1- Premier exemple: la dictée

Le travail d’A.Chervel et D.Manesse exposé dans le livre: La dictée. Les Français et l’orthographe 1873-1987 403 permet de démontrer (à partir de la comparaison des résultats de deux groupes d’élèves ayant passé la même dictée à plus de cent ans d’écart) que le niveau moyen en orthographe des jeunes français est plus élevé actuellement qu’il ne l’était en 1873. Certains défenseurs nostalgiques de l’école “ancienne” dans laquelle “au moins”, on apprenait à écrire “sans faute d’orthographe” ne font que projeter dans cet enseignement mythique leur peur de la “baisse du niveau” et de la “décadence des écoles” et cette crainte est à relier aux effets de la “démocratisation” de l’accès à l’enseignement par un nouveau type de public qui élargit considérablement le champ des anciens “privilégiés”: ce processus a été fort bien analysé par C.Baudelot et R.Establet dans Le niveau monte . Réfutation d'une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles 404

Les analyses d’A.Chervel et D.Manesse mettent aussi en valeur la manière dont l’orthographe était enseignée dans la seconde moitié du XIXème siècle. Les collèges classiques de l’Ancien Régime étaient presque entièrement réservés à l’étude et à la pratique du latin et l’orthographe ne faisait pas partie de leurs préoccupations. L’orthographe du français n’était d’ailleurs pas à l’époque considérée comme une connaissance indispensable à la culture de l’individu: sa maîtrise était réservée à quelques corps de métiers tels que les maîtres écrivains, les imprimeurs ou les secrétaires et beaucoup d’hommes “cultivés” faisaient des “fautes” sans qu’on les relève et qu’il y ait culpabilisation. Au début du XIXème siècle, il semblerait que la norme orthographique reste encore tout à fait secondaire, comme l’atteste par exemple la lecture que fait P.Albertini 405 des copies rendues en 1826 par les candidats au concours de l’Ecole préparatoire (qui deviendra Ecole normale): les correcteurs comme les élèves qui passent l’épreuve laissent passer et font beaucoup de fautes par rapport aux règles orthographiques actuelles.

Les premières grammaires françaises sont relativement récentes et elles n’apparaissent sous forme de manuels qu’en 1750 (au départ, il existe plusieurs grammaires mais une seule va s’imposer jusqu’à ce que la grammaire scolaire serve de prototype à la grammaire française 406 ). La première indication officielle qui place l’orthographe au rang des préoccupations scolaires ne date que de 1820. Enfin, la loi Guizot (28 juin 1833) distinguant une instruction primaire “élémentaire” et une instruction primaire “supérieure” fixe pour la première fois le programme des écoles primaires françaises élémentaires dans lequel figurent la grammaire et l’orthographe 407 . Cette priorité donnée à l’apprentissage de l’orthographe ne va d’ailleurs pas sans mal, car elle suppose que les maîtres chargés de l’enseigner connaissent l’orthographe, ce qui est loin d’être évident: entre 1833 et 1840, beaucoup d’instituteurs participent à des stages d’été pour apprendre les bases de la grammaire et de l’orthographe (dont ils sont parfois totalement ignorants). Ce n’est qu’en 1870-1880 que l’orthographe prend la première place (à côté du calcul) dans l’enseignement des instituteurs.

A.Chervel a décrit à propos de l’histoire de la grammaire scolaire, le “glissement” s’opérant dans les exigences et la codification de l’orthographe qui supporte encore au XVIIIème siècle un usage tolérant et variable, plus ou moins codifié 408 . Mais selon G.Vincent, l’interprétation de l’historien est trop rapide quand il présente l’évolution au XIXème de l’orthographe comme une contrainte exercée par l’Etat et celle de la grammaire française comme un instrument de normalisation du peuple par la bourgeoisie: il s’agit plutôt d’un pouvoir pédagogique qui “se glisse dans un écart, l’écart entre parlé et écrit, pour l’élargir et l’utiliser” 409 . L’exigence de normativité attachée à l’usage conforme de la langue apparaît au XVIIIème siècle, époque de l’affirmation de règles rationnelles qui vont caractériser entre autres l’enseignement de la grammaire à l’école mutuelle. La rationalisation de la grammaire s’accentue progressivement 410 , suscitant des réactions opposées: célébrée par les pédagogues du XIXème siècle car elle apporte les lumières, elle provoque chez d’autres un sentiment d’indignation devant l’enseignement jugé trop artificiel, trop abstrait, d’une langue “natale” 411 .

