3- L’éducation à l’attention et à la volonté : les vertus de l’exercice et de l’habitude

“L’homme n’a de ressource que dans sa
propre volonté” 658 “Dès que l’homme
ne se dirige plus, les forces extérieures
le reprennent” 659

“...les travaux d’écoliers sont des
épreuves pour le caractère, et non point
pour l’intelligence. Que ce soit
orthographe, version ou calcul, il s’agit
de surmonter l’humeur, il s’agit
d’apprendre à vouloir” 660

Les exercices scolaires sont un des moyens pour créer la discipline scolaire: “L’attitude attentive. Une action attentive. Ecrire. Lire en prononçant tout bas. Repasser sa leçon en attendant son tour, etc. (Les cours, les cours dictés, les sommaires, les cahiers) <...> Copier est bon (Ecrire sous dictée)” 661 . L’exercice écrit permet de capter l’attention de l’enfant, “La coutume de prendre des notes a d’abord un effet gymnastique, qui rompt ou plutôt délie cette attention figée”, alors que l’enseignement oral a “bien des inconvénients tant que l’enfant n’est pas rompu à conduire son esprit sans trouble, sans inquiétude" 662 . Ainsi donc, s’il est “bien de lire, parce que c’est une action”, il est “meilleur d’écrire et de relire”. L’attitude acquise par la copie permet de comprendre, d’écouter le maître: elle est à fois soumission du corps de l’élève et action par rapport à un savoir qu’il faut s’approprier; elle permet à l’élève de ne pas rester passif, extérieur à un cours qui serait “magistral”: “Lire et écrire; réciter; encore mieux écrire, non point vite, mais au contraire avec la précaution d’un graveur; tracer de belles marges sur un beau cahier; copier des formules pleines, équilibrées, belles, voilà le travail heureux, assoupli, qui fait le nid pour l’idée <...> Tant que les mots dont vous allez vous servir ne vous sont pas rendus familiers par la lecture d’abord, et puis par la copie, n’espérez rien de la parole” 663 ; “...les mouvements de l’écriture appliquée disposent à l’attention véritable, qui veut des muscles déliés, des mouvements familiers, une pensée qui revient et se recoupe, comme font les boucles de l’écriture. Au reste essayez un peu de réfléchir avec les bras croisés, c’est ce qui ne se peut point; l’homme qui pense écrit dans l’air, en quelque sorte, avec sa main; mais l’écriture réelle ramène encore mieux l’esprit; il suit alors ce geste fermé, qui ne l’égare point” 664 .

Alain distingue trois degrés de l’attention: l’attention affective qui est à la source de toute attention, mais qui doit être surmontée; l’attention active (ou ouvrière) qui caractérise les méthodes actives: l’attention suit l’action, et notamment l’action manuelle. Alain critique cette forme d’attention, car “ce genre de culture qui résulte des métiers ne mène pas loin” 665 . Enfin, l’attention intellectuelle qui doit être le but de l’éducation, mais qui doit passer par les deux première formes d’attention, car“La règle des règles est que quelque objet doit toujours être présent. Toute connaissance d’idée est une expérience. Les idées ne sont point dans quelque région immatérielle”. Le but ultime est d’arriver à “observer ou constater sans toucher”, et c’est pourquoi l’astronomie selon Alain va instruire les hommes plus que les métiers. Il faut entraîner l’enfant afin qu’il arrive à “l’attention presque immobile, c’est-à-dire en surmontant à la fois l’émotion et le besoin d’agir (Penser, dit Spencer, c’est se retenir d’agir)” et ces exercices vont passer par la maîtrise du temps, le fait de faire un travail en temps limité, comme par exemple le calcul mental, l’addition à deux chiffres:“L’exercice, l’entraînement gradué donneront bien vite le calme, la confiance en soi, la rapidité de la mise en train, enfin la sécurité par rapport aux émotions (précipitation), qui sont l’équilibre intellectuel même” 666 . L’exercice scolaire en temps limité apprend à l’enfant le contrôle de soi, la maîtrise de ses émotions, de ses passions 667 : il sert beaucoup moins à améliorer l’intelligence de l’enfant, qu’à entraîner sa volonté, à raffermir son caractère.

