2- Deuxième exemple: la scolarisation des savoirs du corps

N.Elias analyse l'émergence du sport moderne comme une rupture avec les jeux traditionnels dont il n'a ni la fonction rituelle, ni la finalité festive ("il est censé annuler, et non pas reproduire, les différences qui traversent et organisent le monde social" 390 ), en corrélation avec la profonde transformation de l'économie émotionnelle qui a caractérisé l'histoire de l'Occident entre le Moyen-Age et le XXème siècle. Cette conception diffère des études qui trouvent une généalogie entre d'anciennes formes de sport et les nouvelles, occultant les spécificités du sport moderne: abaissement du degré de la violence permise dans la mise en jeu des corps, existence de règles écrites et uniformes codifiant les pratiques 391 , autonomisation du jeu (et du spectacle du jeu) par rapport aux affrontements guerriers ou rituels.

L’utilisation des jeux par les jésuites au XVIIème siècle offre un exemple intéressant de l’intégration scolaire de pratiques réprouvées (qui sont à l’origine de ce qui deviendra plus tard l’éducation physique), pratiques détournées habilement pour les besoins de la forme scolaire et élaborées sous forme de composantes propres à s’intégrer aux obligations de l’école. Les collèges de jésuites imposèrent peu à peu une opinion moins radicale à l’égard des jeux (que les défenseurs de l’ordre moral réprouvaient à cause des excès qu’ils pouvaient amener): “Les pères comprirent dès le début qu’il n’était ni possible ni même souhaitable de les supprimer ou encore de les réduire à quelques tolérances, précaires et honteuses. Ils se proposèrent au contraire de les assimiler, de les introduire officiellement dans leurs programmes et règlements, sous réserve de les choisir, de les régler, de les contrôler. Ainsi disciplinés, les divertissements reconnus bons furent admis et recommandés, et considérés désormais comme des moyens d’éducation aussi estimables que les études” 392 .

Ainsi, au lieu de dénoncer l’immoralité de la danse, de la comédie, des parties de paume ou de ballon, les jésuites intégrèrent ces pratiques à leur programme d’étude (après les avoir réglées et contrôlées), en tant que moyens d’éducation permettant l’apprentissage de l’adresse, de la tenue et du contrôle de son corps. L’intelligence des jésuites est ici d’avoir compris que dans ces pratiques réprouvées se trouvaient “en germe” certaines caractéristiques qu’on pouvait développer pour les utiliser habilement dans le travail de socialisation scolaire en neutralisant dans un même mouvement ce qui pouvait être “répréhensible” à l'intérieur de ces conduites au lieu d’essayer vainement de les interdire. Les médecins du XVIIIème siècle s’appuyèrent sur les jeux d’exercice formalisés par les jésuites dans des traités de gymnastique qui précisaient les règles, pour concevoir une nouvelle technique d’hygiène du corps: la culture physique.

L’analyse menée par J.Camy sur “la gymnastique et les jeux dans la gestion des populations scolaires au XIXème siècle” 393 fait un rapprochement entre l’intégration scolaire de la gymnastique (qui est un moyen efficace d’obtenir l’ordre scolaire) et une école qui élabore de multiples procédés disciplinaires. Si l’école renonce à l’aspect militaire de la gymnastique (expression de la force, de la volonté meurtrière) elle s’intéresse par contre de près à ses aspects de “mise en ordre” pour normaliser les déplacements, les comportements des élèves et pour organiser plus sereinement leurs entrées et leurs sorties. Ainsi, les raisons de l’introduction de la gymnastique ne sont pas tellement à chercher du côté de la volonté de préparer le futur soldat: certes, la défaite de 1870 et le militarisme qui a suivi ont pu jouer un rôle non négligeable, mais elles n’expliquent pas tout selon G.Vincent, qui rappelle que les méthodes modernes de gymnastique ont une fonction morale et politique de mise en ordre des activités corporelles, pour l'enfant quel qu'il soit et deviendra: "Disposer à la docilité, voilà donc ce que doit produire une éducation physique qui est plus que l'entraînement du futur soldat et du futur travailleur" 394 .