Selon A.Chervel et D.Manesse, les premières méthodes de l’enseignement de l’orthographe restent “frustes”, elles reposent sur des exercices très “mécaniques” et répétitifs: copie, mémorisation, apprentissage par coeur de règles et de séries d’exceptions, analyse grammaticale, cacographie (méthode qui consiste à écrire des mots mal orthographiés, que l’élève doit reproduire sans faute dans son cahier). La copie, qui est le principal exercice des frères de écoles chrétiennes reste dans les années 1870-1880 l’un des exercices majeurs de l’apprentissage de l’orthographe, avant que cette méthode ne soit dénoncée, comme par exemple par l’inspecteur général Cadet en 1881: “On voit souvent les élèves ouvrir au hasard le premier livre venu et se condamner à l’ingrate tâche de transcrire sans intelligence des mots et des phrases dont le sens leur échappe” 412 . La didactique de l’orthographe repose alors essentiellement sur la mémoire et elle cherche à créer des automatismes chez l’élève. L’enseignement de la grammaire est soumis au même état d’esprit: “étudier la grammaire” revient pour l’élève à l’apprendre par coeur puis à réciter tous les jours les règles du manuel pour après éventuellement (et uniquement dans les “bonnes écoles” précisent A.Chervel et D.Manesse) se faire expliquer le sens par le maître.

Toutes ces méthodes pédagogiques ont un aspect individuel et le seul exercice qui associe le maître et l’élève est celui de la dictée (exercice quasi inexistant avant 1845): celle-ci oblige en effet l’instituteur à s’adresser à tous les élèves en même temps, à “tenir” le groupe de la classe de manière simultanée et donc à rompre avec le “mode individuel” (dominant dans les campagnes avant 1850). Mais là encore, ce qui importe dans la dictée du XIXème siècle, c’est d’écrire des mots et des phrases de manière correcte même si on ne les comprend pas 413 . A.Chervel et D.Manesse montrent qu’au contraire, pour les élèves de 1987, il est difficile d’écrire une dictée sans en comprendre le sens et l’exercice est interprété comme une épreuve de langue. Avant les réformes de 1880, l’usage n’est pas d’expliquer le sens des mots pendant une dictée et de toute façon, le maître d’école parle peu souvent dans sa classe (pas du tout chez les Frères des écoles chrétiennes, puisque le silence est une règle imposée par la Conduite). La tâche principale de l’instituteur laïque est de surveiller, accessoirement de dicter, d’interroger et de faire lire. Les réformateurs de 1880 dénonceront ces pratiques pédagogiques, en réclamant que l’instituteur se mette en contact avec l’élève, qu’il se substitue au livre et qu’il vérifie que l’enfant a bien compris.

A.Chervel et D.Manesse soulignent combien les exercices écrits de la deuxième moitié du XIXème siècle sont associés à un maintien de l’ordre dans la classe, de par leur valeur “disciplinaire”: les exercices sont mécaniques, répétitifs, laissent peu de place à la réflexion et quand l’élève est occupé à écrire, à recopier, il est plus facile de le laisser à part pour s’occuper d’un autre groupe d’enfants. En bref, ces exercices permettent de “faire tenir tranquilles les élèves dont on ne peut pas s’occuper” 414 et les exercices répétitifs sont un moyen pour le maître de garder les enfants calmes: “Tous les témoignages concordent: les conjugaisons et les analyses interminables, pratiquées jusqu’à l’écoeurement et au-delà, furent d’abord un excellent moyen de faire tenir tranquilles les enfants auxquels le maître ne pouvait s’intéresser” 415 .

Selon A.Chervel et D.Manesse, la réforme de l’instruction primaire en 1880 est similaire à une véritable “révolution culturelle”: les instituteurs doivent être maintenant des “éducateurs”; les programmes et les enseignements sont transformés et pour les réformateurs, l’instruction primaire doit être un commencement de l’”humanité”. On assiste donc à un renversement de tendance dans l’enseignement du français: on dénonce l’abus des exercices grammaticaux, de l’analyse écrite, des conjugaisons, de l’apprentissage par coeur des leçons de grammaire et des dictées et on préfère la rédaction à tous ces exercices. Jules Ferry affirmera devant les inspecteurs primaires et directeurs d’école normale:“Ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens” 416 . A travers ces changements, on perçoit la dénonciation de l’apprentissage “par coeur” des règles de grammaire et l’objectif de l’enseignement du français est bien désormais de “former les esprits et les coeurs”:“Ce qui doit compter maintenant pour l’école, c’est la compréhension des textes, car il s’agit de former le jugement, le raisonnement, le <<coeur>> et même le goût de l’élève du primaire. Dès l’apprentissage de la lecture, l’accent est mis sur la lecture <<intelligente>>, et non plus seulement sur la lecture <<mécanique>>. <<Lire c’est comprendre>> disait récemment une circulaire ministérielle largement distribuée: la rénovation pédagogique de 1880 ne s’exprimait pas autrement” 417 .

