3- L’intériorisation des règles impersonnelles

La "méthode mutuelle" inspirée du "monitorial system" et qui se répand en 1815 (date à laquelle est créée la “Société pour l’instruction élémentaire” qui va oeuvrer pour le développement de la méthode mutuelle) marque une nouvelle "évolution" dans l'utilisation des châtiments corporels: l'école mutuelle adopte alors un fonctionnement qui se veut basé sur “l'habitude de l'ordre, le sentiment de l'honneur” plus que la “crainte des châtiments” 326 . On critique alors la figure de l’écolier “dressé” et on préfère celle de l’écolier “raisonnable”. De Gérando souhaite ajouter aux exigences du maintien de l’ordre la “clarté de l’intelligence et l’ardeur de l’esprit” 327 : il critique ces écoles où les esprits sont écrasés “sous le poids des formules arides, de règles vides de sens...., où l’élève n’a rien à chercher, rien à désirer, où il est servilement enchaîné à quelqu’imitation machinale” 328 .

Les peines corporelles sont proscrites, et même s'il existe encore des punitions 329 , on leur préfère tout un arsenal de "petites manoeuvres continuelles" (comme marcher au pas, mettre les mains derrière le dos ou sur les genoux 330 ) qui permettent, avec l'émulation et la rivalité entre les élèves dans le classement, le maintien de l'ordre dans la classe. Ainsi l’école mutuelle s’appuie beaucoup sur l’émulation, non pas en inventant les récompenses et les punitions (car ces pratiques existent déjà), mais en modifiant le système: des moniteurs distribuent des billets de récompense, en sachant que les moniteurs n’ont pas le droit de punir eux-mêmes: “ils marquent l’élève (lui mettent la marque au cou) et l’envoient au maître, qui punit selon un code défini dans les guides de l’enseignement mutuel, faisant correspondre une sanction à chaque faute” 331 .

Les punitions vont se faire moins dures au cours des années, puisqu’on en vient à supprimer le cachot et le poteau auquel était attaché l’élève pour préférer d’autres formes de punitions, telles que se mettre à genoux sur l’estrade ou déclasser un élève. Car l’émulation (qui prend la forme d’une rivalité entre élèves 332 ) permet de “stimuler” l’intérêt pour le maintien de l’ordre chez l’élève sans passer par les peines corporelles: “Dans l’école mutuelle, aux récompenses, aux examens bimestriels pour le changement de classe, à l’honneur de devenir moniteur s’ajoute le classement incessant. les élèves étant groupés à chaque cercle dans l’ordre résultant de la leçon précédente, et étant interrogés tour à tour, toute mauvaise réponse entraîne la perte du rang” 333 . Cette pratique de classement, de prise en compte de la place de l’élève par rapport aux autres est un élément nouveau à l’école, qui va jouer selon G.Vincent des conséquences importantes pour des “générations d’écoliers”.

Dans cette organisation, il ne faut pas oublier le rôle essentiel du moniteur (qui peut être particulier, général, d’ordre, occasionnel, etc...), sorte de “maître démultiplié”, alors que l’officier de l’école des Frères ne se voyait confier que des “tâches matérielles annexes (portier, balayeur, récitateur de prières, etc...)” 334 . Les moniteurs de l’école mutuelle pourront par exemple être nommés par le maître (qui apprécie notamment leurs qualités de bonnes conduites et qui leur attribue en quelque sorte un “pouvoir délégué”) afin de juger leurs pairs dans le cadre de “tribunaux pour enfants” où ils ne feront en fait qu’”appliquer la sanction prévue par le code pénal scolaire” 335 . La pratique de ce jury a pour objectif d’assurer l’éducation morale des enfants, ce qui va à l’encontre des critiques avancées par certains adversaires de l’école mutuelle, qui dénoncent l’utilisation du monitorat, en soulignant combien cette pratique risque dangereusement d’aller à l’encontre de l’obéissance et du respect de l’autorité: “Habituer les enfants au commandement, leur déléguer l’autorité magistrale, les rendre juges de leurs camarades, n’est-ce pas là prendre le contrepied de l’ancienne éducation, n’est-ce pas transformer chaque établissement scolaire en république?” 336 .

Le fonctionnement de l'école mutuelle semble bien révéler un "nouveau pas dans la voie de la dépersonnalisation du pouvoir" 337 et l'instauration du "tribunal d'enfants", même si elle est marginale, caractérise un nouveau rapport maître-élèves (et moniteurs), non pas dans le fait de se soumettre à des règles (qui ne sont pas la volonté individuelle du maître), mais dans le rapport à ces règles impersonnelles: l'élève doit les comprendre de l'intérieur, faire siennes les règles auxquelles il obéit. Cette "variante" dans la manière de maintenir l'ordre dans une classe présente un avantage considérable puisqu'en l'absence du maître, l'élève saura "se conduire" car il a intériorisé les interdits et ce qui lui est permis de faire: “A la différence de l’écolier dressé, l’élève qui a assimilé les règles sait quoi faire lorsque son maître n’est pas ou n’est plus là, et sait s’adapter aux circonstances changeantes” 338 . Ce changement de méthodes va entraîner un changement dans la relation pédagogique, le maître devenant plus compréhensif, plus proche de l’élève (auprès duquel il pourra jouer le rôle de consolateur, de conseiller, avec des entretiens intimes): le maître n’imposera plus de l’extérieur et mécaniquement sa volonté, il saura “susciter un respect qui, à travers sa personne, va à la raison et à la loi morale” 339 .

Notes
326.

d’après G.Vincent dans L’école primaire française, p.68

327.

idem, p.78

328.

Cours normal des instituteurs primaires, 1832, cité par G.Vincent dans L'école primaire française, p.78

329.

G.Vincent cite par exemple les “écriteaux infamants” qui “peuvent être suspendus au cou de l’écolier paresseux ou indiscipliné”, dans L’école primaire française, p.68

330.

d’après R.Tronchot, cité par G.Vincent qui aborde aussi les procédés de la “Société pour l’instruction élémentaire” utilisant des moyens ayant déjà été éprouvés à l’étranger pour automatiser les mouvements: “Soit le commandement <<Entrez...dans vos bancs>>: au premier mot, les enfants posent avec bruit la main droite sur la table et, en même temps, passent la jambe dans le banc; aux mots suivants, ils entrent dans le banc, etc. On reconnaît là les procédés grâce auxquels, depuis une certaine époque, est imposée la discipline militaire” (L'école primaire française,p.68)

331.

G.Vincent, L'école primaire française, p.69

332.

C’est là où selon G.Vincent, les pratiques de l’école mutuelle diffèrent de la conception de la Conduite des écoles chrétiennes qui, sans utiliser le terme “d’émulation” décrivait des pratiques de récompenses des élèves pour leur bonne tenue et leurs réponses exactes, mais sans soulever de rivalité et sans les comparer entre eux.

333.

G.Vincent dans L’école primaire française, p.69

334.

idem, p.76

335.

ibid,p.74

336.

résumé par G.Rigault des rapports à la réunion plénière de l’archevêché, en 1815, cité par G.Vincent dans L’école primaire française, pp.73 et 74

337.

selon G. Vincent, L'école primaire française, p.75

338.

d’après De Gérando dans le Cours normal des instituteurs, 1832, cité par G.Vincent dans L’Ecole primaire française, pp.80 et 81

339.

selon G.Vincent dans L'école primaire française, p.80