4- Entre nature et société : « un sauvage fait pour habiter dans les villes »

‘“Considérez premièrement que, voulant
former l’homme de la nature, il ne
s’agit pas pour cela d’en faire un
sauvage et de le reléguer au fond des
bois; mais qu’enfermé dans le tourbillon
social, il suffit qu’il ne s’y laisse
entraîner ni par les passions, ni par les
opinions des hommes; qu’il voie par ses
yeux, qu’il sente par son coeur;
qu’aucune autorité ne le gouverne, hors
celle de sa propre raison” 531

Il y a chez Rousseau une admiration pour l’état originel de l’homme, qu’il est encore possible de préserver un temps par une éducation naturelle de l’enfant. C’est pourquoi, il convient de protéger cette période spécifique à l’enfance (“La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes” 532 ) et de respecter les manières d’être, de penser, d’agir des enfants. Selon P.Kahn,Emile est le second livre après le Télémaque de Fénelon, à “thématiser ce sentiment de l’enfance dont l’historien P.Ariès nous dit qu’il est moderne” 533 . L’éducation d’un enfant nécessite de laisser faire l’oeuvre de la nature 534 et le respect de l’éducation naturelle interdit de bousculer artificiellement les enfants dans leurs apprentissages, par exemple en corrigeant sans cesse leurs fautes de grammaire énoncées oralement: “C’est une pédanterie insupportable et un soin des plus superflus de s’attacher à corriger dans les enfants toutes ces petites fautes contre l’usage, desquelles ils ne manquent jamais de se corriger d’eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours correctement devant eux, faites qu’ils ne se plaisent avec personne autant qu’avec vous et soyez sûrs qu’insensiblement leur langage s’épurera sur le vôtre sans que vous les ayez jamais repris” 535 . Par ailleurs, l’éducation d’un enfant demande de “savoir perdre du temps pour en gagner” 536 et il ne faut pas avoir peur d’être en retard en permettant à l’enfant de jouer:“Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire. Comment! N’est-ce rien que d’être heureux? N’est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée? De sa vie il ne sera si occupé” 537 .

L’idéal selon Rousseau serait de vivre seul (“Un être vraiment heureux est un être solitaire”) et si l’homme vit en société, c’est parce qu’il est obligé, du fait de sa dépendance avec les autres: “Tout attachement est un signe d’insuffisance: si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur” 538 . Rousseau décrit la société de manière très sombre et l’éducation qu’il propose est une éducation du retrait et de la solitude. Mais cette éducation est nécessaire, car on ne peut pas prolonger l’état de nature et l’homme est faible à sa naissance, il n’est rien sans l’éducation:“On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation <...> Nous naissons faibles, nous avons besoin de force; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation” 539 .

L’éducation va permettre de faire la transition entre l’être de besoin qu’est l’homme naturel et son entrée en société, qui va pousser l’homme vers la “liberté autonome”; mais le gouverneur devra armer Emile contre la société corrompue et sa prime éducation aura lieu à la campagne, “loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires moeurs de la ville, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus propres à rebuter qu’à séduire, quand on a nul intérêt à les imiter” 540 . Emile apprendra aussi à ne pas être ébloui par le luxe et il regardera les objets, les arts et les hommes sous leur rapport utilitaire (le reste est arbitraire, dépend de l’opinion): “C’est par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûreté, sa conservation, son bien-être, qu’il doit apprécier tous les corps de la nature et tous les travaux des hommes” 541 . Enfin l’éducateur ne dotera pas l’enfant des artifices de politesse, “vaines formules”, qui lui “servent au besoin de paroles magiques pour soumettre à ses volontés tout ce qui l’entoure, et obtenir à l’instant ce qui <lui> plaît” 542 .

Autrement dit, l’homme ne doit attendre son accomplissement ni de l’ordre social, ni de sa nature originelle et en même temps, son éducation naturelle doit lui permettre de savoir vivre en société. L’éducation de l’enfant consiste à éduquer le “sauvage”, qui est dans l’histoire (“fait pour habiter les villes”) dans le sens non pas de l’histoire, mais de la nature. L’éducation nous vient “de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes; et l’acquis de notre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses” 543 . Il n’y a que l’éducation des hommes dont nous soyons à peu près maîtres (quoique pour en être complètement convaincu, il faudrait maîtriser tous ceux qui entourent l’enfant) et il faut diriger cette éducation des hommes dans le sens de la nature.

Notes
531.

Emile, p.332

532.

idem, p.108

533.

J.L Derouet nuance la position de P.Ariès en soulignant que l’Antiquité et le Moyen-Age avaient bien une “idée de l’enfance et de la spécificité de la pédagogie qu’il fallait lui réserver” et qu’”au moment où l’école devient une affaire d’Etat” , l’oeuvre de Rousseau a systématisé “cette conception de l’enfant en tant qu’enfant”(J.L Derouet, Ecole et justice, Ed. Métailié, Paris, 1992, pp.119 et 120)

534.

“Laissez longtemps agir la nature, avant de vous mêler d’agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations”, Emile, pp.131 et 132

535.

Emile, p.82

536.

idem, p.180

537.

Emile, p.132

538.

idem, p.287

539.

ibid, pp.36 et 37

540.

ibid, p.115

541.

ibid, p.242

542.

Emile, p.102

543.

idem, p.37