IV- Synthèse: les caractéristiques du mode scolaire d’apprentissage des savoirs scolaires

1- Une rupture avec le monde adulte, familial et la culture de métier

Dans la description de G.Delbos et P.Jorion, l'exercice des métiers de la mer est étroitement lié au milieu familial qui se trouve être aussi le propriétaire de l'exploitation. Il n'en est pas de même pour tous les métiers "manuels": les ouvriers embauchés dans une usine font preuve d'une compétence qui s'exerce en dehors du cercle familial et les résultats fournis par leur travail intéresse d'abord la productivité de l'entreprise, puis dans une moindre mesure le salaire de l'ouvrier (qui peut être payé "à la rentabilité" ou qui peut se retrouver au chômage à cause d’une productivité trop faible). Du même coup, l'incidence familiale sur la transmission d'une expérience pratique "de père en fils" prend un autre sens, à supposer que le fils veuille exercer le même métier que celui de son père. Certaines situations forment des cas intermédiaires entre l'expérience professionnelle acquise auprès des parents et le travail manuel exercé à l'extérieur de la structure familiale: c’est le cas du maître-artisan qui accueille un apprenti dans le cadre d'un contrat d'apprentissage ou bien de certains anciens ouvriers suffisamment expérimentés, qui peuvent jouer un rôle de "guide", de "conseil", pour les jeunes qui débutent dans la profession 429 .

L'ouvrier qui travaille dans une usine n'a pas appris son métier avec son père, ni sa famille et il ne travaille pas pour le compte d'une exploitation familiale, contrairement au cas décrit par G.Delbos et P.Jorion. Mais on peut se demander si l'enfant d'une famille ouvrière (qui lui-même ne deviendra pas forcément ouvrier) ne retient pas quelque chose de l'expérience du travail ouvrier, un habitus relatif à tout ce qui "passe" du métier d'ouvrier dans la vie quotidienne familiale (le "savoir-dire" et le "savoir-vivre", la "cosmologie" pointés par G.Delbos et P.Jorion), même s'il n'assiste pas directement au "savoir-faire" (c'est à dire aux conditions pratiques de l'exercice du métier). Ainsi, O.Schwartz avanceque même si la “culture ouvrière” n'existe pas en tant que telle, il existerait des cultures ouvrières 430 qui présentent des attitudes communes dans le rapport au travail, à la famille, à la vie quotidienne et au groupe:"Les pratiques sociales ouvrières les plus visibles et les plus aisément repérables ont en commun le caractère d'être fortement collectives...l'être collectif est l'une des plus grandes formes modales de l'existence ouvrière, non seulement comme <<habitus>> de fait, mais aussi comme valeur, portée et célébrée de multiples manières par le groupe lui-même" 431 .

G.Delbos et P.Jorion ont décrit cette "logique d'ensemble" entre le mode de vie familial et la pratique des métiers de la mer et on peut donc se demander si l'enfant issu d'une famille d'ouvriers ou de travailleurs "manuels" ne connaît pas un certain type de rapport au travail, lié à un sentiment d'appartenance collectif. Dans ce genre d’interprétation, il convient certainement de se méfier des descriptions des familles populaires qui auraient un mode de vie plus “collectif”, plus “communautaire” que les autres milieux sociaux. Le travail de M.Pinçon et M.Pinçon-Charlot est là pour montrer que la représentation commune associant bourgeoisie et individualisme ne tient pas et qu’il y a aussi du “collectivisme” dans la gestion des “grandes familles” 432 . Par contre, il existe certainement des formes de “solidarité”, de “proximité” propres aux familles populaires, que ce soit dans l’entraide pour lutter contre les difficultés de la vie, ou bien dans un mode de vie plus “partagé” où les activités des enfants et des adultes sont étroitement liées. C’est ce que montre D.Thin quand il explique que dans les familles populaires urbaines, les enfants ne font pas l’objet d’un traitement pédagogique “à part”, d’une “action spécifique, systématique et sensiblement différente ou relativement séparée des autres activités familiales”. Contrairement à la conviction de certains enseignants ou travailleurs sociaux, dans ces familles on s’occupe des enfants, “mais on s’en occupe dans le cours même des activités des adultes” et “on parle aux enfants des tâches et des événements quotidiens ou exceptionnels sans intention pédagogique dans les propos” 433 .

