2- Des savoirs abstraits, décontextualisés des situations pratiques

L'école propose un savoir objectivé dans et par l'écriture, contrairement au savoir-faire et aux dispositions mis en oeuvre dans l'exercice pratique d'un métier manuel (dont l’acquisition se fait au cours de la pratique). Selon B.Lahire, le “mode scolaire” d’appropriation s’oppose au “mode oral-pratique” d’appropriation des activités qui s’effectue dans et par la pratique, oralement et visuellement, sans recours nécessaire à l’objectivation par l’écrit.La forme prise par la "relation sociale d'apprentissage du travail" est ainsi liée à "l'état incorporé du travail":"Lorsque les savoirs et les savoir-faire ne sont quasiment pas objectivés mais, au contraire, indissociables des hommes (des corps) -les anciens- qui les mettent en oeuvre, l'apprentissage ne peut se faire que sous la forme d'une mimesis" 437 .

La recherche menée par Loïc J.D Wacquant 438 sur les modes d'appropriation des pratiques pugilistiques offre un exemple tout à fait intéressant: dans la salle d'entraînement observée, apprendre à boxer revient à modifier son schéma corporel, son rapport au corps pour intérioriser une série de dispositions inséparablement mentales et physiques; apprendre à boxer revient donc à une "inculcation de dispositions" qui "se ramène pour l'essentiel à un procès d'éducation du corps, à une socialisation particulière de la physiologie" 439 . Dans ce cadre-là, la transmission du pugilisme ne peut s'effectuer que de manière gestuelle, visuelle et mimétique, à partir d'un savoir collectivement détenu par tous les boxeurs (amateurs ou professionnels) qui s'entraînent dans la salle. Ce n'est pas un hasard si l'entraîneur est vigoureusement hostile aux méthodes livresques d'enseignement de la boxe: l'écrit produit un effet de distanciation, de détemporalisation par rapport à l'action directe et cette antinomie entre le "temps abstrait de la théorie" et le "temps de l'action" n'est pas gérable pour un boxeur qui doit être “dans l’action” et utiliser immédiatement des dispositions acquises à force de très nombreuses heures d'entraînement répétitif et discipliné.

Cet entraîneur qui ne consent à utiliser la technique vidéo que pour la distraction (et non pas pour analyser les mouvements avec une intention pédagogique), en marquant son refus de la rationalisation de l'entraînement et de l'explicitation de l'apprentissage est peut-être (comme le souligne Loïc J.D Wacquant) l'expression d'un autre âge de la boxe, puisqu'il arrive aux entraîneurs actuels de faire appel à des techniques plus rationnelles d'entraînement. Il n'en reste pas moins que la manière de procéder de cet entraîneur (par une "pédagogie" silencieuse, négative en ce qu'elle rectifie au coup par coup, en interdisant et non pas en expliquant) est significative d'une transmission pratique d'un savoir pratique qui s'oppose à une transmission plus “rationalisée” (à partir de méthodes écrites, de gestes décortiqués, analysés à la vidéo). Autrement dit, si la technique pugilistique ne requiert pas forcément des savoirs formalisés, qui tiennent à distance la pratique pour mieux l'analyser, il semblerait que certains entraîneurs cherchent à rationaliser cet apprentissage en décomposant temporellement le geste, avec une logique qui relève de l'observation systématique et du calcul réfléchi, contrairement à l'acquisition d'un "sens pratique" pugilistique sorte de "science concrète" de son corps, tirée de "l'expérience d'être frappé et de frapper".

Face à la diversité des pratiques (que des “praticiens” tels que le travailleur manuel, le sportif... peuvent être appelés à rectifier au "coup par coup"), l'école propose un savoir universel et valable pour tous les cas dans lesquels "l'exception qui confirme la règle" n'a pas besoin, comme dans la logique pratique, d'être traitée immédiatement et avec des effets concrets. Or ce modèle de savoir aujourd'hui dominant dans notre société n'a pas été toujours aussi valorisé. Pour preuve, la "métis" des grecs, étudiée par M.Detienne et J.P.Vernant, sorte de capacité intelligente, de prudence avisée s'exerçant sur des plans très divers, mais mettant l'accent sur l'efficacité pratique, la recherche du succès dans le domaine de l'action (comme la maîtrise de l'artisan dans son métier, les tours magiques, les ruses de guerre, les tromperies). Les auteurs soulignent ainsi que "Pendant plus de dix siècles, un même modèle, extrêmement simple, vient rendre compte d'habileté, de savoir-faire et d'activités aussi diverses que le tissage, la navigation et la médecine. D'Homère à Oppien, l'intelligence pratique et rusée, sous toutes ses formes, constitue une donnée permanente du monde grec" 440 . Cette forme d'intelligence, si dominante et si largement représentée dans la Grèce ancienne est restée quasiment méconnue de l'histoire qui nous est familière, alors qu’elle enrichit considérablement notre réflexion sur les divers modes de connaissance. Le travail de M.Detienne et J.P.Vernant a ainsi le mérite, en soulevant le rôle souvent méconnu de l'intelligence rusée dans la Grèce ancienne, de nous mettre en garde contre une vision "absolutiste" qui considérerait la forme d'intelligence actuellement valorisée comme étant meilleure que l'intelligence de caractère pratique: elle rappelle que nos modes de connaissance valorisés actuellement ne constituent pas une norme universellement valable, alors que les modes scolaires d’appropriation des savoirs se sont imposés comme étant le mode de transmission des connaissances le plus légitime.

