1- Premier exemple: la scolarisation du « lire-écrire-compter »

Dans un article intitulé La scolarisation des savoirs élémentaires à l’époque moderne” 377 , J.Hébrard montre qu’avant d’être des disciplines élémentaires de la scolarisation, les pratiques du lire-écrire-compter étaient des techniques relevant de milieux professionnels spécifiques: les clercs (écrire/lire) et les marchands (écrire/compter). Lorsque l’école reprend ces techniques pour les "transformer" en "savoirs scolaires", elles sont déjà modelées par leur histoire et leur évolution propre (qui n’est pas la même pour les clercs et les marchands). L’école ne s’est pas “contentée” de reproduire ces savoirs et ces savoir-faire relevant au départ de cultures professionnelles: elle a utilisé ces apprentissages pour les modeler en “savoirs élémentaires scolarisables”. J.Hébrard souligne ainsi à juste titre que la trilogie du lire-écrire-compter ne s’est pas imposée d’emblée comme un ensemble de pratiques scolaires “identifiables et identifiées, constantes dans la longue durée même si varient avec le temps les modalités de leur enseignement et le degré de compétence attendu des élèves” 378 .

L’analyse de J.Hébrard vise à comprendre “comment se sont déplacés vers des dispositifs scolaires plus ou moins élaborés des processus de transmission de compétences et de savoirs qui jusque là relevaient d’autres sociabilités” 379 , cette démarche historique permettant de gommer l’évidence de la présence du “lire-écrire-compter” dans les apprentissages scolaires et de comprendre comment cette trilogie a été produite dans et par la scolarisation à partir des deux cultures professionnelles des clercs et des marchands. A la Renaissance en France, dans l’ensemble des connaissances et des savoir-faire proposés aux enfants des petites classes de collèges, seuls la lecture et le latin ont un statut presque “disciplinaire” selon J.Hébrard, dans le sens où “on en explique la progression, on indique les méthodes à suivre” 380 : à l’époque, l’écriture ne fait l’objet d’aucune réglementation et l’arithmétique n’est pas prévue dans les programmes. Ce n’est qu’en 1714 qu’un arrêt du Parlement va instaurer de droit l’écriture et l’arithmétique comme savoirs scolaires. Les savoirs professionnels des clercs et des marchands ne se restructurent pas de la même manière en apprentissages initiaux, puisque l’écrire/lire des clercs va être introduit plus vite dans les collèges 381 , tandis que l’écrire/compter est un savoir professionnel qui connaît plus de difficultés à être scolarisé 382 . Dans les deux cas, la divulgation de l’écrire/lire et de l’écrire/compter est liée à une “demande de culture écrite” qui se glisse dans les écoles à visée professionnelle et dans les dispositifs de formation marchands. Mais la jonction et la scolarisation de ces deux cultures supposent une transformation de l’héritage clérical (la langue latine est transformée par les langues nationales) qui s’effectue avec la Réforme protestante puis la Réforme catholique et une transformation (qui relève du “bouleversement des Réformes”) du rôle de l’école et de son usage.

Contrairement à l’idée selon laquelle la trilogie du lire-écrire-compter serait un “simple apprentissage instrumental” et le “préalable technique, neutre mais nécessaire à toute scolarisation”, le travail de J.Hébrard montre au contraire que cette trilogie est“une figure historique complexe et qui se constitue dans l’entrecroisement instable d’héritages hétérogènes ou conflictuels” 383 . L’auteur analyse par quels processus l’école se réapproprie des savoirs qu’elle transforme en disciplines scolarisables et dans cette perspective, la méthode pédagogique utilisée par Jacques de Batencour joue un rôle puisqu’elle scolarise les premiers apprentissages comme préalables à une éducation chrétienne, en s’appuyant sur le modèle de scolarisation de la culture cléricale utilisée dans les collèges depuis le XVIème siècle. Mais L’Ecole paroissialene prend pas vraiment en compte la culture marchande et il faudra attendre J.B de La Salle au XVIIIème siècle pour que la catéchèse soit vraiment articulée avec une scolarisation des cultures marchandes traditionnelles. J. Hébrard souligne que “En ce sens, le XVIIIème siècle, entre Batencour et de La Salle, mais aussi entre Locke et Rousseau, sera le laboratoire pédagogique où ces savoirs professionnels -ceux des clercs comme ceux des marchands- deviennent des <<disciplines>>" 384 .

