Chapitre 2. Une approche socio-historique de la discipline

I- Forme scolaire et émergence de la « discipline » à l’école

L'"école" 286 moyenâgeuse ne connaissait pas la "discipline" 287 telle qu'elle se présente actuellement dans nos écoles. E.Durkheim décrivant la situation de l'écolier au Moyen-Age, souligne la liberté de son style de vie: “L’homme du Moyen-Age était trop proche de la barbarie pour n'être pas enclin à la violence sous toutes ses formes; ses passions fougueuses, tumultueuses, n'étaient pas de celles qui se plient facilement au joug. Tout cela, encore accru par l'intempérance de l'âge, par l'extrême liberté dont jouissaient les étudiants, même les plus jeunes, faisait que leur vie se passait dans les excès et les débauches de toute sorte" 288 . R.Chartier, D.Julia et M.M.Compère illustrent la situation des petites écoles du XVIIème siècle en Europe à cette époque, en s'appuyant sur un commentaire du tableau de Van Ostade (1662) représentant un maître entouré de ses élèves: "Ici point d'ordre. Le maître interroge l'un des enfants sous la menace de sa férule; pendant ce temps les autres, de tous sexes et de tous âges, éparpillés aux quatre coins, jouent ou écrivent, lisent ou se chamaillent. Chacun, à l'exception du malheureux que le maître a appelé vers lui, semble aller où il veut, faire ce qu'il veut" 289 .

La mise en place de l'internat au XVème siècle permit de réfréner les débordements en dehors du collège, et Durkheim voit dans cet accroissement de "discipline" le révélateur d'un "changement dans la société française" où l'ordre serait devenu "plus nécessaire": à cette époque la France se caractérise par la précocité et la densité de sa centralisation politique, puisqu’à la fin du XVème siècle, les institutions féodales disparaissent et la monarchie commence à concentrer dans ses mains toute l’autorité. Ces transformations politiques expliqueraient cet “esprit” et le “système de l’internat français” viendrait selon Durkheim de “cet amour exagéré de l’ordre”, de“cette passion pour la réglementation uniforme, dont l’université du XVème siècle s’est trouvée animée à un degré que nous ne retrouvons pas ailleurs” 290 .

P.Ariès décrit lui aussi dans L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime les “progrès de la discipline” dans le sens où des "innovations" apparaissent au sein des collèges à partir du XVème siècle, marquant la mise en place d'un ordre sévère et d'une hiérarchie stricte, qui contrastent avec les "écoles" du Moyen-Age, époque durant laquelle l’étudiant n’est “pas soumis à une autorité disciplinaire extra-corporative ni à une hiérarchie scolaire”, même s’il n’est pas pour autant livré à lui-même: “L’écolier appartenait à une société ou à une bande de copains, où une camaraderie parfois brutale, mais réelle, réglait, bien plus que l’école et son maître, sa vie quotidienne, et, parce qu’elle était reconnue par l’opinion, avait une valeur morale” 291 . La fin du Moyen-Age marque une “évolution” dans la discipline scolaire: “C’est le gouvernement autoritaire et hiérarchisé des collèges qui permettra, à partir du XVème siècle, l’établissement et le développement d’un système disciplinaire de plus en plus rigoureux” 292 .

Comment peut-on analyser cette “mise en ordre” plus “rigoureuse” des relations entre le maître et ses élèves? Doit-on l’interpréter comme un “accroissement” de la sévérité du maître, ou bien comme l’apparition d’une relation nouvelle entre le maître et les écoliers? Qu’est-ce qui explique qu’à un moment donné, on assiste à l’émergence d’une “discipline scolaire”? La théorie de la forme scolaire de G.Vincent peut nous éclairer quant à ces changements: selon l’analyse qu’il mène dans L'école primaire françaiseil faut comprendre l’"accroissement de la discipline" dans la perspective d'un changement plus global, l'apparition d'une "forme scolaire" dont les origines sont essentiellement urbaines et dont la constitution est dépendante d'une restructuration du champ politico-religieux 293 . Il est faux d'ailleurs de parler en termes d’"accroissement" (qui laisse à penser qu’on assiste seulement à la simple augmentation d’intensité d’une forme déjà existante), étant donné que l'émergence de cette forme scolaire va marquer une forme inédite de relation sociale entre un "maître" et un "élève", relation qui va poser un cadre nouveau pour ce qu'on appellera plus tard la "discipline scolaire".

Cette forme de relation sociale est inédite, car elle se distingue des autres relations sociales de l'apprentissage où “apprendre n'était pas distinct de faire” 294 , et cette nouvelle relation sociale marque son autonomie 295 par l'instauration d'un lieu spécifique (l'école) et d'un temps spécifique (les horaires, l'emploi du temps à la semaine et à l'année, la séparation des enfants en fonction de leurs âges): on mesure ici le changement avec ce que décrivent R.Chartier, D.Julia et M.M. Compère concernant les petites écoles du XVIIème siècle, où ”le temps et l’espace scolaire n’y sont point régis par un ensemble de règles imposées par le maître et intériorisées par les enfants” 296 et où la relation entre le maître et l’élève ne peut se penser que comme un “tête à tête” singulier. Car l’invention de la forme scolaire est caractéristique également de l’instauration d’une relation pédagogique qui n’est plus “une relation de personne à personne, mais une soumission du maître et des écoliers à des règles impersonnelles” 297 , le rapport aux règles impersonnelles étant un élément indispensable dans la définition que donne G.Vincent de la forme scolaire:“Ce qui fait l’unité de la forme scolaire, son principe d’engendrement, c’est à dire d’intelligibilité, nous l’avons défini comme le rapport à des règles impersonnelles” 298 . On conçoit l’importance du rapport aux règles impersonnelles dans la forme scolaire dès lors qu’on compare le travail de l’apprenti qui “en tout domaine, faisait d’emblée une oeuvre, puis plusieurs jusqu’à ce qu’il parvienne au chef d’oeuvre” et la manière d’apprendre de l’écolier qui “non seulement est astreint à faire selon les règles (le résultat n’est pas seul à compter), mais surtout est astreint à faire et refaire des exercices d’application des règles” 299 .

