II- La mise en forme scolaire des savoirs savants/professionnels

A.Chervel a montré les évolutions dans l'histoire de l'éducation de la signification du terme discipline 372 , depuis la méthode pour construire la connaissance, jusqu'à l'"art d'enseigner" dont le caractère distinctif rencontre au départ quelques résistances: pour preuve, la tentative de l'Ecole normale de l'an III dont l'objectif semble bien avoir été, selon G.Vincent, de réduire l'opposition science-discipline scolaire"en subordonnant la méthode d'enseignement à la science qu'il s'agit d'enseigner”, suivant le principe selon lequel: "L'art d'enseigner la science s'identifie à la méthode par laquelle la science se fait" 373 . Cette conception n’a pas réussi à s’imposer contrairement à la représentation commune d’”un certain nombre d’enseignants, d’administrateurs et la plupart des spécialistes de la pédagogie” qui “imaginent le savoir scolaire comme une version particulière du savoir savant, du savoir savant vulgarisé, simplifié, appliqué, transposé, permettant de le mettre à la portée des enfants” 374 . A.Chervel rappelle lui aussi que les contenus de l’enseignement ne sont pas de simples “transpositions” provenant des savoirs existant dans la société: “On estime couramment, en effet, que les contenus de l’enseignement sont imposés tels quels à l’école par la société qui l’entoure et par la culture dans laquelle elle baigne. Dans l’opinion commune, l’école enseigne les sciences qui ont fait leurs preuves par ailleurs” 375 .

Nous avons déjà souligné le lien étroit entre la “discipline” et les “disciplines”, lien qui va au-delà du simple jeu de mots: le mot “discipline” désigne au départ un nouvel exercice intellectuel, qui contient le développement du jugement, de la raison et le fait de “discipliner” l’esprit. L’analyse historique nous apprend ainsi que les “disciplines scolaires” contiennent des savoirs à transmettre, mais dans une forme associée à la “disciplinarisation” de l’esprit de l’enfant. Toujours dans la perspective de comprendre quelles sont les caractéristiques des savoirs scolaires, nous nous intéressons au travail de “pédagogisation” pour créer de nouveaux savoirs scolaires (par exemple la grammaire) ou pour rendre “scolairement transmissibles” des savoirs qui ont acquis leur cohérence dans d’autres formes de relations sociales.

Compte tenu des objectifs de cette recherche (qui ne sont pas de retracer le processus de mise en forme scolaire de tous les savoirs présents à l'école, mais plutôt de comprendre les modalités de scolarisation de ces savoirs en lien avec les modalités d'imposition de la discipline scolaire), nous nous concentrerons uniquement sur deux exemples qui nous semblent particulièrement intéressants: tout d’abord, la scolarisation des savoirs élémentaires (lire-écrire-compter) qu’on présente régulièrement comme la “base” évidemment “nécessaire” des connaissances à acquérir à l’école primaire, alors que l’analyse historique montre au contraire combien la maîtrise du “lire-écrire-compter” n’a pas toujours été conçue comme un préalable indispensable aux autres apprentissages scolaires et que l’assimilation scolaire de ces savoirs et savoir-faire n’a pas été un processus “naturellement” acquis d’avance. L’autre exemple sera la scolarisation des savoirs du corps, “discipline d’enseignement” dont la genèse est intéressante à étudier pour les modalités conflictuelles de son intégration à l’école avec des contradictions qui n’ont toujours pas entièrement disparu de l’éducation physique scolaire: “intégrée dans l’école, ses enseignants ne cessent d’invoquer sa spécificité pour échapper à la règle commune, mais menacée d’être évacuée de l’école, ils appellent de leurs voeux l’application de ces mêmes règles” 376 .

Notes
372.

Nous avons traité ce point dans l'introduction du chapitre 1 de la première partie: "les <<disciplines>> et la <<discipline>>"

373.

G.Vincent, "L'Ecole normale de l'an III de la première République française", Paedagogica Historica, XXVII, 1991, pp.227 et 228

374.

L.Demailly, Le collège. Crise, mythe et métiers, PUL, collection mutations/sociologie, Lille, 1991, p.249

375.

A.Chervel, “L’histoire des disciplines scolaires”, Histoire de l’éducation, n°38, mai 1988, p.65

376.

P.Arnaud, “Contribution à une histoire des disciplines d’enseignement: la mise en forme scolaire de l’éducation physique”, Revue française de pédagogie, n°89, oct-nov-déc 1989, pp.29 à 34