III- Synthèse

Au total, que nous apporte cette analyse des changements dans l'utilisation des châtiments corporels (pour arriver à sa prohibition par la loi dans le champ scolaire)? Tout d'abord au XVIIème siècle, on passe d'un usage gratuit de la peine corporelle à un usage réglementé où l'élève comme le maître doivent se soumettre à des règles supra-individuelles, impersonnelles. Mais ce changement ne doit pas s'interpréter comme un souci d'"adoucir" les souffrances physiques: il est à relier à l'apparition d'une réglementation qui dicte les conduites à suivre pour l'élève comme pour le maître et qui exclue l'affectivité du rapport pédagogique. C'est pourquoi l'interdit qui marque la distance entre les corps ne concerne pas seulement la violence physique, mais aussi les caresses et les cajoleries, en bref tout ce qui "touche" au corps. Les "révolutions pédagogiques" du XIXème siècle marquent le passage de l'imposition des règles de manière mécanique, de l'extérieur, à l'imposition des règles par leur justification, leur compréhension, l'adhésion "raisonnée". Enfin actuellement, il semblerait qu'un troisième type de rapport aux règles impersonnelles soit apparu à l'école, selon lequel la règle même doit se construire avec l'enfant.

Par conséquent, l’analyse de l’utilisation des châtiments corporels à l’école montre à la fois une certaine “récurrence” dans le sens où les règles impersonnelles qui marquent l’émergence de la forme scolaire sont toujours présentes dans l’organisation des pratiques scolaires (jusques et y compris dans les présupposés qui ont motivé la prohibition de la punition physique à l’école): nous rejoignons sur ce point E.Plenel lorsqu’il écrit que “Du balbutiement de l’école urbaine sous la houlette congréganiste à l’immobilisme de l’école primaire durant la première moitié de ce siècle, la continuité dans l’énonciation des règles scolaires est indéniable” 348 . L’analyse socio-historique des châtiments corporels, menée en lien avec la théorie de la forme scolaire, permet ainsi de prendre en compte une certaine forme de “continuité” entre des manières de faire (confier diverses responsabilités à des élèves au niveau du maintien de l'ordre matériel, "dégrader" un enfant dans le classement s'il a de mauvais résultats scolaires...) et dans le mode d’assujettissement de l’enfant aux règles scolaires, ce qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle l”’autodiscipline” telle qu’elle serait pratiquée dans certaines classes n’aurait plus rien à voir (et représenterait un progrès) par rapport aux anciennes formes de discipline et de punition à l’école: c’est ce que pense par exemple B.Douet (reprenant en cela les propos de nombre d’enseignants) lorsqu’il écrit: “L’école actuelle est-elle si différente des écoles du passé que l’on vient de décrire? A-t-elle tant évolué que discipline et punitions en soient disparues, et que l’enfant y évolue désormais dans un contexte d’autodiscipline, de liberté?” 349 .

Mais en même temps, derrière cette “invariance” de la forme scolaire, il faut prendre en compte les modifications intervenues dans le rapport aux règles impersonnelles indissociablement des transformations dans le contenu même de ces règles. G.Vincent souligne ainsi le fait que “ce n’est pas seulement la manière d’assujettir l’enfant à la règle” qui change, mais “la règle elle-même”:“Car celle que se donne le groupe d’enfants ne peut avoir les mêmes caractères que celle écrite sur les murs de l’école, consigne mémorisée avec l’aide de la férule, ou que celle énoncée par l’instituteur mais reconnue en lui-même par chaque élève grâce à la Raison universelle. Elle n’a pas la même rigidité, la même force; elle paraît douce” 350 .

Notes
348.

E.Plenel, La République inachevée. L’Etat et l’école en France, Ed Payot, Paris, 1985, p.57

349.

B.Douet, Discipline et punitions à l’école, PUF, Paris, 1987, p.31. L’auteur termine son livre en soulignant combien le “bilan des mérites et des inconvénients du système disciplinaire et punitif scolaire” est négatif: “Autant la nécessité d’une discipline bienveillante nous semble évidente dans le classe, autant celle d’une autorité suffisante mais non excessive nous paraît indispensable dans la structuration de la personnalité de l’enfant, autant les punitions se révèlent inutiles, inefficaces et même dangereuses”(p.208) Cette conclusion révèle bien la conception de son auteur, qui n’a eu recours à l’histoire que pour tracer (et dénoncer) les “archaïsmes” de la discipline scolaire dans les formes anciennes de l’école, et qui semble persuadé que les pratiques pédagogiques sont le fruit d’initiatives individuelles plus ou moins “libérales”, “progressistes” (en fonction de leur proximité avec les anciennes formes de la discipline) sans voir en quoi la “discipline scolaire” actuelle (jusque et y compris l’autodiscipline) doit se comprendre en liaison avec cette forme historique particulière que représente la forme scolaire et donc d’une certaine manière a forcément un lien avec les formes anciennes de maintien de l’ordre à l’école.

350.

L’école primaire française, pp.258 et 259