3- L'autorité du père joue un rôle dans la « reproduction » du savoir

Le processus d'identification du fils au père est confondu avec la reconnaissance du fils par le père dans le travail. Le savoir c'est au départ, le moyen de se faire reconnaître en faisant ce qu'il faut, à travers une relation personnelle. Si le père ne "parle jamais" et "ne répond pas" aux questions de l'enfant sur le métier, cela ne signifie pas pour autant que le savoir se transmet tout seul: par ses rappels à l'ordre, ses interdits, le père donne à l'enfant un ordre du monde, une éthique. Le fils doit trouver "de lui-même", à travers cette forme du savoir, les contenus qui ne sont pas explicités par le père. Il découvre son rôle par approximations, selon le principe que quand on ne lui dit pas que ce qu'il fait est mauvais, c'est bon. Ainsi, l'enfant doit obéir aux commandements sans poser de questions et le refus d’explication est un moyen pour le père de garder en partie sa maîtrise paternelle.

La violence du père témoigne que ce n'est pas lui qui parle, mais la Loi, le réel comme contraintes (liées à l'environnement, aux exigences d'ordre économique) et sous sa forme dite: l'environnement tout entier apprend à l'homme de la pratique ce qui deviendra son savoir. On peut faire ici un parallèle avec le caractère impersonnel de la "discipline scolaire" 365 dans le sens où le paludier ne peut en principe se permettre aucune autorité dans la maison, si ce n'est pour rappeler, parfois en des termes violents, le "sens des réalités", "l'ordre économique" et les "contraintes naturelles". L'autorité de l'instituteur que nous avons déjà qualifiée de “légale-rationnelle” (selon les catégories de domination formalisées par M Weber), signifie que l'enseignant, en tant que professionnel doit être en mesure de justifier l'usage qu'il fait de son autorité, devant ses élèves et devant ses pairs: il est donc hors de question (ou plus exactement non reconnu comme tel, non légitime), que le rapport maître-élève soit caractérisé par l'arbitraire et soit dominé par les humeurs et l'affection du premier. Cependant, la position du paludier et celle de l'instituteur diffèrent dans le sens où le premier reste un père de famille (et éventuellement le chef d'une entreprise), alors que le second a une autorité qu'on pourrait qualifier de "déléguée", qui passe par une compétence reconnue par un titre et sa moralité (c'est à dire la conformité de sa conduite professionnelle avec les impératifs propres à son métier).

Une fois le fils devenu paludier, le père n'est plus là pour poser des interdits, mais il faut que la représentation de soi-même puisse supporter le nom de paludier: l'amour-propre qui a été le moteur de la reconnaissance par le père se transforme en peur de la honte de "mal faire" et le souci de la dignité. Ainsi, l'acquisition d'un savoir semble être ici non pas le but premier, ce qui est recherché (G.Delbos et P.Jorion le rappellent: "le savoir s'obtient par surcroît, double condition de la reconnaissance et de l'identification" 366 ), mais bien la conséquence du fait qu'on devient un paludier, ou plutôt qu'on devient le garçon: “tout se passe comme si les excursus de plus en plus nombreux dans le monde réservé des hommes avaient eu pour but de renforcer les dispositions naturelles de son sexe à se conduire comme un homme: faire preuve d'endurance et de force physique, développer son goût du marais, afin que de manière asymptotique il se rapproche de l'image qui l'autorisera un jour à être reconnu pour ce qu'il aspire à être: l'Homme" 367 .

Notes
365.

dont les principes d'imposition diffèrent selon qu'on vise un écolier "dressé", "raisonné" ou avec lequel on négocie, ainsi que nous l'avons vu dans la partie I de ce chapitre: "Une approche socio-historique de la <<discipline scolaire>>"

366.

La transmission des savoirs, p.107

367.

idem,pp 116 et 117