3- Une éducation négative

“La première éducation doit donc être
purement négative. Elle consiste, non
point à enseigner la vertu ni la vérité
mais à garantir le coeur du vice et l’esprit de l’erreur” 509

Emile entre 0 et 12 ans est la figure d’une nature primitivement exempte de toute méchanceté, de toute corruption; l’homme naît bon et c’est l’ordre social qui le corrompt. L’éducation négative préserve Emile de manière active: elle empêche que rien ne soit fait sur l’enfant, elle le protège des risques qui l’entourent, elle épargne sa liberté, bref elle maintient le plus longtemps possible l’enfant hors d’une culture qui dénature plus qu’elle ne forme, qui pervertit plus qu’elle n’humanise. La philosophie des Lumières prônait la diffusion des savoirs rationnels (dont le modèle est la physique), remplaçant l’autorité du Livre Saint et croyait fortement en la mission instructive de l'institution scolaire. Rousseau s’oppose à ce projet, car pour lui, l’éducation ne peut pas être institutionnalisée, c’est un rapport à deux, essentiellement individuel qui engage réciproquement le maître et l’élève dans une relation éducative profondément affective: il ne peut pas y avoir de distance entre le maître et son élève, comme au collège par exemple.

Le philosophe est en désaccord aussi avec une utilisation trop confiante des savoirs rationnels et des livres, qui ne servent qu’à doter l’enfant d’une "culture superficielle": "Je hais les livres; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas” 510 . De manière plus générale, Rousseau se méfie de l’utilisation du langage en matière d’éducation; il ne faut pas assommer le nouveau-né de paroles vaines et incompréhensibles: “je désapprouve qu’elle <la nourrice> l’étourdisse incessamment d’une multitude de paroles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le ton qu’elle y met” 511 . La mise en situation, l’expérience, l’action sont de loin plus efficaces que les paroles: “Je n’aime point les explications en discours; les jeunes gens y font peu d’attention et ne les retiennent guère. Les choses! Les choses! Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots; avec notre éducation babillarde, nous ne faisons que des babillards” 512 ; “Maître, peu de discours; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûr de leur effet” 513 ; “Jeunes maîtres <...> souvenez-vous qu’en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours; car les enfants oublient aisément ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non de ce qu’ils ont fait et de ce qu’on leur fait” 514 .

Rousseau n’est donc pas pressé de voir Emile connaître la lecture et l’écriture 515 . L’enfant ne devrait pas apprendre à lire avant 12 ans et au lieu de s’épuiser à rechercher des méthodes de lecture 516 , il faut chercher à susciter le goût chez l’enfant: “Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu’on oublie toujours est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute méthode sera bonne” 517 . L’enfant n’apprend à lire que s’il y voit un intérêt présent, immédiat. Par exemple, Emile reçoit des invitations pour un dîner, une sortie ou une fête, mais il ne peut en prendre connaissance et il est dépendant du bon vouloir d’une personne qui sache lire. Le gouverneur s’arrange pour qu’on ne lise le billet que quand il est trop tard, afin que l’enfant regrette de ne pas savoir lire et s’efforce de déchiffrer de lui-même les invitations qui suivent: “On en reçoit d’autres: ils sont si courts! Le sujet en est si intéressant! On voudrait essayer de les déchiffrer, on trouve tantôt de l’aide et tantôt des refus. On s’évertue, on déchiffre enfin la moitié d’un billet: il s’agit d’aller demain manger de la crème...on ne sait où ni avec qui...Combien on fait d’efforts pour lire le reste!” 518

Rousseau se méfie également des savoirs livresques qui surchargent inutilement l’enfant de connaissances trop complexes pour lui, de considérations qui ne le touchent pas. Il y a trop d’études inintéressantes, comme par exemple la géographie, les langues, la chronologie ou la géométrie 519 . Les enfants n’ont pas de véritable mémoire, ils ne sont pas capables de jugement et ils retiennent des sons, des figures, des sensations, parfois des idées plus que leurs liaisons; ils ont un raisonnement sensible dans le présent et ils ne font qu’apprendre mécaniquement les démonstrations de géométrie au lieu de les comprendre véritablement. A l’abstraction livresque préconisée par Locke, Rousseau préfère les exercices par les corps et les sens, car il est persuadé que les premiers mouvements de l’homme, les premières connaissances étant d’ordre sensitif, il faut privilégier ce mode de compréhension: “Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain vient par nos sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle: nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer les livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui; c’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir” 520 .

Dans cette perspective, le gouverneur doit disposer les objets propices à l’éducation de l’enfant (et écarter ceux qui pourraient lui nuire) plutôt que de l’inciter à apprendre par coeur dans des livres:“C’est dans le choix de ces objets, c’est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu’il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté; et c’est par là qu’il faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse, et à sa conduite dans tous les temps” 521 . De toute façon, il est plus utile d’apprendre à l’enfant une méthode, une manière de penser que des savoirs, “Il s’agit moins de lui apprendre une vérité que de lui montrer comment il faut s’y prendre pour découvrir toujours la vérité” 522 : “Emile a peu de connaissances, mais celles qu’il a sont véritablement siennes; il ne sait rien à demi <...> mon objet n’est point de lui donner la science, mais de lui apprendre à l’acquérir au besoin, de le lui faire estimer exactement ce qu’elle vaut, et de lui faire aimer la vérité par-dessus tout” 523 .

