5- Le développement continu et équilibré de l’éducation

“La règle principale... est de ne jamais
cultiver une faculté de l’esprit pour
elle-même et toute seule, mais de
cultiver chacune des facultés seulement
en relation avec les autres et par
exemple l’imagination au profit de
l’entendement seulement” 592

Kant distingue différentes périodes de l’éducation depuis le nourrisson jusqu’à l’adolescent de 16 ans 593 : la première période concerne l’éducation du corps (les soins) et l’éducation physique active; la deuxième période est relative à l’éducation intellectuelle (mais qui est encore physique), c’est l’éducation scolaire; la troisième période est l’éducation morale, qui couronne toute l’éducation. Pour le pédagogue tous ces horizons doivent exister dès le départ et ils sont interdépendants, dans la perspective d’une éducation équilibrée; il sait que le sort de l’éducation morale se joue déjà dans l’éducation physique, corporelle ou mentale: “La culture morale, dans la mesure où elle repose sur des principes, que l’homme doit saisir lui-même est la plus tardive; mais dans la mesure où elle repose uniquement sur l’entendement commun, elle doit être observée dès le début, même dans l’éducation physique, car s’il en est autrement des défauts prendraient facilement racine, de sorte que tout art éducatif travaillerait en vain contre eux par la suite” 594 . A.Philonenko en conclut que“Le point de vue du maître devra donc toujours être synoptique; dans le présent il doit réunir le passé et l’avenir de l’enfant, et par exemple veiller à ce que le travail intellectuel prépare l’éducation morale et ne nuise pas à l’éducation du corps” 595 .

Les différentes périodes de l’éducation sont par conséquent nécessairement coordonnées et une correspondance entre le corps et l’esprit existe à chaque niveau du développement de l’enfant. Ainsi, l’éducation morale doit intervenir dès l’éducation du corps et Kant rejoint Rousseau sur la nécessité de ne pas laisser l’enfant céder à ses envies de tyrannie et d’empire quand il pleure et voudrait soumettre l’entourage à ses volontés: “Il est très mauvais de courir au secours de l’enfant aussitôt qu’il crie et, comme les nourrices ont l’habitude de le faire, de lui chanter quelque chose, etc... Ordinairement c’est en ceci qu’apparaît la première corruption de l’enfant, car lorsqu’il voit que tout accourt à son cri, il répète souvent ses cris” 596 . Si l’enfant grandit sans qu’on s’oppose à la sauvagerie qui l’habite, sans qu’on lui oppose de résistance, il se corrompt et on gâte ainsi ses dispositions naturelles: on se verra obligé ensuite d’appliquer des punitions pour rendre l’enfant à nouveau bon.

Par ailleurs, les facultés auxquelles doit atteindre l’éducation sont subordonnées entre elles et suivent une hiérarchie: le corps ne doit exister que pour l’intelligence, qui elle-même ne doit exister que pour la conscience morale; les facultés inférieures (humour, mémoire, les sens, l’imagination, la faculté de connaître, la puissance d’attention 597 ) doivent être cultivées en vue des facultés intellectuelles supérieures. Kant critique l’enseignement traditionnel qui sacrifie l’entendement, l’imagination, la raison à la mémoire; une culture basée uniquement sur la mémoire est superficielle et déformante car elle annihile le jugement. L’enseignement traditionnel déstabilise l’équilibre organique de l’esprit en accordant trop d’importance à la mémorisation et il a rompu la hiérarchie des facultés mentales dans laquelle la mémoire est inférieure et doit être cultivée en vue de l’entendement et du jugement. Dans la mémoire, l’esprit n’est pas créateur, or le propre de l’esprit est justement d’être une activité créatrice, libre et non reproductrice passive et par conséquent, la mémoire ne doit être utilisée qu’en vue de permettre au jugement de s’exercer sur les choses, de les déterminer: “On ne doit occuper la mémoire qu’avec les choses que nous avons un intérêt à conserver et qui possèdent une relation à la vie réelle” 598 ; lire des romans affaiblit la mémoire et suscite la rêverie: “Les distractions ne doivent jamais être admises et au moins à l’école, car elles finissent par y engendrer un certain penchant, une certaine habitude. Chez celui qui se livre à la distraction, les talents les plus beaux disparaissent” 599 .

Enfin Kant préconise comme Rousseau de ne jamais oublier à travers toutes ces périodes de l’éducation, de respecter l’âge de l’enfant et ses capacités: “Les enfants ne doivent être instruits que des choses qui conviennent à leur âge” 600 ;“Etre habile, prudent, honnête, sans malice comme l’homme adulte, dans l’enfance, cela ne vaut guère mieux que conserver une sensibilité enfantine dans l’âge mûr” 601 .

Notes
592.

Cours de pédagogie, p.472, cité dans Réflexions sur l'éducation, p.53

593.

Kant arrête ses réflexions sur l’éducation à l’âge de 16 ans, période de la maturation sexuelle de l’enfant qui peut devenir père

594.

Réflexions sur l'éducation, p.90

595.

“Introduction: Kant et le problème de l’éducation”, Réflexions sur l'éducation, p.45

596.

Réflexions sur l'éducation, p.95

597.

“En ce qui concerne la puissance d’attention, il faut remarquer que celle-ci doit être fortifiée d’une manière générale. Attacher d’une manière fixe nos pensées à un objet est moins un talent, que bien plutôt une faiblesse de notre sens interne, qui en un tel cas ne se montre pas flexible et susceptible d’être appliqué à notre convenance. La distraction est l’ennemie de toute éducation. Or la mémoire repose sur l’attention”, Réflexions sur l'éducation, p.118

598.

Réflexions sur l'éducation, p.114

599.

idem, p.114

600.

Réflexions sur l'éducation, p.131

601.

idem, p.90