1- La nécessaire clôture scolaire

“La conversation avec un frère aîné est
toujours difficile; elle est presque
impossible avec un père; elle est plus
naturelle avec un étranger d’un autre
âge; plus naturelle avec un maître
d’écriture ou de science, ou de belles-
lettres, parce que le maître éprouve et
maintient les différences, au lieu qu’un
frère ou un père veulent s’approcher et
comprendre, et s’irritent bientôt de n’y
pas réussir” 632

L’école est un milieu à part, qui se distingue de l’environnement naturel, de la société des hommes et de la famille. Si l’école doit être séparée de la nature, c’est qu’elle doit protéger la “société des enfants”: la seule forme de nature tolérée par Alain dans l’espace scolaire est celle qui est maîtrisée, “domestiquée” par l’homme: “L’école veut des jardins, c’est à dire une nature dessinée, ordonnée, limitée par l’homme. Toute activité se dépense alors au travail scolaire et au jeu, sans aucun souci réel de production ou de défense” 633 . L’école doit préserver le “peuple enfant” de l’extérieur, elle doit amoindrir les “forces” qui viendraient le contrarier. Ainsi par exemple, l’enfant ne doit être mis en relation avec la force qu’à travers une voiture à chèvres, à condition que “tout soit calculé et mesuré” et que “chèvres, voitures et enfants soient dominés par la force supérieure des nourrices et des gardiennes” 634 . De manière plus générale, tout ce qui entre à l’école doit subir une transformation qui le rend plus accessible à l’enfant: l’écolier aime jouer à la voiture ou au bateau, sans chevaux, ni eau. Il fait semblant, il joue et n’est pas confronté aux réels dangers de la route ou de la navigation desquels il se préserve presque “naturellement”.

L’école décrite par Alain est une “société d’un certain genre” distincte de la "société des hommes": “L’école n’est pas une société; le travail producteur n’y est point reçu, ni la division du travail, ni l’entraide qui en résulte. Ainsi, la nécessité extérieure, humaine ou non, n’y pénètre point” 635 . L’école préserve l’enfant du caractère “inhumain” de la vie humaine: l’enfant sans l’école serait “un monstre, par la peur, qui est la première des passions et peut-être le ressort caché de toutes”, le “peuple enfant” se diviserait face à la menace et un petit nombre d’enfants qui aurait moins peur que les autres, gouvernerait. C’est pourquoi l’école doit être un lieu complètement hermétique à l’extérieur, un monde clos, particulier, où tout l’effort est concentré sur le travail scolaire: “J’aime que les bruits extérieurs n’y entrent point. J’aime ces murs nus. Je n’approuve point qu’on y accroche des choses à regarder, même belles, car il faut que l’attention soit ramenée au travail” 636 .

Avant l’école, la famille est le lieu de la première éducation, des “affections inimitables, mais mal réglées” 637 , dans laquelle l’enfant a des liens basés sur les sentiments. La famille est “biologique”, elle “refuse les lois de société, comme sont justice, droit, égalité et autres corps étrangers” 638 et elle est incapable de donner “une grande partie de l’éducation” 639 : “c’est le monde indifférent qui la donne, ou bien le maître d’école, qui n’est pas payé pour aimer” 640 . Les parents n’ont pas assez de patience pour apprendre à leurs enfants: “J’ai vu un bon père, qui était aussi un bon violoniste, tomber dans des accès de colère ridicule, et enfin remettre son fils à quelque professeur moins passionné. L’amour est sans patience. Peut-être il espère trop; peut-être la moindre négligence lui apparaît-elle comme une sorte d’insulte” 641 . Seule l’éducation à l’école permet d’aider l’enfant à s’accomplir progressivement un peu plus comme homme, car s’il reste uniquement dans le milieu familial, l’enfant continuera à imaginer la réalité du monde comme fantaisie, caprice, imaginaire alors qu’en fait dans le monde, tout est régi par la nécessité de l’ordre extérieur (monde physique) et de l’ordre humain (règles auxquelles l’homme se soumet dans la vie en commun ou dans celles du langage, du travail).

L’école permet d’apprendre à l’enfant une “autre discipline, et une humanité moins charnelle” 642 , différente du climat sentimental et familial: le maître doit rester froid et sans coeur, indifférent “Car le maître doit être sans coeur; oui, insensible aux gentillesses du coeur, qui, ici, ne sont plus comptées. Il doit l’être, et il l’est. Ici apparaissent le vrai et le juste, mais mesurés à l’âge. Ici est effacé le bonheur d’exister; tout est d’abord extérieur et étranger. L’humain se montre en ce langage réglé, en ce ton chantant, en ces exercices, et même en ces fautes qui sont de cérémonie, et n’engagent point le coeur. Une certaine indifférence s’y montre; l’esprit y jette son regard oblique et son invincible patience. L’oeil mesure et compte, au lieu d’espérer et craindre. Le temps prend dimension et valeur. Le travail montre son froid visage, insensible à la peine et même au plaisir” 643 .