Encore faut-il se demander "qui" fait la “transmission” des savoirs: l'enfant qui "apprend" dans son milieu familial des pratiques liées à un métier peut connaître aussi par ailleurs un apprentissage scolaire de type professionnel. G.Delbos et P.Jorion décrivent d'ailleurs des situations où surgissent des malentendus entre un jeune qui apprend le métier de la saliculture dans le cadre d'une formation scolaire et son maître de stage: alors que le premier vient avec une demande d'enseignement et accuse son maître de stage de le reléguer, pour l'exploiter, aux tâches les plus ingrates, le maître de stage se plaint lui de n'avoir affaire qu'à un "fainéant" qui ne fait que poser des questions, sans travailler. Certains modes d’enseignement se trouvent dans une situation intermédiaire entre la transmission pratique d’un métier et l’apprentissage scolaire. C’est le cas par exemple pour la formation dispensée dans le cadre du compagnonnage que J.Testanière a étudié 434 : c’est un apprentissage proche du métier, de la culture du métier et d’un rôle social conforme au milieu social d’origine; c’est une pédagogie a-scolaire (même si J.Testanière souligne qu’elle suppose une scolarité élémentaire achevée et une certaine éducation morale inculquée par la famille). Il semblerait que la pédagogie compagnonnique soit efficace, notamment auprès des enfants d’origines populaires: en quinze mois, les jeunes apprennent un métier en suivant peu d’heures d’enseignement. Ce succès tient selon J.Testanière à la proximité de culture entre les familles populaires et la pédagogie compagnonnique, en ce qu’elle “suggère qu’il est possible de concevoir les modalités d’accès à la culture qui prennent appui sur leur culture d’origine au lieu d’en être la négation” 435 . Cette pédagogie, “en établissant un autre rapport entre la théorie et la pratique, entre la pratique qui instruit et la théorie qui précise, en ne séparant plus l’apprentissage du travail” correspond aux attentes des familles populaires qui “voient en elle un moyen naturel et direct de parfaire l’éducation qu’ils ont donnée à leurs enfants avant qu’ils ne s’établissent dans la vie” 436 .

Notes
429.

Mais F.Dubet montre que le développement de l’emprise scolaire affaiblit le rôle de la formation des jeunes travailleurs par les anciens, la “socialisation des ouvriers par les ouvriers eux-mêmes” (“Comment devient-on ouvrier”, revue Autrement, n°126, janvier 1992, pp.136 à 145)

430.

Les ouvriers ne forment pas un milieu homogène, puisqu'ils sont chargés de tâches diverses avec des conditions de travail différentes (travail à la chaîne ou travail dans une petite exploitation...), qu'ils sont dotés de compétences inégalement certifiées (ouvrier spécialisé, qualifié...) et qu'ils ne travaillent pas tous sur les mêmes matériaux (dans le bâtiment, le textile, l’alimentation...). L'espace des professions ouvrières est beaucoup plus diversifié, hétérogène que les métiers de la mer décrits par G.Delbos et P.Jorion. Dès lors, peut-on encore parler de la transmission de savoirs pratiques pour tous les métiers ou faut-il supposer que ce qui "passe", ce ne sont pas tant des contenus qu'une "forme" et une "conception" du travail ?

431.

"Zones d'instabilité dans la culture ouvrière", revue Autrement, n°126, janv. 1992, pp.123 et 124

432.

Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Ed Payot, Paris, 1996

433.

Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines: une confrontation inégale, thèse de doctorat sous la direction de G.Vincent, Université Lyon II, juin 1994, p.200. Ces pratiques socialisatrices parentales relevées dans les milieux populaires peuvent donc être en inadéquation avec les pratiques scolaires, par exemple pour les devoirs à faire à la maison: “S’isoler, même pour le travail de l’école, c’est se mettre à part, se singulariser, se mettre en retrait de la vie familiale, de la vie commune, situation qui semble peu prisée dans les familles populaires les plus éloignées du mode scolaire de socialisation” (pp.244 et 245)

434.

dans sa thèse de doctorat d’Etat ès lettres et sciences humaines, Les enfants des milieux populaires et l’école. Une pédagogie populaire est-elle possible?, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 1981, sous la direction de R.Boudon

435.

Les enfants de milieux populaires et l'école, p.342

436.

idem, p.317