Chapitre 4. Trois figures des formes de relation du pouvoir pédagogique

L’analyse de Max Weber sur le processus de rationalisation propre à la civilisation occidentale nous permet de comprendre l’émergence d’une forme d’exercice du pouvoir à l’école caractérisée par une domination légale-rationnelle. Or, nous l’avons déjà souligné, derrière l’”uniformité” des instituteurs-fonctionnaires et de leur fonction, il conviendrait de distinguer plusieurs manières d’appliquer la domination légale-rationnelle. La formulation d’idéaux-types offre un schéma conceptuel fécond pour analyser la réalité historique et donner des instruments d’intelligibilité dans le cadre d’une sociologie du pouvoir. C’est à ce titre que N.Elias s’intéresse à la sociologie wébérienne, mais en adoptant une démarche plus intensive qu’extensive, c’est à dire non pas en cherchant à “définir des schémas - des <<types idéaux>> <...> reposant sur un examen comparatif de la totalité, ou du plus grand nombre possible, de phénomènes historiques d’un même type connus en son temps” 466 mais en s’attachant à une forme sociale spécifique, par exemple la société de cour 467 .

Dans le cadre de notre recherche, dire que la forme d’exercice du pouvoir entre le maître et l’élève se caractérise par une domination légale est nécessaire mais nous paraît encore insuffisant car trop général, gommant la diversité des manières de faire appliquer cette forme de domination. G.Vincent l’a bien montré: au sein de l’école primaire française actuelle “cohabitent” différents rapports pédagogiques qui ont pour conséquence de valoriser différentes manières d’être chez l’enfant: “L’enfant discipliné, l’enfant raisonnable, l’enfant épanoui: nous n’avons pas là trois stades successifs par lesquels seraient passés le rapport d’enfance et l’école comme institution de socialisation entre le XVIIème siècle et nos jours, mais plutôt trois types de rapport pédagogique qui coexistent dans les écoles d’aujourd’hui, où, selon les cas, l’un ou l’autre prédomine” 468 . C’est pourquoi G. Vincent parle de “l’école éclatée” caractérisant l’école actuelle qui apparaît “sous des traits extrêmement contrastés: les opposés existent, ou plutôt se heurtent”, à la différence “de l’école d’avant guerre et de l’immédiat après guerre” 469 . L’espace scolaire actuel serait "destructuré", que ce soit au niveau architectural (il n’y a plus d’uniformité sur le type de bâtiment scolaire, l’ancien et le moderne cohabitent), comme dans la vie scolaire quotidienne et les modes d’apprentissage: on peut observer dans une même classe le mode simultané, le mode mutuel et le mode individuel d’apprentissage, de même que deux techniques pédagogiques coexistent dans l’école, l’une proche de la “liberté”, l’autre de la “discipline”.

Or il nous semble que les conceptions philosophiques de Rousseau, Kant et Alain outre le fait que les pédagogies nouvelles s'en réclament, peuvent nous aider à comprendre les trois types de rapports pédagogiques qui coexistent dans l’école actuelle, valorisant un élève soit épanoui, soit raisonnable, soit discipliné. Pensant à la fois ce qui se faisait en termes d'éducation et ce qui, selon eux, devrait se faire, ces philosophes sont très lucides sur le rapport pédagogique et permettent de réfléchir aux grandes options de ce rapport: école/refus de l'école, travail/jeu, place et rôle de l'instruction, apprentissage livresque/apprentissage par l'expérience, etc... On connaît l'influence qu'ont pu avoir ces trois philosophes sur les réflexions menées à propos de l'école de la IIIème République et son instauration: si certains s'interrogent sur la "crise" de l'école républicaine 470 , il nous semble cependant que le modèle républicain reste encore prégnant dans l'école actuelle. Nous nous aiderons de ces conceptions philosophiques pour la définition des formes de relation de pouvoir maître-élève et pour l'analyse de l'ordre scolaire contemporain à partir des configurations scolaires rencontrées, sans chercher à réduire chacune d’elle au modèle éducatif de l’un des trois philosophes, mais en observant plutôt les combinaisons et les modes d’articulation entre ces types de rapports pédagogiques définis.

Notes
466.

La société de cour, "Avant-propos", Ed.Flammarion, Paris, 1985, p.LIX

467.

“Par opposition à l’étendue extensive des documents, l’analyse intensive d’un seul régime nous a paru présenter un certain nombre d’avantages pour la construction d’un régime autocratique non charismatique. Une telle étude permet en effet d’analyser dans le détail la répartition du pouvoir et les habitudes particulières qui permettent à un seul individu de se maintenir sa vie durant dans la position de l’autocrate détenteur d’un immense pouvoir, position toujours dangereuse et toujours menacée” (La société de cour, "Avant-propos", pp. LIX et LX) N.Elias utilise la notion wébérienne de pouvoir charismatique pour comprendre en contraste le pouvoir traditionnel non charismatique

468.

L’école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.232

469.

idem, p.227

470.

C.Coutel analyse cette inquiétude au regard de quelques textes présentant les thèmes essentiels de la pensée républicaine de l'école dans son livre La République et l'école. Une anthologie, Ed. Agora, Paris, 1991 (notamment le chapitre VIII: "Crise de l'école républicaine?")