2- La soumission aux règles impersonnelles

La seconde moitié du XVIIème siècle, avec les écoles de charité, connaît des transformations dans l'utilisation des châtiments corporels, avec l'apparition d'un nouveau système de pénalités associé à toute une organisation scolaire: le couple gratification-sanction se substitue aux caresses et aux punitions physiques. La "cruauté barbare" dénoncée par Erasme fait place à une certaine "rationalité" dans l'utilisation de la punition corporelle, comme le montre cet extrait de l'Escole paroissiale: "Le maître doit être exact à châtier prudemment en temps et lieu les fautes de ses écoliers et modéré aux châtiments et corrections qu'il leur fera. Il ne les frappera jamais par la tête ni avec les verges, ni avec les mains même ne leur tirera les oreilles ou le nez, ou les joues, pour éviter de grands inconvénients qui en peuvent arriver. Il ne se laissera aussi emporter pour quoi que ce soit à la colère de peur que cela puisse causer de l'excès au châtiment et ne se servira jamais contre eux de paroles âpres en les tutoyant ou frappant et injuriant les enfants, sans raison et sans considération" 307 .

Le châtiment corporel change alors de sens, parce qu'il s'intègre dans un système radicalement différent, dont la logique veut que l'espace scolaire exclue tout rapport affectif, toute proximité (y compris le tutoiement) et le contact physique avec les élèves doit être réduit au minimum; le maître doit s'abstenir de les "mignarder" ou "baisoter", de même qu'il ne doit plus les châtier physiquement "sans raison": “Les pédagogues appellent de leurs voeux une école d’où tout rapport affectif, positif ou négatif, serait exclu” 308 . Il s'agit maintenant d'un ordre impersonnel dont le maître n'est que l'exécutant. L'usage des punitions corporelles entre alors dans le cadre d'un interdit global portant sur les "familiarités": le maître doit avoir une “conduite raisonnable", c’est à dire distante du corps de l'élève (le fouet et la férule peuvent permettre d’instaurer la distance nécessaire) et exempte d’emportement et de brutalité (il est question ici pour le maître plus de maîtriser ses sentiments, son affectivité que de faire disparaître la violence).

La Conduite des Ecoles Chrétiennes qui pratique un enseignement simultané, édicte tout un ensemble de règles où rien n'est laissé au hasard pour le maître lasallien qui utilise une pédagogie de surveillance, basée sur un véritable code de signaux sollicitant constamment la vue et l'ouïe de l'écolier (puisque chacun risque, à l'ordre du maître d'être interrogé). Cet arsenal de moyens (fait de règles, de signaux, de surveillance distante) permet donc le maintien de l'ordre dans l'école lasallienne tout en respectant une distanciation des corps entre le maître et ses élèves. L'usage même des "souffrances physiques" fait l'objet d'instructions précises, et selon le principe général qu'on doit les éviter: le sens de la punition change, puisqu'au lieu de réprimer elle se veut "édifiante", au lieu de châtier, elle tente de "soumettre en douceur".

Par ailleurs, la Conduite des Ecoles Chrétiennes déconseille l'utilisation du fouet: "On ne fait usage des coups que par humeur et par incapacité. Car les coups sont des châtiments serviles, qui avilissent l'âme lors même qu'ils corrigent, si toutefois ils corrigent, car leur effet ordinaire est d'endurcir" 309 . L’usage du fouet est très fermement réglementé:“Dans les écoles lasalliennes <...>, il ne faut donner pour l’ordinaire que trois coups <...> si quelquefois on est obligé de passer le nombre, il ne faut pas aller au-delà de cinq, sans un ordre particulier du directeur” 310 . Les motifs passibles d’une correction au martinet sont énoncés précisément dans la Conduite 311 et la réglementation s’étend jusque dans la description précise de l’instrument 312 . Enfin selon B.Grosperrin, dans les écoles lasalliennes un “véritable rituel marque le comportement de la victime lors de l’exécution de la peine”: pour donner un exemple, “Celui qui va subir la peine du martinet doit se mettre à genoux au milieu de la classe, les mains jointes, face à celle des règles inscrites au mur qu’il a transgressée, demander pardon à Dieu, puis se rendre dans le coin réservé à cet usage, baisser sa culotte de manière qu’il ne puisse être vu tant soit peu déshonnêtement d’aucun écolier” 313 .

