3- Des savoirs systématisés par des règles et organisés pédagogiquement

La forme des savoirs scolaires ne peut se comprendre que si on prend en compte le travail de scripturalisation qui accompagne la "scolarisation" 447 et qui “convertit des schèmes pratiques, des compétences culturelles diffuses en un ensemble de savoirs objectivés, cohérents, systématisés” 448 . Dans période du XVIème au XIXème siècle se généralisent des "formes sociales scripturales" notamment à travers"la volonté de codifier des <<savoirs>> qui jusque là, n'existaient que sous la forme de schèmes incorporés, <<acquis>> et <<reproduits>> dans la pratique circonstanciée, contextualisée, orale et visuelle, c'est à dire au sein de formes sociales orales” 449 . Ce travail de codification s’inscrit dans le processus plus global de rationalisation décrit par M.Weber, qui caractérise les sociétés occidentales à partir du XVIème siècle et sur lequel nous nous sommes en partie appuyée pour l’explication sociologique des modifications relatives à la discipline scolaire. Cette inscription commune dans un processus social plus global éclaire encore davantage la nature du lien entre "discipline” et "disciplines” scolaires.

L’histoire de la grammaire scolaire offre un exemple particulièrement intéressant de la construction, de la mise en règles et en forme scolaire d’une matière qui ne se constitue pas à partir de rien, mais qui rompt avec ce qui précède et ce qui l’entoure: la grammaire, selon A.Chervel“a été historiquement créée par l’école elle-même, dans l’école et pour l’école" 450 pour aider didactiquement à l’enseignement de l’orthographe. L’histoire de la grammaire scolaire est typique de ce “processus de la <<scolarisation>> des savoir-faire” décrit par L.Demailly:”la formation des aptitudes exige des exercices et la réussite à ces exercices devient la finalité poursuivie à la place de la capacité initialement visée” 451 . L'élaboration de la grammaire illustre bien l'intrication étroite entre l'organisation des pratiques scolaires (dont participe la "discipline") et les "savoirs scolaires" (les "disciplines") qui ont pour point commun la codification: "La codification de l'organisation des pratiques scolaires et des savoirs scolaires eux-mêmes (codification grammaticale par exemple) est corrélative de processus extra-scolaires, étatiques notamment, de codification et est, du même coup, indissociablement liée à un mode d'organisation et d'exercice du pouvoir particulier" 452 .

Le travail de codification va s’effectuer par exemple sur des pratiques comme la danse qui ne demandaient auparavant pas de compétences reconnues par une élite de “professionnels“ appartenant à un “champ autonome”. Le ballet de cour se développant à la fin du XVIème siècle combinait quatre arts (la danse, la peinture, la poésie et la musique) dont la "fusion des éléments disparates" devait "créer un nouvel art théâtral capable de tout exprimer", demeurant "à l'avant-garde de tout le mouvement théâtral" et se prêtant "à toute sorte d'expérimentation nouvelle": "en un siècle où toute réforme dans le domaine des arts tendait à imposer des règles fixes à chaque genre", le ballet de cour restait donc "seul libre de toute réglementation" et "gardait une flexibilité de forme étonnante" 453 . En 1661, l'Académie royale de danse est fondée, sous l'impulsion du roi, "toujours épris de caprice fantasque", qui "privilégie progressivement les fastes mythologiques aux arrières-plans politiques et au rayonnement international" et qui, "soucieux de qualité technique" redoute en même temps "l'inexpérience de ses courtisans" 454 . Cette Académie royale (qui deviendra en 1669 l'Académie royale de Musique et de Danse) contribuera "au travail de réflexion et d'analyse qui aboutit à la codification des pas et aux systèmes d'écriture" 455 . A partir du moment où la danse est codifiée, où la cour en fait un spectacle, les maîtres à danser qui sont amenés à côtoyer la danse de cour deviennent les garants de ces connaissances spécifiques, sont habilités à donner les normes de la danse et à juger si elles sont bien appliquées. On mesure la distance parcourue depuis la danse villageoise, associée aux fonctions rituelles et beaucoup plus insérée dans les activités quotidiennes de tout un chacun: les "profanes" se trouvent ainsi "dépossédés" de leurs savoirs et deviennent de simples spectateurs 456 ou sont renvoyés à leurs formes "populaires" folklorisées de danse.

