1- L’éducation aux fins de l’humanité

“L’homme ne peut devenir homme que
par l’éducation. Il n’est que ce que
l’éducation fait de lui” 557

“Les Lumières dépendent de l’éducation
et à son tour l’éducation dépend des
Lumières” 558

Kant s’est intéressé de multiples fois aux problèmes de l’éducation, en qualité de précepteur 559 , de pédagogue 560 et en tant que philosophe persuadé de la nécessité éducative dans l’accomplissement de l’humanité. La notion d’éducation ne peut être isolée dans la philosophie kantienne des concepts de culture, discipline, civilisation, formation:“L’homme est la seule créature qui doive être éduquée. Par éducation, on entend, en effet, les soins (l’alimentation, l’entretien), la discipline et l’instruction avec la formation” 561 . En l’homme tout est acquis, rien n’est inné, contrairement aux animaux que la nature a dotés de corps déjà armés pour assurer leur subsistance et leur défense: du fait de sa faiblesse originelle, l’homme qui est un être en devenir, doit tout tirer de lui-même.

L’éducation s’impose donc à l’individu et son espèce, par la faute d’un manque de la nature qui livre l’homme à lui-même, mais aussi parce que la nature est faite de “bois tordu”; l’homme est vicié à l’origine, dès le moment où il a quitté la tutelle de la nature pour passer à la raison. Kant partage la conviction de Rousseau selon laquelle le passage à l’état civilisé a provoqué des méfaits (comme l’oppression mutuelle entre les hommes), rompant avec l’harmonie de l’ordre de la nature. Seule la civilisation peut aboutir à l’avènement de la liberté dans l’espèce humaine en ce qu’elle introduit la possibilité d’un choix dans la nature, mais ce choix est mauvais et c’est en cela que la civilisation introduit le mal sans le vouloir: “Le malheur de l’espèce repose dans cette contradiction qui oppose les fins naturelles de l’individu (ainsi le jeune homme est sexuellement adulte vers l’âge de seize ans) et les fins que poursuit la société (à seize ans, le garçon n’est pas capable d’assurer la vie d’une famille)” 562 . Or c’est de cette contradiction entre fins naturelles et fins sociétales que naissent les vices et le mal d’exister: “La civilisation introduit dans le naturel un trouble et un déchirement qu’en elle-même la nature ignore” 563 .

Dès lors que l’homme a accès à la liberté, il est capable de tout sacrifier pour elle et la liberté dans son usage individuel se définit avant tout par l’abus qui contredit le principe de l’égalité naturelle des hommes. L’éducation est alors nécessaire, pour éviter d’aboutir à une liberté sans norme, sans loi, à l’anarchie et à la violence: “l’homme, par nature, a un si grand penchant pour la liberté, que, s’il commence par s’habituer à elle quelque temps, il lui sacrifie tout. C’est pourquoi, comme on l’a dit, il faut avoir très tôt recours à la discipline car, s’il n’en est pas ainsi il est par la suite très difficile de transformer l’homme” 564 .

Mais l’éducation ne doit pas se limiter à l’individu et concerner uniquement l’adaptation d’un enfant au monde présent; l’éducation de l’enfant ne prend sens que dans une perspective plus large, notamment la recherche d’un meilleur état de l’humanité, comme le souligne A.Philonenko: “En vérité l’éducation doit comprendre l’individu dans le progrès général de l’humanité et, sans pouvoir achever ce progrès dans l’individu, le conduire à y participer en faisant de lui un homme de demain, un nouveau maillon dans la chaîne des générations” 565 . L’éducation n’est donc pas une fin en elle-même, elle est “le moyen dont l’utilisation est au service de fins plus élevées” 566 et la pédagogie n’est aussi qu’un moyen nécessaire mais insuffisant à elle seule: toutes les deux contribuent au but de la culture qui est de permettre l’institution d’une constitution, condition du bonheur universel et du cosmopolitisme, qui permettra de surmonter les contradictions de l’individu et de l’homme social. Les fins de l’individu et celles de l’espèce convergent en un but commun, dans le sens où l’éducation d’un enfant doit avoir pour objectif de constituer en lui un sujet autonome et un citoyen.