Il reste à préciser que dans les faits, les inspirateurs de la rénovation pédagogique de 1880 ne seront entendus que d’une partie des maîtres d’école pour leur réforme de l’enseignement du français, et il y aura notamment des résistances par rapport à la rédaction. Mais cette volonté de changement traduit selon nous une évolution capitale dans la signification même de l’apprentissage des disciplines scolaires dans le cadre de l’école élémentaire: premièrement, l’instituteur doit moins souvent faire appel aux exercices répétitifs, sans compréhension, ensuite il est admis que l’élève n’est plus tenu de connaître la totalité de l’orthographe française et surtout troisièmement l’orthographe des mots et les règles de la grammaire ne sont plus apprises uniquement pour elles-mêmes, mais dans un cadre plus large, qui est celui des textes lus et compris par l’élève.

Notes
403.

INRP/Calmann-Lévy, Paris, 1989

404.

Ed. du Seuil, Paris, 1989

405.

“Le <<développement français>> au concours de l’école préparatoire en 1826”, Histoire de l’éducation, n°46, mai 1990, pp. 135 à 154

406.

A.Chervel montre d’ailleurs dans son Histoire de la grammaire scolaire(Ed. Payot, Paris, 1977) combien la grammaire scolaire a pu se développer dans le grand processus de scolarisation du XIXème siècle, processus au cours duquel il est apparu urgent d’apprendre l’orthographe à un maximum d’élèves pour qu’ils sachent écrire.

407.

G.Vincent souligne que la loi Guizot poursuit un élargissement déjà entamé à l’époque de l’école mutuelle, en mettant au programme des écoles primaires la grammaire, la dictée, l’analyse grammaticale et logique et la composition (dans L’école primaire française, p.116)

408.

A.Chervel, ...et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français. Histoire de la grammaire scolaire, Ed. Payot, Paris, 1977, p.49

409.

G.Vincent, L’école primaire française, p.120

410.

idem, p.121

411.

Ce sera plus tard, au début du XXème siècle la position par exemple d'un pédagogue comme C.Freinet: l’apprentissage de la langue est une “méthode naturelle” et il faut s’opposer aux “pratiques scolastiques” qui oublient l’essentiel, c’est à dire la “vie”. Les convictions pédagogiques de C.Freinet concernant l’apprentissage de l’écriture reposent sur les principes suivants: “notre enfant montera naturellement du barbouillage au dessin, puis à l’imitation de signes graphiques, de mots et de lettres, à l’utilisation de ces mots et de ces signes pour développer sur des plans toujours plus complexes, l’expérience tâtonnée qui perfectionnera son expression, rendra plus subtiles les relations avec le milieu, jusqu’à atteindre l’exaltante maîtrise de la langue écrite aux fins de la puissance qui est sa raison d’être”(dans La méthode naturelle. I.L’apprentissage de la langue, coll. Delachaux/Niestlé, Neuchâtel, 1970, p.54)

412.

“Rapports d’inspection générale sur la situation de l’instruction primaire, Année scolaire 1880-1881”, cités par A.Chervel et D.Manesse dans La dictée: les français et l'orthographe, 1873-1987, Ed. Calmann-Lévy, Paris, 1989, p.126

413.

D’après la conclusion d’A.Chervel et de D.Manesse qui ont analysé et recueilli les fautes d’orthographe de dictées datant de 1873 (dans La dictée: les français et l'orthographe, 1873-1987, Ed. Calmann-Lévy, Paris, 1989)

414.

A.Chervel et D.Manesse, La dictée. Les Français et l’orthographe 1873-1987, p.126

415.

A.Chervel, ...et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français. Histoire de la grammaire scolaire, Ed. Payot, Paris, 1977, p.151

416.

“Conférences pédagogiques de Paris en 1880. Rapports et procès-verbaux”, p.265, cité par A.Chervel, dans “L’histoire des disciplines scolaires”, Histoire de l’éducation, n°38, mai 1988, p.74

417.

A.Chervel et D.Manesse. La dictée. Les Français et l’orthographe en 1873-1987, Ed. Calmann-Lévy, Paris, 1977, p.144