N.Heinich développe un autre exemple de codification des pratiques: l’Académie royale de peinture et de sculpture fondée à Paris en 1648 qui marque une rupture fondamentale avec le mode de fonctionnement médiéval des “imagiers” et des corporations organisant les métiers artisanaux. Le mode d’apprentissage privilégié à travers l’”académisation” des arts du dessin rompt avec la transmission traditionnelle des artisans peintres et sculpteurs, véritables travailleurs manuels pour lesquels les “ressources professionnelles consistaient pour l’essentiel en une transmission des secrets d’ateliers, trucs, tours de main, assimilés par l’observation directe et l’imitation-transmission personnalisées, de maître à apprenti et souvent de père en fils étant donné la forte reproduction familiale de ce métier. A l’opposé de cette formation pratique et individualisée, l’enseignement académique, réduit essentiellement à des séances de dessin d’après le modèle nu ou <<académie>>, se caractérisera par une transmission des compétences à la fois collective et théorique: collective, parce que proposée à une classe d’élèves et théorique, parce que coupée du contexte pratique de fabrication des images, même si elle se superpose à une formation conjointe en atelier. Ce sont des normes qu’il s’agit ainsi d’inculquer, à la fois intellectualisées -en tant qu’elles sont systématisées et verbalisées- et vécues non comme des ressources individuelles mais comme des impératifs généraux, propres à la discipline toute entière” 457 .

Ces deux exemples soulignent combien la forme des savoirs ne peut pas être dissociée de la manière de les transmettre. La danse villageoise se transmet par “voir-faire” et “ouï-dire” de manière non différenciée des autres pratiques sociales, alors que la danse de cour, codifiée, met en place des “règles “pour la pratique et suppose donc un savoir décontextualisé, acquis dans une académie par quelques privilégiés qui possèdent la connaissance et le pouvoir associé de transmettre cette connaissance. La formation pratique, individualisée et familiale qui caractérisait l’apprentissage artisanal, fait place à un enseignement théorique et collectif, dispensé dans une académie (donc séparée des autres lieux et pratiques sociales) et qui systématise des règles “pour aboutir peu à peu à la formation d’un corps de doctrine, une orthodoxie à la fois pratique et théorique dont l’observance deviendra le critère d’évaluation de la qualité des travaux” 458 .

Les savoirs scolaires deviennent ce qu’ils sont après une “mise en forme” scolaire, un travail de pédagogisation et le cas de l’assimilation scolaire de la danse permet de comprendre comment la logique de l'école prend en compte des connaissances “pratiques” dont on aurait pu penser a priori qu’il était impossible de les “mettre en forme scolairement”. Les instructions officielles actuelles placent les “activités de danse et d’expression” dans les programmes de l’éducation physique et sportive et non pas dans l’éducation artistique (qui ne comprend, elle que “l’éducation musicale” et les “arts plastiques”) 459 . Cette classification scolaire est loin d’être évidente puisque beaucoup de danseurs professionnels positionnent leur pratique dans le domaine de l’art, même s’ils constatent que la danse demande un effort physique important. D’autre part, le spectacle de la danse fait partie des représentations artistiques qui se déroulent souvent dans des théâtres, des auditoriums, et non pas dans des stades ou des gymnases comme pour les sports. Le fait que les instructions officielles ne considèrent pas la discipline scolaire “danse” comme appartenant au champ des pratiques artistiques est révélateur nous semble-t-il de la difficulté du mode scolaire d’apprentissage à envisager l’enseignement d’une pratique corporelle qui s’appuie moins que d’autres pratiques sur des règles, des tactiques de jeu (comme dans le sport), moins sur une écriture spécifique et des codes spécifiés (comme dans la musique). P. Bourdieu rappelle dans Choses dites 460 que les livres écrits par de très grands danseurs ne transmettent à peu près rien de ce qui a fait le “génie” de leurs auteurs.

