6- L’éducation physique du corps et de l’intellect

La prime éducation, celle du corps, va s’appuyer sur la nature humaine qu’il faut laisser faire et Kant est ici disciple de Rousseau à qui il emprunte le concept d’éducation négative 602 . Ainsi pour la marche, il faut laisser l’enfant se traîner par terre jusqu’à qu’il commence de lui-même à marcher peu à peu, “naturellement” 603 et il convient alors de s’abstenir des instruments et des précautions que la nature ignore:“D’une manière générale, on doit observer que la première éducation doit être seulement négative, c’est-à-dire qu’on ne doit rien ajouter aux précautions prises par la nature et qu’il faut seulement ne pas troubler la nature” 604 . Kant ne conseille pas d’écarter tous les instruments, mais d’en utiliser le moins possible car “Plus on use d’instruments artificiels, plus l’homme devient dépendant d’instruments” 605 mais aussi parce que les instruments ne font que “ruiner l’habileté” 606 , qu’ils déforment le corps plus qu’ils ne le forment (surtout les roulettes et les lisières) et qu’ils ne permettent pas aux enfants d’apprendre par eux-mêmes.

Par ailleurs, Kant insiste sur le renforcement des facteurs psychologiques dans l’éducation du corps: la gymnastique 607 est une école de courage et de contrôle de soi et il faut accoutumer l’enfant à renforcer, à endurcir son corps 608 , en l’habituant notamment au froid, à une vie rude car“un lit dur est beaucoup plus sain qu’un lit mou. D’une manière générale une éducation dure est très utile pour fortifier le corps. Par une éducation dure nous entendons une éducation qui ne consiste qu’à empêcher que l’enfant ait toutes ses aises” 609 . Par contre, il ne faut pas faire contracter à l’enfant de “mauvaises habitudes”, l’habituer à trop de chaleur (par les boissons chaudes, les vêtements excessivement chauds qui conduisent à la faiblesse physique et à la mollesse morale) ou le rendre dépendant de produits tels que le tabac et l’alcool:“Il ne faut pas laisser l’enfant s’habituer à quoi que ce soit, de telle sorte que cela devienne pour lui un besoin” 610 ;“L’habitude est une jouissance ou un acte devenu une nécessité par une répétition fréquente, souvent de la même jouissance ou de la même action” 611 ; “Plus un homme possède d’habitudes, d’autant moins est-il libre et indépendant. Il faut ainsi empêcher que l’enfant s’habitue à quelque chose; il ne faut laisser se créer aucune habitude chez lui” 612 . Par contre, Kant plaide (contre les conceptions de Locke et de Rousseau) pour une vie réglée en tout, notamment le sommeil et les repas; la nature offre des exemples de périodicité et “L’homme devrait s’habituer aussi à un temps donné, afin que le corps ne soit pas troublé dans ses fonctions” 613 .

L’activité physique doit avoir un but, une fin comme par exemple habituer les enfants à ne pas avoir peur de franchir des passerelles étroites, des hauteurs escarpées. En cultivant le corps des enfants, on les prépare, on les forme pour la société: l’éducation physique est aussi une moralisation des enfants. La gymnastique se rapporte aussi bien à “l’usage du mouvement volontaire, ou bien à l’usage des organes des sens” 614 et les meilleurs exercices sont ceux dans lesquels on sollicite à la fois l’habileté et les sens (par ex. ballon).

Enfin il faut souligner le rôle de la punition dans l’éducation corporelle: dans sa théorie philosophique du droit, Kant soutient que la punition ne doit viser aucune fin contrairement au domaine éducatif où la fin à viser est l’amélioration du corporel. Ainsi la punition physique doit suppléer au “manque de réflexion des enfants” 615 en veillant à ce que les punitions ne soient pas appliquées avec colère afin que les enfants comprennent que le seul but est leur amélioration; pour les adolescents, l’obéissance sera distincte de celle des enfants: “Elle consiste dans la soumission aux règles du devoir. Faire quelque chose par devoir signifie: obéir à la raison” 616 .

Chez Kant, l’éducation intellectuelle relève d’une éducation physique, comme le souligne M. Crampe-Casnabet: “La culture de l’âme ou de l’esprit peut être dite physique comme celle du corps en ce que l’esprit, comme tout ce qui relève de la nature corporelle doit être contraint, discipliné. En ce point, l’esprit ou l’âme ne se distingue pas du corps” 617 . Mais il faut veiller à ce que la discipline ne soit pas un esclavage et que l’enfant soit éduqué dans le sens d’une “liberté raisonnée”: “En ce qui concerne la formation de l’esprit, que l’on peut aussi effectivement nommer physique d’une certaine manière, il faut essentiellement prêter attention à ce que la discipline ne soit pas un esclavage et qu’au contraire l’enfant sente toujours sa liberté, mais de telle sorte qu’il ne s’oppose pas à la liberté d’autrui; l’enfant devra donc rencontrer de la résistance” 618 .

Par ailleurs, les facultés intellectuelles supérieures sont d’autant mieux cultivées que l’enfant agit lui-même, qu’il fait des travaux d’application (par exemple mettre en pratique une règle grammaticale qui vient d’être apprise ou dessiner une carte au lieu de la regarder simplement): “Le principal moyen qui aide la compréhension, est la production des choses. Ce que l’on apprend le plus solidement et ce que l’on retient le mieux, c’est ce que l’on a en quelque sorte appris par soi-même” 619 . En un sens on peut dire que la conception kantienne de l’apprentissage est socratique: l’élève doit construire lui-même ses idées, au lieu de les recevoir toutes faites du dehors.

Notes
602.

A la différence quand même que Kant limite l’éducation négative à la toute première enfance, c’est à dire à l’acquisition de la langue maternelle et de la marche (alors que Rousseau ne l’interrompt qu’à 12 ans).

603.

Ce qui relève du physique est commun à l’animal et à l’homme en ce qu’ils ont un corps et c’est pourquoi Kant pense que l’enfant n’a pas plus à apprendre les fonctions vitales élémentaires (comme marcher) que l’animal.

604.

Réflexions sur l'éducation, p.94

605.

idem, p.98

606.

ibid, p.104

607.

Kant suit les conceptions de son époque concernant l’éducation physique ou gymnastique: on sait qu’il faut exercer les enfants, mais on n’en a pas d’idée très précise et on ne distingue pas tellement le jeu de l’activité physique.

608.

Cette idée est aussi présente chez Rousseau et avant chez Locke

609.

Réflexions sur l'éducation, p.101

610.

idem, p.93

611.

ibid, p.100

612.

ibid, p.100

613.

ibid, p.100

614.

ibid, p.105

615.

Réflexions sur l'éducation, p.128

616.

idem, p.129

617.

“Du dressage à la civilisation: Kant”, p.235

618.

Réflexions sur l'éducation, p.101. Le gouverneur de Rousseau renvoie lui aussi à Emile un refus inflexible de tout ce qui n’est pas salutaire à son éducation (notamment tout ce qui relève d’une volonté d’autorité)

619.

idem, p.119