2- Deuxième exemple: la composition française

Selon G.Vincent, la composition fut sans doute introduite comme l’un des moyens pour réagir contre un enseignement trop abstrait de la grammaire 418 . A.Chervel compare dans une recherche historique sur l’enseignement 419 , deux modèles successifs de composition française: le premier (appelé par l’auteur de l’article: “modèle ancien”) se situe au XVIème siècle, du temps de la création des collèges et il est décrit comme étant “très largement responsable de la formule pédagogique nouvelle qu’a constituée cette institution des collèges” 420 ; le second (“modèle moderne”) s’est mis en place au cours du XIXème siècle et s’est imposé à partir de 1880.

La finalité du “modèle ancien” est d’ordre élitiste, puisqu’il s’agit de faire développer chez un nombre minime de privilégiés une aptitude à s’exprimer “conformément aux canons de la rhétorique traditionnelle”. Le fondement pédagogique de ce modèle s’appuie sur trois principes: l’élève apprend à écrire en français en rédigeant en latin; la composition est un exercice à trous, c’est une “amplification”; tout l’enseignement est orienté vers l’accomplissement de cette “amplification”, et il s’agit par une “pédagogie des modèles”, de mettre l’élève en l’état de remplir les trous des exercices.

Selon P.Albertini, l’amplification a été avec la traduction la pédagogie dominante dans l’enseignement secondaire au XIXème siècle: à partir d’un corpus de copies rendues en 1826 au concours de l’Ecole préparatoire, il peut dégager un aperçu de ce qu’était l’enseignement du français à cette époque 421 . L’exercice demandé lors de ce concours était une “composition en français” subdivisée en discours (l’exercice consiste à “faire parler un personnage précis” et à “amplifier les données d’une matière”) et en dissertation (l’élève répond à une question, en son nom propre). Un autre exercice, le développement avait un caractère intermédiaire entre le discours et la dissertation, puisque l’élève devait écrire un discours avec un personnage indéterminé qui pouvait être lui-même. P.Albertini en analysant le corpus met en valeur le poids de la tradition latine dans les exemples utilisés par les candidats et il souligne combien les copies sont conçues comme des “morceaux d’éloquence délibérative (très proches de l’éloquence sacrée et, en particulier, du sermon, sermon sur le duel ou sur le suicide) avec de très rares escapades dans l’originalité qui confirment la prégnance de la norme” 422 .

Les deux principes pédagogiques sur lesquels s’articulent le modèle “moderne” 423 décrit par A.Chervel sont les suivants: la composition en français doit se faire à tout âge, dès que l’enfant sait écrire et la composition doit cesser d’être un exercice où l’enfant remplit des trous. Il s’agit donc maintenant non plus de faire appel à la mémoire, mais de s’appuyer sur l’intelligence de l’élève et son “sens moral”, il faut privilégier la “lecture intelligente” et condamner la “lecture mécanique”: les lectures doivent être expliquées et l’enfant a le droit (qui deviendra un devoir) de s’exprimer oralement avant de s’exercer à l’expression écrite.

La rédaction naît selon G.Vincent d’un véritable “renversement” où au lieu de remplir des phrases à trou, l’enfant apprend à s’exprimer, mais en restant encore très “encadré”: il ne s’agit pas tellement d’invention, mais d’exercice d’application. Il ne faudrait donc pas interpréter les modifications de l’exercice comme une attention accrue au développement de l’imagination de l’enfant: “la composition, loin d’être un exercice dont la finalité serait de développer l’imagination de l’enfant, est expressément conçue pour discipliner cette faculté dangereuse” 424 , faculté qu’il faut “régler” et “diriger”. La composition est présentée par les réformateurs de 1880 comme un moyen pour faire apprendre les règles de grammaire et ce qui est demandé au fond à l’élève, “ce n’est pas seulement de s’exprimer par écrit et mieux qu’il ne le fait d’habitude, ce n’est même pas de s’exprimer, mais d’appliquer des règles d’assemblage” 425 : on ne peut alors pas s’étonner de la difficulté qu’ont les élèves à rédiger, alors même que le sujet est proche de leurs préoccupations et qu’ils sont capables de récits animés dans la cour de récréation et hors l’école.