Dans les programmes et instructions officielles, les activités scolaires liées à la danse se réfèrent toujours à d’autres apprentissages très “réglés” et que l’on peut transmettre rationnellement, selon une progression dans l’ordre supposé des difficultés depuis le cours préparatoire jusqu’au cours moyen:

  • cours préparatoire: “rondes et jeux chantés sur rythmes ou thèmes musicaux”
  • cours élémentaire: “activités de danse et d’expression: participer à des rondes et à des jeux chantés, à des danses individuelles ou collectives; découvrir le rythme et la mesure dans des évolutions variées; se familiariser avec des engins en gymnastique rythmique”
  • cours moyen: “danse et expression: danses créées ou apprises, maîtrise et enchaînement, individuel ou collectif, des déplacements fondamentaux” 461

La danse à l’école primaire telle que la conçoivent les programmes des instructions officielles est toujours associée à des pratiques dont les limites sont aisément repérables, définissables, et qui comportent des règles, des mesures (comme le rythme). Le seul type de danse spécifié est la ronde, où chaque danseur doit faire un déplacement prévu à l’avance, éventuellement spécifié dans des manuels scolaires écrits pour aider l’enseignant 462 . Il est, nous semble-t-il, significatif de voir que la ronde est associée aux “jeux chantés sur rythmes ou thèmes musicaux” (cours préparatoire) et aux “jeux chantés” (cours élémentaire, où il est spécifié en deuxième point la découverte du rythme et de la mesure). Les “jeux chantés” produisent des effets de régulation et de mise en forme sur les comportements, du fait de la répétition (de mots, de rythmes, de phrases musicales, etc...) et des règles impliquées par le jeu. Enfin, la “familiarisation avec des engins en gymnastique rythmique” énoncée par les programmes officiels fait référence directement à une discipline sportive suffisamment codifiée pour faire l’objet d’évaluations notées dans une rencontre telle que les jeux olympiques. Au total, lorsque les textes officiels indiquent “danse et expression”, il faut comprendre qu’il s’agit d’un mode spécifique d’expression, d’une danse “scolaire”: si l’on demande éventuellement à l’enfant de faire part d’une création personnelle c’est dans un cadre défini, par rapport à des “déplacements fondamentaux” appris au préalable, en “maîtrisant”, en “enchaînant” (cours moyen), c’est à dire en faisant appel à ce qui est acquis et non pas en inventant une expression corporelle qui serait déconnectée des contraintes liées à la situation scolaire d’apprentissage.

Autrement dit, la forme scolaire d’apprentissage modifie la forme même des savoirs devenant “scolairement transmissibles” par un travail de “pédagogisation”, de “disciplinarisation” qui conduit nécessairement à l’idée d’organisation des apprentissages scolaires, de la mise en place de méthodes, d’étapes progressives, en un mot aux pratiques pédagogiques. A.Chervel insiste sur le fait que la pédagogie fait partie pleinement des contenus d’apprentissages scolaires et que la tâche des pédagogues n’est pas de “mettre au point des <<méthodes>> qui permettront de faire assimiler par les élèves le plus vite et le mieux possible la portion la plus grande possible de la science de référence” 463 , car dans cette perspective, les disciplines se réduisent à des “méthodologies”:”A côté de la discipline-vulgarisation s’est imposée l’image de la pédagogie-lubrifiant, chargée de graisser les mécanismes et de faire tourner la machine” 464 .

