), gestion des corps.

N.Elias s'attache comme M.Foucault à comprendre l'organisation sociale humaine relativement aux modifications ayant affecté l'économie psychique intérieure des individus, sauf qu'il insiste davantage sur les processus d'intériorisation de la contrainte. L'approche socio-historique de N.Elias met en valeur la progressive mise à distance des corps, dont on perçoit la trace dans la codification des peines corporelles à l'école. Ses analyses permettent également de mieux comprendre la variante de la forme scolaire caractéristique du XVIIIème-XIXème siècle où l'on vise un écolier "raisonné" et non plus seulement "dressé". Elles éclairent ainsi cette forme spécifique de relation maître-élève désignée sous le terme d'"autonomie", soulignant notamment combien les mécanismes autocontraints, l'intériorisation des normes de comportement loin de préexister tels quels dans les individus, doivent se rapporter à des relations de domination: l'élève n'adopte jamais un comportement autocontrôlé indépendamment d'une contrainte extérieure dans un contexte précis.

Notes
280.

selon E.Plenel, L'Etat et l'école en France. La République inachevée, Ed. Payot, 1985, p.68

281.

On s'attendrait à ce que la société démocratique moderne s'appuie davantage sur l'autonomie de la volonté et le caractère rationnel de la morale.

282.

C'est l'analyse qu'en fait J.C Forquin: "<Cette autonomie> n'est pas un principe de libre arbitre, un pouvoir d'auto-détermination, mais tout au plus une capacité de compréhension et d'acceptation intelligente de la réalité" ("L'enfant, l'école et la question de l'éducation morale. Approches théoriques et perspectives de recherche", Revue française de pédagogie, n°102, janvier-février-mars 1993, p.78)

283.

G.Vincent, L'école primaire française, p.16

284.

B.Douet, Attitudes vis à vis de la discipline et des punitions à l’école, thèse pour le doctorat de 3ème cycle, sous la direction de P. Oleron, Université Paris V-Descartes, 1983, p.9

285.

L'école primaire française, p.62.