Ainsi, le travail de B. Lahire qui s'intéresse aux modes pratiques d'appropriation des postes chez des ASEM, des ASRM 441 et des ouvriers (niveaux OP2 et OP3), à l'occasion d'une recherche portant sur les pratiques d'écriture et de lecture d'adultes salariés "peu qualifiés" 442 , souligne bien le fait que l'apprentissage d'un métier qui ne requiert pas nécessairement d'explicitation verbale ou de retour théorique sur la pratique, n'est pas considéré (par les professionnels eux-mêmes) comme relevant de connaissances spécifiques:”L'absence d'un savoir explicite, explicitement enseigné, considéré comme un préalable à l'entrée dans le poste implique une non-reconnaissance des savoirs pratiques acquis presque <<sans le savoir>> objectivement ou une naturalisation de ces savoirs: mis à part les dispositions sociales à aimer les enfants, à aimer le travail manuel et à s'adapter, les ASEM ne se reconnaissent pas de savoirs spécifiques" 443 .

La logique pratique se différencie des savoirs scolaires en ce que ces derniers sont objectivés “hors des corps”: ils subissent un travail spécifique de codification et d’abstraction qui les fait apparaître comme “savoirs” 444 . Mais il ne faudrait pas en déduire pour autant que le corps est absent de l’école! L'exigence d'une maîtrise pratique apparaît en effet là où l'on ne s'y attend pas, en tout cas là où on ne la voit pas comme le souligne P.Bourdieu:”L'on en finirait pas d'énumérer les valeurs faites corps, par la transsubtantiation qu'opère la persuasion clandestine d'une pédagogie implicite, capable d'inculquer toute une cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi insignifiantes que <<tiens-toi droit>> ou <<ne tiens pas ton couteau de la main gauche>> et d'inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l'arbitraire culturel, ainsi placés hors des prises de la conscience et de l'explicitation" 445 . On peut donc supposer que l'école, loin de laisser à part le corps, s'intéresse au contraire de près à lui, ou du moins à sa maîtrise et on peut se demander si tout ce travail pédagogique occulte, invisible 446 qui est pratiqué par le maître en vue d'obtenir de la distanciation et de la retenue dans les corps ne revient pas à "inculquer" (ou à exiger implicitement) des dispositions pratiques dans les manières de se comporter à l'école.

Notes
437.

La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, PUL, Lille, collection mutations/sociologie, 1993, p.41

438.

“Corps et âme. Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°80, novembre 1989, pp. 33 à 67

439.

idem, p.48

440.

Les ruses de l'intelligence. La métis des grecs, Ed. Flammarion, Paris, 1974, p.292

441.

Agent Spécialisé des Ecoles Maternelle et Agent Spécialisé des Restaurants Municipaux

442.

Pratiques d'écriture et de lecture d'adultes salariés "peu qualifiés" (3ème partie, Tome II: Contribution sociologique), Laboratoire de psychologie de l'éducation et de la formation, Université Lyon II, 1991

443.

idem, p.38

444.

B.Lahire explique combien les termes de “culture”, “savoir”, “norme”, “règle”, “sens”, “symbolique”, “style”, etc... sont “des produits des cultures écrites qui se sont, depuis longtemps, construites contre les cultures orales et pratiques” (La raison des plus faibles, PUL, Lille, collection mutations/sociologie, 1993, p.4)

445.

Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.117

446.

P.Bourdieu souligne que "La ruse de la raison pédagogique réside précisément dans le fait d'extorquer l'essentiel sous apparence d'exiger l'insignifiant, comme le respect des formes et les formes de respect qui constituent la manifestation la plus visible et en même temps la plus <<naturelle>> de la soumission à l'ordre établi, ou les concessions de la politesse, qui enferment toujours des concessions politiques", Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.117