L’école s’efforce d’acculturer les élèves et elle doit produire pour ce faire un produit culturel spécifique de l’”enseignable”, que L.Demailly définit comme un “lait régulièrement composé de quatre éléments: 1°) des contenus explicites (exposables, avec une bonne forme); 2°) des techniques de motivation; 3°) une batterie d’exercices; 4°) un appareil d’évaluation” 465 . A ce stade de la réflexion, il n’est donc plus question de concevoir la pédagogie comme un simple outil méthodologique visant à faciliter l’apprentissage des savoirs scolaires: la pédagogie fait partie intégrante à la fois des contenus d’enseignement et du mode de socialisation scolaire. On peut même penser que le mode scolaire de transmission des savoirs scolaires vise, plus qu’à faire acquérir des compétences spécifiques, à apprendre comment “suivre des principes”, à “inculquer” des règles propres au mode scolaire d’appropriation des savoirs, eux-mêmes rangés, ordonnés et exposés selon des règles scolaires.

Pour prendre un exemple, l’élève qui en travaux manuels fait preuve de “débrouillardise” dans des manipulations qu’il connaît indépendamment de l’école parce qu’il “bricole” chez lui, risque fort de se voir reprocher de “griller les étapes” et de ne pas faire son travail “comme il faut” (c’est à dire “dans les règles”), même s’il construit un produit exactement identique à celui demandé par son enseignant. Dans la forme scolaire d'apprentissage, la transmission des savoirs ne se passe plus directement entre deux personnes et la relation maître-élève se trouve médiatisée, abstraite par des savoirs qui ont acquis une cohérence “pédagogique” suite à un travail de codification, de mise en forme scolaire qui programme un ordre, une progression, des exercices: on peut dire en un mot que les pratiques scolaires d’apprentissage, même celles qui traitent de savoirs pratiques, se trouvent subordonnées à une transmission des règles constitutives des “savoirs scolaires”, selon des règles d’apprentissage et des manières de se comporter scolairement.

Notes
447.

B.Lahire définit la "scripturalisation" comme “le double travail de mise en écriture d’une pratique afin de constituer un savoir explicite (qui apparaît désormais comme tel), qui a sa propre cohérence, sa propre logique interne et d’objectivation des phases, des séquences, des moyens, des matériaux, etc...nécessaires à son apprentissage: codification des savoirs et de la relation sociale d’apprentissage” (Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de “l’échec scolaire” à l’école primaire, PUL, Lyon, 1993, p.35)

448.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. p.35

449.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. p.35

450.

“L’histoire des disciplines françaises”, Histoire de l’éducation, n°38, mai 1988, p.66

451.

Le collège. Crises, mythes et métiers, PUL, Lille, 1991, p.172

452.

B.Lahire, D.Thin, G.Vincent, "Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?, PUL, Lyon, 1990, p.15

453.

M. Mac Gowan, L'Art du ballet de cour en France (1581-1643), Ed. CNRS, Paris, 1963, p.7

454.

M.F Christout, Le Ballet occidental. Naissance et métamorphoses, XVIème-XXème siècle, Ed. Desjonquères, Paris, 1995, p.30

455.

idem, p.30

456.

Selon P.Bourdieu, "on a la coupure totale entre des danseurs étoiles et des spectateurs sans pratique réduits à une compréhension passive"(Choses dites, Ed. de Minuit, Paris, 1987, p.213)

457.

Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Ed. de Minuit, collection paradoxe, 1993, p.29

458.

idem, p.30

459.

Arrêté ministériel du 23 avril 1985, cité dans Programmes, instructions, conseils pour l’école élémentaire, N.Babin et M.Pierre, Ed. Hachette/Ecoles, Paris, 1991

460.

Choses dites, Ed. de Minuit, Paris, 1987, p.214

461.

N.Babin et M.Pierre, Programmes Instructions Conseils pour l'école élémentaire, Ed. Hachette, Paris, 1991, p.380

462.

L'une des séances de danse que nous avons observée sur le terrain avait lieu au CP et utilisait exclusivement la ronde chantée, avec des mouvements dont la maîtresse avait une trace sur un papier pour ne pas se tromper dans les enchaînements

463.

“L’histoire des disciplines scolaires”, Histoire de l’éducation, n°38, mai 1988, p.65

464.

idem, p.65

465.

L.Demailly, Le collège. Crise, mythe et métiers, PUL, Lille, 1991, p.250