Une approche socio-historique de la forme scolaire nous permet ainsi de saisir en quoi les fondements de ce qu'on nommera plus tard la "discipline scolaire" participent de l'apparition, à partir du XVIème siècle d'un type particulier de relations sociales autonomes dans un lieu et un temps spécifiques. La relation pédagogique qui apparaît alors se caractérise par la soumission de l'élève à des règles impersonnelles et la mise à distance des corps. Selon R.Chartier, dans les "pédagogies élémentaires" de la France moderne, l'"absence de normes rend indécises les limites de l'interdit, ce qui donne à la punition un caractère brusque, violent, inattendu" 300 : le rapport entre l'"élève" et son "maître" passe alors arbitrairement de la familiarité et du mignotage à la "domination cruelle" et le "maître" prend figure d'un "despote bienveillant ou tyrannique" face à l'enfant. Pour autant, l'émergence de la forme scolaire ne signifie pas la disparition d'une emprise sur les corps ni de l'imposition d'un pouvoir sur l'élève, qui restent au fondement de la relation pédagogique, même si leur application connaît des évolutions qui nous semblent perceptibles à travers les transformations dans l'utilisation des châtiments corporels.

Notes
286.

Nous indiquons ici le mot “école” entre guillemets, pour ne pas reproduire l’erreur de certains historiens qui conçoivent l’école comme une forme universelle et qui pensent pouvoir faire remonter l’histoire de l’enseignement et de la pédagogie dans les civilisations anciennes, sans voir la spécificité de cette “forme scolaire” décrite par G.Vincent, véritable nouvelle forme sociale qui apparaît au XVIème-XVIIème siècle. Durkheim sent également que cette “école” n’est pas universelle et continue au cours des développements de l’histoire, même s’il place la “nouveauté” sans doute trop tôt, au VIIIème siècle (à l’époque de Charlemagne).

287.

A suivre l'analyse de G.Vincent dans L'école primaire française, le terme même de "discipline" ne serait apparu à l'école qu'au XIXème siècle, remplaçant l'expression "maintien de l'ordre"

288.

L'évolution pédagogique en France , PUF, Paris, 1990, p.134

289.

R.Chartier, MM. Compère, D.Julia, L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, p.111

290.

L’évolution pédagogique en France, PUF, Paris, 1990, p.142

291.

L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p.199

292.

idem, p.201

293.

G.Vincent souligne combien "La constitution de l'école est liée à une transformation de la religion, et celle-ci doit être conçue comme l'un des pôles du pouvoir ou du champ politique. Si l'on admet cette hypothèse, on comprend d'une part qu'il n'y ait pas de transformations de la religion sans redéfinition des rapports entre le civil et le religieux dans ce champ, d'autre part que, dès l'origine, l'école présente certains caractères <<laïcs>>: constitution progressive d'un corps enseignant distinct du corps sacerdotal, -apparition progressive d'un corps d'enseignants distincts du corps sacerdotal, -apparition d'une morale et d'une discipline des moeurs distinctes de la règle de vie chrétienne, -spécialisation, restructuration et désacralisation de l'espace scolaire, etc..."(L'école primaire française, p.62)

294.

Avec l'apparition de la forme scolaire, c'est la conception même de la manière d’apprendre qui se trouve bouleversée, puisqu’avant “apprendre se faisait par <<voir-faire>> et <<ouï-dire>>”: “que ce soit chez les laboureurs, les artisans ou les nobles, celui qui apprenait, c’est à dire en premier lieu l’enfant, le faisait en participant aux activités d’une famille, d’une maison”(B.Lahire, G.Vincent, D.Thin, "Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?, PUL, Lyon, 1994, p.16). R.Chartier, MM. Compère et D.Julia ont montré combien les trois siècles de l’époque moderne en Occident sont marqués par les conquêtes de la forme scolaire aux dépens des modes anciens de l’apprentissage, ce qui a eu pour conséquence de déplacer l’apprentissage des conduites et des savoirs depuis les familles jusqu’aux écoles: “Contrairement peut-être à ce qui est devenu une évidence pour les sociétés contemporaines, éducation n’est pas nécessairement scolarisation” (L'éducation en France du XVIème siècle au XVIIIème siècle,p.293)

295.

Selon G.Vincent, l'autonomie de cette nouvelle forme par rapport aux autres relations sociales conduit à une dépossession des groupes sociaux de "leurs compétences et prérogatives" qui entraîne des résistances à la scolarisation

296.

L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, p.111

297.

B.Lahire, G.Vincent, D.Thin, "Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?,PUL, Lyon, 1994, pp.17 et 18

298.

B.Lahire, G.Vincent et D.Thin, "Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?, PUL, Lyon, 1994, p.13

299.

G.Vincent, L’école primaire française, p.54

300.

R.Chartier, MM. Compère, D.Julia,L'éducation en France du XVIème siècle au XVIIIème p.111