Finalement, l’histoire est comme le pédagogue de l’humanité et l’éducation chez Kant renvoie directement à la philosophie de l’histoire: “L’éducation est, profondément comprise, l’expérience même de toute l’humanité” 567 . Le problème fondamental de l’histoire est la découverte et la réalisation d’une association politique fondée uniquement sur la liberté, et ce problème est donc lié à l’éducation, la formation de la liberté raisonnée chez l’homme qui ne la possède pas de manière innée. L’éducation est par conséquent le fondement du politique et à force, elle deviendra le “plus puissant levier de l’histoire”. C’est en ayant progressé par l’éducation à son niveau individuel, en ayant accédé à l’autonomie et à la maturité que l’homme participe à son niveau à la progression plus générale de l’humanité et Kant se montre très confiant quant à l’accession du XVIIIème siècle aux Lumières 568 : “L’homme contribue sans le savoir à la progression d’une histoire dont il ne peut comprendre qu’il est responsable qu’en ayant accédé à sa propre maturité. L’homme majeur, l’homme qui a accédé aux Lumières est enfin sorti de sa propre enfance: il n’a plus besoin de maître, il est autonome” 569 .

Si Kant est convaincu de la nécessité de l’éducation, il doute par contre souvent de ses conditions de réalisation car“si l’homme est un animal qui a besoin d’un maître, le maître a dû être formé par un autre qui à son tour a dû être formé...Or le maître comme son élève est homme fait de bois tordu” 570 :“l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont également été éduqués” 571 . Cette difficulté semble condamner la possibilité même d’une éducation morale de l’espèce, éducation qui pourtant relève de l’impératif catégorique et doit être absolument résolu. L’éducateur doit remplir au maximum ses fonctions et transmettre les soins et la culture (qui comprend la discipline et l’instruction) indispensables dans la formation d’un homme, au risque sinon d’être un mauvais maître. La liberté doit être le principe régulateur de l’action éducative et l’homme grâce notamment à l’éducation qu’il reçoit, peut tendre à la liberté raisonnable.

Or là encore apparaît une contradiction 572 : l’homme a besoin d’un maître, mais comment trouver une forme de contrainte qui ne produise pas une volonté servile et se concilie avec la liberté qu’on doit viser? Comment définir une forme de contrainte susceptible de conduire à la liberté? C’est une grande question de l’éducation qui rejoint le rapport entre philosophie de l’éducation et philosophie de l’histoire: "comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté? Car la contrainte est nécessaire! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps, je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté” 573 . Pour essayer de surmonter cette difficulté, Kant conseille: de laisser libre l’enfant dans son premier âge (à condition qu’il ne se blesse pas et qu’il ne s’oppose pas à la liberté d’autrui); de lui montrer qu’il n’arrivera à ses fins que s’il laisse les autres arriver aux leurs; de lui montrer qu’on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l’usage de sa propre liberté.

Kant ne prétend pas présenter une nouvelle théorie de l’éducation, et il reconnaît bien volontiers les influences de ses prédécesseurs (surtout Rousseau, et d’autres comme Platon, Locke et certains contemporains tels Basedow) même s’il n’en partage pas toutes les vues. Cette utilisation des réflexions pédagogiques antérieures est cohérente avec l’idée kantienne selon laquelle l’art de l’éducation doit profiter des enseignements passés pour parvenir à un art “raisonné”:“L’éducation est un art, dont la pratique doit être perfectionnée par beaucoup de générations. Chaque génération, instruite des connaissances des précédentes, est toujours plus à même d’établir une éducation qui développe d’une manière finale et proportionnée toutes les dispositions naturelles de l’homme et qui ainsi conduise l’espèce humaine toute entière à sa destination” 574

Notes
557.

Réflexions sur l'éducation, p.73

558.

idem, p.77

559.

Kant occupa cette fonction pendant neuf ans de 1746 à 1755

560.

Les Réflexions sur l'éducationsont extraites d’enseignements dispensés à Könisberg en 1776-1777, en 1780, en 1783-84 et en 1786-87

561.

Réflexions sur l'éducation, p.69

562.

Crampe-Casnabet M, “Du dressage à la civilisation: Kant”, p.237

563.

idem, p.237

564.

Réflexions sur l'éducation, p.71

565.

“Introduction: Kant et le problème de l’éducation”, Réflexions sur l'éducation, p.31

566.

Crampe-Casnabet M, “Du dressage à la civilisation: Kant”, p.243

567.

A.Philonenko “Introduction: Kant et le problème de l’éducation”, Réflexions sur l'éducation, p.29

568.

G.Vincent rappelle dans L’Ecole primaire française: “Comme le dira Kant, les hommes des lumières ont résolu de ne plus obéir à une loi étrangère: ils veulent être autonomes, soumis à une loi qu’ils perçoivent et reconnaissent en eux-mêmes”, p.95

569.

Crampe-Casnabet M, “Du dressage à la civilisation: Kant”, p.244

570.

idem, p.241

571.

Réflexions sur l'éducation, p.73

572.

déjà soulignée par Rousseau dans l’Emile

573.

Réflexions sur l'éducation, pp.87 e t 88

574.

Réflexions sur l'éducation, p.77