C’est pourquoi, la morale doit être faite en action plus qu’en leçons: les fables sont inutiles, les enfants savent les réciter par coeur, mais non pas les appliquer pare qu’ils ne les comprennent pas et quand bien même ils les comprennent, la morale indiquée n’est pas adaptée à leur âge. Il est ainsi inutile de raisonner avec les enfants, comme le préconise Locke. La raison est le “chef d’oeuvre”, ce à quoi on doit aboutir à la fin d’une éducation chez un homme; on ne peut pas commencer par la fin: “Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant” 524 . Par exemple, face à l’enfant qui casse tout ce qui l’entoure, Rousseau conseille non pas les discours inutiles, ni même les sanctions du gouverneur, mais de ne pas remplacer les objets abîmés (meubles, vitres): leur besoin va s’en faire ressentir “de lui-même” (l’élève manquera de meubles, il aura froid) et le châtiment sera une “suite naturelle” des mauvaises actions de l’enfant. Par ailleurs, en matière de morale, le gouverneur doit être un exemple constant aux yeux de l’enfant:“Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’être fait homme soi-même; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se dit proposer” 525 . Par exemple, pour la charité:“Au lieu de me hâter d’exiger du mien <l’élève> des actes de charité, j’aime mieux en faire en sa présence, et lui ôter même le moyen de m’imiter en cela, comme un honneur qui n’est pas de son âge; car il importe qu’il ne s’accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs d’enfants” 526 .

Enfin, il ne sert à rien d’accabler, de submerger l’enfant de savoirs inutiles et de travaux continuels, car on ne sait pas ce que va devenir l’enfant, peut-être qu’il mourra jeune, alors autant qu’il s’amuse pendant le temps de l’enfance et l’éducation d’Emile doit se faire dans le bonheur et la liberté: “Aimez l’enfance, favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct” 527 . Les jeux présentent un intérêt formidable dans l’éducation des enfants, car ils permettent d’apprendre sans s’en apercevoir, en s’amusant, en expérimentant 528 :“Quand un enfant joue au volant, il s’exerce l’oeil et le bras à la justesse; quand il fouette un sabot, il accroît sa force en s’en servant, mais sans rien apprendre” 529 . Emile avant 12 ans ne distingue d’ailleurs pas clairement le travail du jeu.

Au total, on aurait tort de réduire la critique que fait Rousseau du savoir à un anti-rationalisme, en interprétant, comme le souligne P.Kahn“l’éducation négative comme une apologie de la régression, comme cet infantilisme qu’on décèle parfois dans certaines pédagogies <<modernes>> centrées sur la spontanéité et l’épanouissement de l’enfant et de l’enfance dans l’enfant. Leur rapport avec Rousseau est plus apparent que réel” 530 . En effet pour Rousseau, l’éducation vise l’homme en l’enfant, et non l’enfance; l’éducation a pour but l’appropriation progressive par l’individu de sa liberté: quand il aboutit à cette liberté, il a cessé d’être un enfant; l’homme “fait” , fin de l’éducation, se caractérise par son autonomie et les “puissants” (les riches, les grands, les rois) qui ne peuvent vivre qu’en se faisant servir sont restés des enfants en tant qu’il sont dépendants et n’ont pas acquis leur liberté.

Notes
509.

Emile, pp. 112 et 113

510.

idem, p.238

511.

ibid, p.81

512.

ibid, p.232

513.

Emile, p.301

514.

idem,p.121

515.

“Je suis presque sûr qu’Emile saura parfaitement lire et écrire avant l’âge de dix ans précisément parce qu’il m’importe fort peu qu’il le sache avant quinze; mais j’aime mieux qu’il ne sût jamais lire que d’acheter cette science au prix de tout ce qui peut le rendre utile: de quoi lui servira la lecture quand on l’en aura rebuté pour jamais?”, Emile, p.146

516.

La lecture est “le fléau de l’enfance, et presque la seule opération qu’on lui sait donner”, Emile, p.145

517.

Emile, p.145. Rousseau fait allusion à une méthode inventée par Locke avec des dés

518.

idem, p.146

519.

Alain pensera au contraire qu’il faut procéder en éducation de l’abstrait au concret, en commençant par les sciences mathématiques (notamment la géométrie) qui permettent d’accéder à la compréhension des “choses”.

520.

Emile, p.157. Rousseau partage l’idée qu’il existe une hiérarchie depuis les sens jusqu’à la raison: “ce que j’appelais raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations; et de ce que j’appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées simples” (Emile, p.202)

521.

idem, p.139

522.

ibid, p.267

523.

ibid, p.270

524.

Emile, p.108

525.

idem, p. 114

526.

ibid, p.127

527.

ibid, p.92

528.

L’expérimentation par le jeu est beaucoup plus efficace que les leçons“Les leçons que les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu’on leur dire jamais dans la classe” (Emile, p.156)

529.

Emile, p.187

530.

P.Kahn, “Emile et les Lumières”, p.192