2- La non-transmission de l'expérience

L'expérience s'acquiert sans se transmettre de manière autonome, comme un savoir qui serait séparé: "Ce qui se transmet, ce n'est pas du savoir, c'est du travail" 356 . Les pratiques ne s'expliquent pas dans le marais, contrairement au savoir conceptualisé, sans cesse explicité de l'école:"Bien davantage que des instructions explicites, le savoir qui passe à l'enfant, sans être transmis, car il va sans dire, est de ce type particulier: une cosmologie, une représentation du monde ordonnée, hiérarchisée non de façon absolue, mais de façon relative, avec des glissements possibles selon la nécessité" 357 . Ainsi G. Delbos et P. Jorion , en analysant la division sexuelle du travail (les femmes n'ont pas leur place au marais, sauf en cas d'absence des hommes, par exemple pendant la guerre, ou alors quand le travail de l'homme l'y requiert) pointent que l'ordre moral, le sens des convenances viennent redoubler les exigences de la nature. Ce qui s'explique par la constitution physique (certains travaux demandent une force que ne possèdent pas les femmes) rejoint de manière harmonieuse le respect d'un ordre social qui apparaît comme "naturel" et "logique": il est déshonorant de "laisser ses filles ou sa femme aller au marais dans la vase, lorsqu'il y a des hommes pour faire le travail" 358 .

Autrement dit, le savoir "fait corps" avec le métier, il est indissociable de la pratique, contrairement à l'école où le savoir est écrit, distancié de la pratique (l'écriture permettant un retour sur la pratique, comme le soulignent notamment les analyses de J. Goody 359 ) et où le corps est sans cesse "mis à distance". On retrouve ici l'interprétation que P. Bourdieu fait du "sens pratique":“Ce qui est appris par corps n'est pas quelque chose que l'on a, comme un savoir que l'on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l'on est. Cela se voit particulièrement dans les sociétés sans écriture où le savoir hérité ne peut survivre qu'à l'état incorporé. Jamais détaché du corps qui le porte, il ne peut être restitué qu'au prix d'une sorte de gymnastique destinée à l'évoquer, mimesis qui, Platon le notait déjà, implique un investissement total et une profonde identification émotionnelle: comme l'observe Eric A.Havelock, à qui cette analyse est empruntée, le corps se trouve ainsi continûment mêlé à toutes les connaissances qu'il reproduit et qui n'ont jamais l'objectivité que donne l'objectivation dans l'écrit par rapport au corps qu'elle assure" 360 . P.Bourdieu décrit le passage d’un mode de conservation de la tradition fondé sur le discours oral à un mode d'accumulation fondé sur l'écriture, passage s'accompagnant d'une transformation profonde de tout le rapport au corps. L'expérience acquise à travers la manière dont la famille vit quotidiennement le travail et par l'exercice même du métier "produit" des connaissances qui ne se détachent pas du corps qui les porte, connaissances qui n'ont pas l'objectivité, la distance réflexive: le savoir est inscrit dans les gestes en tant que “schèmes incorporés” comme les nomme P. Bourdieu.

Maîtrise logique opposée à maîtrise pratique: la pratique “exclut tout intérêt formel”, contrairement à la logique, “travail de la pensée consistant à penser le travail de la pensée” 361 . L’opposition est tellement forte que P.Bourdieu décèle une contradiction “qui défie la logique logique” dans l’idée de “logique pratique, logique sans soi, sans réflexion consciente ni contrôle logique” 362 . On peut objecter à cette conception théorique, la “réduction” de la pratique à sa plus simple expression d’habitude sans réflexivité, sans contrôle et certains auteurs comme F.Héran 363 ou P.Corcuff reprochent à la pensée de P.Bourdieu une opposition trop systématique entre rapport intellectuel et rapport pratique à la pratique: “la réflexivité (le fait de réfléchir sur ce que l’on est en train de faire), si elle n’apparaît pas comme un point de passage obligé de toute action, n’est pas toujours exclue des conduites pratiques, même si dans ce cas elle est prise sous le feu de contraintes pragmatiques. C’est donc la place d’une réflexivité pragmatique dans la sociologie de l’action -les contraintes plus ou moins grandes d’urgence associées à la situation laissant, par exemple, plus ou moins de place à des formes de réflexivité de la part de l’acteur- qui n’est pas clairement établie ici” 364 .

Notes
356.

La transmission des savoirs, p.46

357.

idem, p.114

358.

ibid, p.114

359.

La raison graphique (la domestication de la pensée sauvage), Ed. de Minuit, Paris, 1979, et La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, coll. A.Colin, Paris, 1986

360.

Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.123

361.

idem, p.153

362.

ibid, p.154

363.

Selon cet auteur, la “réflexivité” n’est “à sa manière” pas absente de ce que désigne la notion d’habitus: “Pour ce qui est des contrôles croisés ou des ajustements mutuels qui s’effectuent entre partenaires dans le feu de l’action, P.Bourdieu ne les oublie pas, mais il préfère y voir un <<mécanisme d’auto-régulation chargé de redéfinir continûment les orientations de l’action en fonction de l’information reçue sur la réception de l’information émise>>”(“La seconde nature de l’habitus”, Revue française de sociologie, XXVIII, 1987, p.403)

364.

P.Corcuff, Les nouvelles sociologies, Ed.Nathan/Université, collection 128, Paris, 1995, p.39 L’auteur nuance ses propos en soulignant que P.Bourdieu tient compte parfois d’une forme de réflexivité de l’acteur, notamment dans les périodes de crise où les “ajustements routiniers” ne sont plus suffisants.