4- Logique de la pratique et savoir de la science

Le savoir de la science s'occupe de cas universels, contrairement au savoir de la pratique qui s'occupe de situations ou d'individus singuliers: c'est un instrument opératoire, non "figé" dans des théories scientifiques, qui permet d'agir au "coup par coup", par "rectifications" sur le monde naturel comme sur le monde social et qui doit tenir compte concrètement des dimensions imprévisibles et incertaines du "terrain". La maîtrise pratique de son environnement implique donc une logique autre que celle qui est développée dans le savoir de la science: "Le savoir comme intelligence pratique du monde naturel sur lequel et avec lequel on travaille pour produire ne peut se développer selon les mêmes axes et les mêmes présupposés que le savoir comme intelligence discursive d'une nature sur laquelle et à propos de laquelle on s'efforce d'élaborer un système de connaissances autorisant une appréhension dépouillée de la gangue de la contingence. Ce ne sont plus les principes d'action qui sont censés apporter la maîtrise mais les principes d'explication" 368 .

La pratique ne peut se déployer que dans le présent et elle ”exclue le retour sur soi (c'est à dire sur le passé), ignorant les principes qui la commandent et les possibilités qu'elle enferme et qu'elle ne peut découvrir qu'en les agissant, c'est à dire en les déployant dans le temps" 369 . La pratique et la science entretiennent donc des rapports au temps différents: P.Bourdieu fait remarquer que la pratiquese joue dans le temps, et qu'elle joue stratégiquement du temps, alors que pour celui qui analyse, le temps s'abolit: il ne peut avoir d'incertitude sur ce qui va advenir, et il a le temps de totaliser, c'est à dire de surmonter les effets du temps:“La pratique scientifique est si détemporalisée qu'elle tend à exclure même l'idée de ce qu'elle exclut: parce qu'elle n'est possible que dans un rapport au temps qui s'oppose à celui de la pratique, elle tend à ignorer le temps et, par là, à détemporaliser la pratique" 370 .

Les travaux de G.Delbos et P.Jorion comparent également le temps dont dispose la science pour mettre des questions en réserve avec les urgences, la recherche d’efficacité immédiate parfois approximative (car on procède beaucoup par rectifications) de la pratique qui doit faire avec la nature telle qu'elle s'offre à elle. L’exemple des huîtres vertes de claire souligne les différences de logique entre la connaissance pratique et le savoir de la science qui se doit de traiter de l'universel et de l'"universel tempéré" qu'est le probable mesurable. La qualité de l'huître s'améliore par son élevage en claire (bassins creusés dans les terres, où l'huître durcit sa coquille, grandit et engraisse rapidement). Le passage de l'huître en claire lui donne une couleur verte, qui n'améliore pas la qualité, mais signale au consommateur son passage en claire (l'huître prend donc une valeur symbolique). Cependant, ce verdissement a un caractère extrêmement aléatoire et très tôt, les professionnels formulèrent à l'égard des scientifiques une demande quant aux circonstances favorisant le verdissement des claires et l'absorption du pigment vert par les huîtres.

Or, si les travaux des chercheurs permirent de comprendre les processus de reproduction et la structure cellulaire de la navicule bleue, les travaux de recherche appliquée qui intéressaient directement les professionnels aboutirent à deux solutions, dont l’une était la production industrielle de pigment vert par culture de la navicule en laboratoire. Mais la profession protesta contre cette proposition, car la production du verdissement par adjonction d'un produit "chimique" aux eaux d'élevage faisait perdre le "label de qualité" caractérisant le verdissement. Bref, si les questions des professionnels sur le verdissement des claires ont accru notre connaissance biologique de la navicule bleue, et donc ont profité au développement de la production de savoir scientifique relative aux processus de nature "universelle", on peut dire par contre que ces réponses de type général n'ont satisfaits qu'imparfaitement les interrogations empiriques et singulières du terrain, laissant démuni le professionnel. G.Delbos et P.Jorion concluent ainsi leur exemple:"...le parti pris de la science en faveur de l'universel laisse l'homme de terrain tout particulièrement démuni; son choix des solutions empiriques n'est pas nécessairement dû à son refus de se tourner vers la science, mais dû à l'incapacité de la science de répondre à des questions sur le singulier dans le langage du singulier: le choix des solutions empiriques est alors un choix obligé " 371 .

Notes
368.

La transmission des savoirs, p.151

369.

Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p. 154

370.

idem, p.154

371.

La transmission des savoirs, p.159