En apprenant à écrire à l'école chrétienne, l'enfant ne s'exerce pas seulement à un "art de la calligraphie" qu'enseignaient aussi les maîtres-écrivains, il devient à proprement parler un "écolier", dont le corps est soumis à des postures dans l'apprentissage de l'écriture et aux effets de pouvoir inhérents à la pédagogisation des savoirs/savoir-faire et de leur transmission 385 : "Une bonne écriture <...> suppose une gymnastique -toute une routine dont le code rigoureux investit le corps en son entier, de la pointe du pied au bout de l'index" 386 . J.B de La Salle prescrit au maître un ensemble de règles à faire respecter dans les exercices d'écriture, qui sont tout à la fois acquisition d'une compétence et soumission corporelle à une forme politique d'obéissance: "tenir le corps droit, un peu tourné et dégagé sur le côté gauche, et tant soit peu penché sur le devant, en sorte que le coude étant posé sur la table, le menton puisse être appuyé sur le poing, à moins que la portée de la vue ne le permette pas; la jambe gauche doit être un peu plus avancée sous la table que la droite. Il faut laisser une distance de deux doigts du corps à la table; car non seulement on écrit avec plus de promptitude, mais rien n'est plus nuisible à la santé que de contracter l'habitude d'appuyer l'estomac contre la table; la partie du bras gauche depuis le coude jusqu'à la main, doit être placée sur la table. Le bras droit doit être éloigné du corps d'environ trois doigts, et sortir à peu près de cinq doigts de la table, sur laquelle il doit porter légèrement. Le maître fera connaître aux écoliers la posture qu'ils doivent tenir en écrivant, et la redressera soit par signe ou autrement, lorsqu'ils s'en écarteront" 387 . G.Vincent a souligné combien dans l'histoire de la forme scolaire, l'écriture ne cessera d'être une matière véritablement "éducative": "elle doit former un élève attentif, soigneux, appliqué, respectant jusque dans le détail de ses gestes les façons de faire qui lui sont imposées" 388 . Les prescriptions "qui font de l'écriture autre chose qu'un enseignement utilitaire" suivront les évolutions de la forme scolaire: l'écrire reste discipline (de la main et du corps entier) d'abord "mécanique" et "servile" puis avec les pédagogues de 1880, l'écrire devient "apprendre à aller seul selon les normes", mais le "primat du pédagogique" demeure toujours selon lequel "il faut apprendre à écrire méthodiquement et selon des règles" 389 .

Notes
377.

Histoire de l'éducation, n°38, mai 1988, p.7 à 58

378.

"La scolarisation des savoirs élémentaires à l'époque moderne", Histoire de l'éducation, n°38, mai 1988, p.9

379.

idem, p.10

380.

ibid, p.28

381.

"<...> l'écriture pensée comme moyen d'entrée dans la langue de culture et directement associée à la lecture permet de donner rapidement les bases nécessaires aux apprentissages du collège, mais peut aussi constituer un bagage suffisant pour une partie des populations concernées"("La scolarisation des savoirs élémentaires à l'époque moderne", p.33)

382.

"Exigé par les couches moyennes ou basses de la bourgeoisie urbaine", l'écrire/compter n'est dans la première partie du XVIIIème siècle"qu'un savoir technique peu ou pas scolarisé. Son articulation avec l'écrire/lire va se construire progressivement selon deux axes différents: à l'intention des groupes de la petite bourgeoisie urbaine en extension, dans des structures scolaires nouvelles, les pensions privées, qui semblent se développer particulièrement à partir de 1750; à l'intention de la boutique et de l'échoppe en ville, des paysans aisés à la campagne, dans les plus avancées des petites écoles et des écoles charitables nées des Réformes" ("La scolarisation des savoirs élémentaires à l'époque moderne", p.33)

383.

"La scolarisation des savoirs élémentaires à l'époque moderne", p.56

384.

idem, p.56

385.

G.Vincent, L'école primaire française, p.24

386.

M.Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Ed. Gallimard, Paris, 1975, p.154

387.

J.B de La Salle, Conduite des Ecoles chrétiennes, Ed de 1828, cité par M.Foucault dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, p.154

388.

L'école primaire française, p.115

389.

G.Vincent, idem, p.115