Aux châtiments corporels, J.B. de La Salle préfère les "pénitences" dont le but est une humiliation des écoliers, la production d'un sentiment de honte "pour les mettre dans une disposition de coeur de se corriger de leurs fautes" 314 : ainsi la Conduitede 1706 indique que les “pénitences” qui “rebutent moins les écoliers” et font “moins de peines aux parents” ne doivent pas être “ridicules”. J.B de La Salle donne des exemples de pénitences à ses frères à travers un texte qui définit "en creux" relativement aux actes passibles de sanction, l'ordre à instaurer et les qualités de l'écolier: “Lorsqu’un écolier viendra (tard) pour une seconde fois dans une semaine, au lieu de lui donner la correction, on pourra lui donner pour pénitence de se trouver à l’école, pendant huit ou quinze jours, dès qu’on ouvrira la porte”; “Lorsqu’un écolier mangera de telle manière que l’application qu’il aura à manger lui ôte l’attention qu’il devra avoir à écouter ou les prières ou les réponses de la Sainte Messe, ou le catéchisme, on pourra l’empêcher de déjeuner”; “Lorsqu’un écolier fera plusieurs fautes en lisant, faute d’avoir étudié, on pourra lui ordonner d’apprendre par coeur quelque chose du livre de l’Imitation ou du Nouveau Testament”; “Lorsqu’un écolier ne suivra pas, on pourra lui donner pour pénitence de tenir son livre devant les yeux, l’espace d’une demi-heure, sans jeter la vue dehors”; “Lorsqu’un écolier n’aura pas écrit ce qu’il doit écrire ou ne se sera pas appliqué à le bien faire, on pourra lui donner pour pénitence d’écrire un ou deux pages à la maison”; “On fera tenir debout ceux qui s’appuieront sur la table ou qui tiendront des postures lâches et indécentes” 315 . Bref, il ne s'agit plus ici d'infliger une punition corporelle directe suite à une faute commise ou bien même suite à une décision arbitraire, mais de mettre en place un ensemble de pénitences pour maîtriser, corriger les corps et les esprits fautifs, en prévoyant à chaque fois une “rectification” adaptée à l'infraction en cause.

Il est intéressant de voir combien J.B de La Salle s’intéresse à la singularisation de la peine, tenant compte à la fois de la faute commise et de “certains types caractériels” ou de “certaines catégories sur lesquelles son effet s’émousse” comme “les volontaires, les opiniâtres, les mal élevés, les enfants élevés doucement, <<ceux qui ont l’esprit doux et timide>>, les stupides, les incommodés, les petits enfants et les nouveaux venus” pour lesquels “des modalités particulières d’application du dispositif général sont prévues” 316 . Si la nature de la peine découle de la nature de la faute, ce n’est pas encore parce qu’on cherche à “faire comprendre” et à “faire intérioriser” les raisons pour lesquelles il ne faut pas commettre ces fautes: ici, la manière de procéder fait plutôt penser à un essai d’”effacement” des mauvaises conduites par la répétition et la “mise en exercice” automatique des gestes corrects, visant à l’incorporation d’un comportement “scolairement acceptable”. J.B de La Salle disait d’ailleurs des pensums qu’ils permettent de “tirer, des fautes mêmes des enfants, des moyens d’avancer leurs progrès en corrigeant leurs défauts” 317 et M.Foucault apporte ce commentaire: “La punition disciplinaire est, pour une bonne part au moins, isomorphe à l‘obligation elle-même; elle est moins la vengeance de la loi outragée que sa répétition, son insistance redoublée. Si bien que l’effet correctif qu’on en attend ne passe que d’une façon accessoire par l’expiation et le repentir; il est obtenu directement par la mécanique d’un dressage. Châtier, c’est exercer” 318 . A travers l'exercice de la sanction, on cherche donc essentiellement à rappeler le caractère obligatoire de la règle plus que de permettre à l'enfant de racheter son mauvais comportement.