Les premiers promoteurs de la gymnastique, en même temps qu'ils travaillent à l'élaboration technique, ont le souci d'une formation morale: dans le projet d'Amoros, qui fonde en 1820 le gymnase normal de Grenelle qui abrite un gymnase normal civil, se trouve l'image nouvelle d'un établissement "respectable" ("La morale, la discipline politique, aussi bien que le corporel, devraient y recevoir toute l'attention indispensable" 395 ) et réfléchissent à l'instauration d'une matière d'enseignement: "Il ne leur suffit pas de mettre au point des exercices ou des séries d'exercices, il leur faut aussi imprimer un caractère pédagogique à leur gymnastique, c'est-à-dire l'harmoniser avec les finalités de l'enseignement et les manières d'enseigner qui s'imposent à l'époque" 396 .

L'arrêté du 13 mars 1854 institutionnalise la gymnastique dans l'enseignement public, "en le prescrivant dans le détail de ses graduations" 397 Selon G.Vigarello, cet enseignement suit les propositions d'Amoros et il est lié aussi aux "justifications multiples qui, des menaces dégénératives aux modèles énergétiques, imprègnent la rectitude physique de finalités hygiéniques voulues maintenant très explicites et savantes" 398 . La gymnastique poursuit par ailleurs le travail d'assujettissement corporel "déjà à l'oeuvre dans les salles de classe", "en l'amplifiant" 399 : en corrigeant les morphologies, elle inculque des comportements ordonnés scolairement, suivant des exercices où l'élève doit s'ajuster aux normes, acquérant une discipline du corps qui est aussi celle de l'esprit. En entrant comme "matière officielle" à l'école, la gymnastique marque donc pleinement son inscription parmi les finalités de l'éducation scolaire, cultivant "attention" et "obéissance", habitudes "qu'en peu de temps ils conserveront dans les classe" 400 et on affiche clairement la gymnastique comme étant "avant tout un moyen d'ordre et de discipline très énergique, le plus sûr de tous et le seul dont l'action ne s'use pas par une application fréquente" 401 . Les leçons sont réglées jusqu'au moindre détail, précisant la durée, les mouvements et leur nombre, la vitesse des gestes répétés, l'alignement des corps dans des rectitudes imposées, la distance entre les corps: "Tout attouchement avec le corps de l'élève s'accroît maintenant en degré de suspicion. La main de cet enseignant particulier, qui redresse les anatomies, ou leur donne quelque vigueur, doit se fondre dans une neutralité instrumentale très surveillée" 402

Notes
390.

R.Chartier, "Avant-propos. Le sport ou la libération contrôlée des émotions" dans Sport et civilisation. La violence maîtrisée, N.Elias et E.Dunning, Ed. Fayard, Paris, 1995, p.15)

391.

"l'histoire de chaque sport est donc, fondamentalement, l'histoire de la constitution d'un corps de règlements, de plus en plus détaillé et précis, qui impose un code unique à des manières de jouer ou de s'affronter qui, auparavant, étaient strictement locales ou régionales" (R.Chartier, "Avant-propos" dans Sport et civilisation, p.16)

392.

P.Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Ed. du Seuil, coll. “Points”, Paris, 1975, p.126

393.

Etudes sur le procès de socialisation scolaire, Groupe de Recherche sur le Procès de Socialisation, ERA 631, Université Lyon II, Ed. du CNRS, Lyon, 1979, pp.35 à 73

394.

L'école primaire française, p.208

395.

cité par M.Spivak dans "Francisco Amoros y Ondeano. Précurseur et fondateur de l'éducation physique en France (1770-1848)", Le corps en mouvement. Précurseurs et pionniers de l'éducation physique, Ed.Privat, Paris, 1981, p.166

396.

J.Defrance et Y.Joseleau, "Phokion-Heinrich Clias (1782-1854)", Le corps en mouvement. p.176

397.

G.Vigarello, Le corps redressé. Histoire d'un pouvoir pédagogique, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.239. La loi du 27 janvier 1880 "édicte définitivement son obligation: <<L'enseignement de la gymnastique est obligatoire dans tous les établissements d'instruction publique de garçons dépendant de l'état, des départements et des communes>>" (note 296, p.239)

398.

idem, p.239

399.

ibid, p.239

400.

Cap. Dox, Guide pour l'enseignement de la gymnastique des garçons, conforme au programme officiel, Paris, 1875, cité par G.Vigarello dans Le corps redressé, p.240

401.

A.Sluys, La gymnastique pédagogique, Bruxelles, 1873, cité par G.Vigarello dans Le corps redressé, p.241

402.

G.Vigarello, Le corps redressé, Ed. JP Delarge, Paris, 1978, p.243