Le maître doit constamment réaffirmer les différences entre lui-même et l’enfant, contrairement au père qui cherche à s’approcher, à comprendre l’enfant. Alain le réaffirme en plusieurs endroits: “L’école n’est nullement une famille” et par conséquent, les témoignages d’affection sont exclus des rapports maître/élève, qui doivent être égaux pour tous les élèves: “Il serait scandaleux qu’un élève voulût se faire valoir par des témoignages d’affection” 644 . Le maître doit rester indifférent, il ne doit pas chercher la conciliation avec l’enfant, il doit garder une relation très impersonnelle avec l’enfant: “J’ai remarqué quand j’étais enfant que ceux qui maintenaient l’ordre comme on balaie, comme on range des objets matériels, étaient aussitôt redoutés par cette indifférence, qui enlevait tout espoir. Et, sans exception, ceux qui voulaient persuader, écouter, discuter, pardonner enfin aux personnes, étaient méprisés, hués, et chose triste à dire, finalement haïs; au lieu que les autres, les hommes sans coeur, étaient finalement aimés” 645 . Dans cette perspective, les punitions doivent être appliquées de manière indifférente, inflexible, “à la manière des forces naturelles” 646 , indépendamment de l’humeur du maître (elle “ne peut prendre figure de vengeance” 647 ) et le maître ne doit surtout pas se laisser aller à une quelconque compassion qui lui ferait lever une punition: “On peut remarquer une politesse naturelle (et sans hypocrisie) dans un élève qui après la classe vient s’excuser. Encore une maxime: il faut tenir pour nulles ces excuses, et ne jamais lever une punition” 648 . L'impersonnalité du maître envers l'élève permet d'atténuer les relations de pouvoir et de dépendance liées aux personnes et ainsi de faciliter l'accès de l'enfant à son autonomie:“Vous répétez à l’enfant qu’il est menteur, paresseux, méchant; gardez qu’il ne prenne ces affirmations comme établissant une sorte de contrat entre vous et lui, d’après lequel vous êtes autorisé à vous défier, à espionner, à punir, mais d’après lequel aussi il est autorisé en quelque sorte à vous tromper et à faire ce qui lui plaît, dès qu’il le peut, en tout cas à l’essayer, à ses risques” 649 .

L’école est donc un lieu préservé, avec une relation privilégiée, qui “n’a pas d’analogue dans le monde” 650 entre l’enfant et le maître: “Les sentiments qui se produisent entre le maître et l’élève sont assurément de très haute qualité; il importe beaucoup qu’on les distingue des autres sentiments. Il s’y trouve d’un côté l’admiration, qui est un goût du sublime et de l’autre une fraternité très haute, toute fondée en esprit, et qui égalise, dans l’action d’instruire celui qui sait et celui qui ignore” 651 . En même temps, l’école n’est pas un milieu artificiel pour l’enfant, elle est au contraire une “chose naturelle” 652 puisqu’il y retrouve le “peuple enfant”. Même si l’enfant “tient à sa famille par des liens forts”, il “tient au peuple enfant par des relations qui ne sont pas moins naturelles”: “En un sens, il est moins étranger au milieu des enfants que dans sa famille, où il ne trouve point d’égaux ni de semblables” 653 . Par ailleurs, l’école peut être dite “naturelle” car l’éducation doit suivre la nature pour faire parvenir à “l’état d’homme” et aussi car elle suit nécessairement l’éducation familiale.

Notes
632.

Propos sur l’éducation, XIII, p.38

633.

Propos I, “Paniques d’enfants”, p.663

634.

Propos sur l’éducation, XV, p.42

635.

Propos II, texte 495, p. 796

636.

Propos I, “L’art de vouloir”, p.877

637.

Propos I, “Le salut personnel”, p.626

638.

Propos sur l’éducation, LXXII, p.179

639.

Durkheim pense aussi que les relations domestiques ont perdu leur “impersonnalité première”: l’enfant n’apprend pas en famille le respect de la règle qui est pourtant nécessaire; seule la classe peut assurer cet apprentissage (L’éducation morale, PUF, collection quadrige, Paris, 1992, p.125)

640.

Propos I, “L’humeur”, p.957

641.

Propos sur l’éducation, IX, p.26

642.

Propos I, “Famille”, pp.283 et 284

643.

Propos I, “Qu’est-ce que l’école?”, pp. 261 et 262

644.

Propos II, texte n°495, p.796

645.

Propos II, texte n°452, p.717

646.

idem, p.716

647.

Pédagogie enfantine, vingtième leçon, “La discipline individuelle”, p.309

648.

Pédagogie enfantine, vingt-sixième leçon, “La discipline et la politesse”, p.327

649.

Propos I,Les fruits de la confiance, pp.202 et 203

650.

Pédagogie enfantine, vingt-sixième leçon, “La discipline et la politesse”, p.327

651.

Propos II, texte n°495, p.797

652.

Propos sur l’éducation, XIII, p.37

653.

Pédagogie enfantine, vingt-septième leçon, “La discipline (suite)”, pp.329 et 330