Les jésuites eux aussi déconseillent l’utilisation des coups sauf dans les cas les plus graves; il vaut mieux accentuer la prévention et avoir une bonne organisation disciplinaire que de se servir des châtiments corporels, comme l’indique la Ratio Studiorum de 1603: le maître “arrivera plus facilement à ce but en faisant espérer des honneurs et des récompenses, en inspirant la crainte du déshonneur que par des châtiments” 319 . La limitation et la réglementation de la punition physique communes au fonctionnement lasallien et au système jésuitique, s'appuient sur une signification de la sanction cependant différente: chez les premiers, la punition vient rappeler le caractère obligatoire de la règle, alors que chez les seconds, on insiste sur l'honneur (l'enfant est découragé par avance à désobéir aux règles en s'appuyant sur son sentiment de l'honneur). Pour autant, l'utilisation de la gratification n'est pas complètement étrangère à J.B de La Salle qui encourage les performances des élèves par une série de récompenses, sous forme d'images pieuses, de sentences gravées, de chapelets, de livres religieux qui sanctionnent la piété, la capacité et l'assiduité 320 . C.Démia conseillera lui aussi pour éviter la punition physique, "de rendre les récompenses plus fréquentes que les peines", "les paresseux étant plus incités par le désir d'être récompensés comme des diligents que par la crainte des châtiments" 321 .

Chez les jésuites, quand l’usage du fouet ne peut pas être écarté, il est en tout cas réglementé, comme chez J.B de La Salle et dès le XVème siècle, le père O. Manare indique le nombre limite de coups (six) à ne pas dépasser, coups qui doivent faire “souffrir”, mais ne pas “déchirer” et qui doivent être administrés en présence de témoins prévenant contre les abus 322 . Dans les faits, il semblerait que la relative modération affichée dans les écrits et la réglementation des jésuites n’ait pas toujours été suivie à la lettre dans la pratique et selon E.Durkheim, le fouet serait resté jusqu’au XVIIIème siècle, “l’instrument de correction préféré” des jésuites 323 . Certaines voix témoignent des sanctions corporelles affichées dans les collèges jésuites, comme par exemple cet ancien élève du XVIIIème siècle qui raconte les séances de flagellation où le nombre de coups variait de 60 à 80 et pouvait atteindre 300. Selon E.Prairat 324 qui rapporte ce témoignage, l’origine de ce “hiatus” entre les préceptes annoncés par les jésuites et leurs pratiques quotidiennes auprès des élèves est à chercher du côté du succès de la compagnie aux XVIIème et XVIIIème siècle, qui aurait conduit à un “recrutement moins prudent et moins exigeant du personnel enseignant” et à une qualité d’éducation moindre. A suivre cette interprétation, les défauts d’application du règlement chez les jésuites seraient donc à mettre sur le compte d’un “manque” de formation et d’adhésion aux principes jésuites.

Or il nous semble qu’au delà du fait de savoir si les jésuites appliquaient ou non les règlements écrits, il est intéressant de voir que même les “excès” de conduite des maîtres se font dans un cadre qui garde des aspects réglementés, si l’on en juge la description faite par l’élève cité plus haut, appartenant à un collège jésuite du XVIIIème siècle:“Immuable, le cérémonial se déroulait de la manière suivante: la victime était maintenue derrière une <<grande chaise à bras hauts et solide>>, un second enfant s’asseyait alors sur la chaise <<saisissant les bras du patient passés par dessus le barreau le plus élevé>>. Et pendant que l’écolier fouetteur s’exécutait en espaçant les coups de quelques secondes, du haut de sa chaise, le régent surveillait l’opération, comptait les coups et stimulait le correcteur en lui criant: <<plus fort, encore plus fort...étrillez le bien...qu’il s’en souvienne>>” 325 . Les coups administrés à l’enfant ne correspondent certes pas à la “douceur” prescrite par les jésuites, mais plus que cette différence de “degré” d’application de la peine, ce qui nous semble intéressant ici, c’est le sens différent que prend le châtiment corporel, où même les écarts du régent (qui incite l’écolier fouetteur à plus de violence) ne peuvent se faire que dans un cadre différent du “règlement de compte” personnel entre le maître et l’élève, c’est à dire dans la perspective d’une relation impersonnelle: le rituel est “immuable”, la punition est publique, avec un élève “fouetteur” qui exécute les ordres et l’écolier n’est pas puni “gratuitement”, mais parce qu’il a commis une faute.