L’exercice des “textes libres” analysé par G.Vincent est significatif d’une autre dimension dans les transformations des exercices d’enseignement du français: il peut laisser l’enfant aussi démuni (si ce n’est plus) que l’élève qui suivait un sujet et un canevas pour écrire la narration. On demande à l’enfant d’écrire “librement” un texte, en ayant “compris” un certain nombre de règles grammaticales, de présentation (on exige de lui qu’il présente de manière claire et lisible, mais sans lui rappeler forcément au préalable le principe de ces exigences) et de narration (on lui laisse l’initiative d’utiliser des tournures de phrases dont on pense naïvement qu’elle peuvent être une transposition des situations réelles de communication 426 ). Si bien qu’au lieu de rendre l’enfant “libre” de communiquer, le texte “libre” peut conduire l’élève à des situations extrêmes de tension, d’angoisse, où il doit trouver par déduction ou par interprétation ce qui est “scolairement” acceptable et rentable 427 : par exemple, nous avons rencontré dans une école primaire Freinet de Vaulx-en-Velin des enfants qui utilisaient systématiquement l’expression “il était une fois” pour débuter leurs textes “libres”, conduisant parfois à des phrases absurdes, qui n’avaient plus de sens, comme “il était une fois, hier je suis allé au supermarché” 428 .

En conclusion, ces évolutions entre le XIXème siècle et le XXème siècle dans l’enseignement de l’orthographe et de la grammaire ne peuvent se comprendre qu'en se référant à des changements de la forme scolaire, qui affectent aussi ce qu'on appelle "la discipline" à l'école. Les “révolutions pédagogiques” du XIXème siècle n’exigent plus de l’enfant qu’il sache répéter mécaniquement de l’extérieur des règles apprises par coeur, mais que l’élève comprenne de l’intérieur les différents points d’un règlement et qu’il ait face aux règles un comportement “raisonné”. Au XXème siècle, la dissimulation des règles observée par exemple dans l’exercice du texte libre pratiqué par certains instituteurs, n’est pas spécifique uniquement au domaine de la grammaire et on retrouve un mode similaire d'assujettissement à la règle dans le fait de demander à l’enfant de trouver lui-même les règles de fonctionnement de sa classe et de les discuter avec l’enseignant.

Notes
418.

L’école primaire française, p.122

419.

“Observations sur l’histoire de l’enseignement de la composition française”, dans Histoire de l’éducation, n°33, janvier 1987, p.21 à 34

420.

idem, p.22

421.

“ <<Le développement français>> au concours de l’école préparatoire en 1826”, Histoire de l’éducation, n°46, mai 1990, p.135 à 154

422.

L'école primaire française, p.141

423.

Là encore, comme pour l’enseignement de l’orthographe et de la grammaire, le “nouveau modèle” de la composition française ne s’est pas imposé du jour au lendemain: l’”ancien modèle” a commencé à être moins utilisé vers 1850 et le "nouveau modèle" de la rédaction ne fonctionne pas encore au début du XXème siècle à l’école primaire.

424.

G.Vincent, L’école primaire française, p.125

425.

idem, p.125

426.

C’est par exemple le point de vue de P.Clanché, cherchant à apporter des justifications théoriques à la conception pédagogique de C.Freinet sur le texte libre qui est “fondamentalement une pratique quotidienne dont la finalité est d’abord d’ordre usager et informatif: s’approprier un instrument de communication à des fins de socialisation de l’expérience” (L’enfant écrivain. Génétique symbolique du texte libre, Paidos/Ed. du Ceinturion, Paris, 1988, p.43). L’auteur pense ainsi que “l’institution du texte libre” (et non pas le texte libre isolé) “sert de transition entre les pratiques conversationnelles...et la rédaction de textes écrits décontextualisés” (idem, p.173)

427.

Là dessus, nous ne partageons pas les conceptions de P.Clanché selon lequel “Le milieu socioculturel a une influence maximale lorsque la tâche à accomplir est une tâche d’adaptation à une attente implicite de l’enseignant (rédaction), et une influence minimale lorsque la tâche est définie dans un cadre institutionnel explicite mais ne donnant aucune consigne explicite sur la forme et sur le contenu (texte libre)”(L’enfant écrivain, p.7). La forme et le contenu d’un exercice écrit scolaire ne peuvent évidemment pas être “inventés” continuellement et ils doivent répondre (même dans un texte libre) à des exigences d’ordre scriptural et liés à la logique scolaire (concernant la manière d’exposer, mais aussi les thèmes à aborder).

428.

Dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une école pour le peuple?, Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin, 1991