Notes
307.

R.Chartier, MM. Compère, D.Julia,L’éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, p.122

308.

idem,p.122

309.

cité par E. Plenel, dans L'état et l'école en France. La République inachevée, Ed Payot, Paris, 1985, p.59

310.

Jean Baptiste de La Salle, Conduite des écoles chrétiennes (1706), cité par E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle. Essai d’application de l’analyse foucaldienne du pouvoir, 1991, thèse pour le doctorat (nouveau régime), sous la direction de P. Higele, p.25

311.

Les motifs énoncés par J.B de La Salle sont les suivants: 1°) Pour n’avoir pas voulu obéir promptement; 2°) Lorsque quelqu’un se fait une coutume de ne pas suivre; 3°) Pour avoir fait des brouilleries, des badineries ou des sottises sur son papier au lieu d’écrire; 4°) Pour s’être battu dans l’école ou dans les rues; 5°) Pour n’avoir pas prié Dieu dans l’église; 6°) Pour n’avoir pas été modeste à la Ste Messe et au catéchisme; 7°) Pour s’être absenté de la Ste Messe et du Catéchisme les dimanches et les fêtes par sa faute (cité par E.Prairat dans Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France, XVIème-XVIIIème siècle, p.26)

312.

Le martinet doit être “un bâton long de 8 à 9 pouces, au bout duquel il doit y avoir 4 ou 5 cordes, au bout de chacunes desquelles il y aura trois noeuds”. De la même manière la Conduite décrit la férule dans ses moindres détails.

313.

B.Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Ed. Ouest-France, Rennes, 1984, p.112

314.

cité par R. Chartier, MM.Compère, D.Julia dans L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, p.122

315.

cité par E.Prairat dans Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, 1991, Nancy, sciences de l'éducation, p.66

316.

R.Chartier, MM. Compère, D.Julia, L’éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, p.122

317.

dans la Conduite des écoles chrétiennes (1828), cité par M.Foucault dans Surveiller et punir,Ed.Gallimard, Paris, 1976, p.182

318.

Surveiller et punir, Ed. Gallimard, Paris, 1976, p.182

319.

Programme et règlement des études de la société de Jésus (Ratio atque institutio studiorum societates Jesus), édition de 1603, cité par E.Prairat dans Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, 1991, Nancy, sciences de l'éducation, p.27

320.

R.Chartier, D.Julia et MM. Compère soulignent que J.B de La Salle réintroduit par ces procédés la “finalité chrétienne des écoles”, puisqu’il écrit dans la Conduite que “les récompenses de piété seront toujours plus belles que les autres, et les récompenses d’assiduité plus excellentes que celles de capacité” (dans L’éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, p.123)

321.

C.Démia, Règlement pour les écoles de la ville de Lyon (1716) cité par M.Foucault dans Surveiller et punir, Ed Gallimard, Paris, 1976, p.182

322.

cité par E.Prairat dans Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, 1991, Nancy, sciences de l'éducation, p.27

323.

E.Durkheim, dans L’éducation morale, PUF, Quadrige, Paris, 1992, p.156. Le sociologue fait mention dans ce texte d’un auteur (Raumer) qui cite dans sa “Geschichte der Paedagogik” un maître au XVIIIème siècle se vantant d’avoir administré au cours de sa carrière 2227302 corrections corporelles

324.

Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle). p.31

325.

Récit recueilli par G.Compayré, cité par E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, 1991, Nancy, sciences de l'éducation, p.30