Or l’apprentissage de la maîtrise de soi-même permet de lutter contre la désobéissance qui n’est pas force, mais faiblesse et certains comportements d’écoliers sont symptomatiques de cette fragilité, comme l’entêtement, la colère, la paresse. Le problème, c’est que beaucoup d’élèves “désespèrent d’en sortir” et c’est pour cela que l’éducation doit s’attacher le plus tôt possible à “exercer les enfants à dominer leurs réactions physiologiques, à vouloir” ce qui ne peut se faire que par l’action, les changements dans la disposition des corps (la bonne volonté ne suffit pas): “Par exemple, on prépare mieux le soldat futur par gymnastique, adresse, patience, suite, éducation de la responsabilité dans les petits travaux des écoliers, que par les discours émouvants. L’économie n’est rien pour l’enfant, mais l’ordre, la précaution, la propreté sont quelque chose. La justice sociale est une abstraction, mais le respect du matériel scolaire, des livres, des crayons, joint à la bonne administration de ce qu’on possède est quelque chose. Un discours contre la révolte ou la violence n’est qu’émouvant; mais la politesse scolaire, la pudeur, la mesure, le sourire sont quelque chose. <...> Bref, l’enfant en sa situation scolaire (et familiale, et sociale), comme enfant, peut agir; c’est en ces actions qu’il apprendra à vouloir. Par exemple, attention à l’écriture, à l’orthographe, cela va aussi loin qu’on voudra. <<Sois non pas droit, mais redressé>>. L’enfant ne s’instruit moralement que par les fautes qu’il fait. Par exemple un discours sur l’ivrognerie est déplacé, mais une faute contre la discipline (emportement, fureur) instruit l’enfant et les autres. Qu’il apprenne à vouloir en ce qu’il peut vouloir” 668 .

C’est dire si les leçons de morale n’ont que peu de crédit aux yeux d’Alain: “La morale, c’est pour les riches” écrit le philosophe, persuadé que la morale à l’école doit prendre des aspects concrets, quotidiens. Trois séries d’action permettent d’éduquer l’enfant à la volonté, et donc de lui inculquer une morale. Premièrement une série de tâches à effectuer, tout d’abord au niveau matériel: balayer, aérer, mettre les papiers à la poubelle, garder la craie, compter les ardoises (“Ces petites fonctions mettent l’enfant en présence de lui-même, de ce qui dépend de lui”). Ces tâches peuvent être ensuite de l’ordre de la surveillance des enfants.

Deuxièmement, le travail scolaire éduque l’enfant à la volonté (sans pouvoir totalement l’y contraindre): l’assiduité, l’exactitude (arriver à l’heure, avoir terminé à l’heure), la mise en train (se mettre instantanément au travail, avoir son attention immédiatement disponible), l’ordre (faire une seule chose à la fois, ne pas reporter le travail difficile), le repos (savoir ne plus parler du travail, pour y être en entier quand on le décide), la règle (“se donner un emploi du temps”), la patience et la ténacité, la suite (c’est le travail qui donne le résultat).

Troisièmement, la “discipline”: “Par exemple se ranger au sifflet; en apparence c’est contrainte. En réalité bonheur de se gouverner, surprise de se changer si vite" 669 . Alain ajoute à cette dernière manière de procéder (“qui doit beaucoup au modèle militaire”), la gymnastique et l’habitude, très différente de la coutume qui endort, qui tient du fanatisme et qui est “comme un costume qui nous enchaîne” 670 : elle présente une grande résistance au changement et à la volonté. Au contraire de la coutume, “l’habitude (Habitus, possession) n’est point un obstacle à l’action nouvelle”: “Le premier effet de l’habitude est d’apaiser cet étonnement musculaire, si l’on peut ainsi dire, qui nous paralyse dès que nous sommes mis en demeure d’inventer. Mais comment arriver à cela? Considérons le piano ou la gymnastique. Le principal de l’étude consiste à répéter partie par partie, non pas en vue de répéter imperturbablement, mais au contraire en vue de remettre les muscles sous la domination de la volonté . L’obstacle est la raideur, qui tient d’abord tout le corps et qui se rétrécit peu à peu et est enfin vaincue” 671 .

Notes
658.

Propos I, “Hercule”, p.444

659.

Propos I, “L’art de vouloir”, p.410

660.

Propos sur l’éducation, XXIV, p.65. On retrouve ici l'esprit du texte de Kant cité en exergue de la partie d) L'école: une "culture par contrainte". Les deux auteurs réaffirment, contre le sens commun et les idéologies pédagogiques, les fonctions réelles de l'école (éduquer, discipliner et pas seulement instruire) telles qu'elles apparaissent dans nos sociétés à partir du XVIIème siècle

661.

Pédagogie enfantine, vingt-septième leçon, “La discipline (suite)”, p.330

662.

Pédagogie enfantine,dixième leçon, “L’attention”, p.269. Alain pense que “La parole humaine est naturellement émouvante; l’éloquence y ajoute, ramenant par sursauts la contracture animale; cet état n’est pas si éloigné du sommeil qu’on pourrait le croire; les expériences connues sur la suggestion et l’hypnose le font bien voir”

663.

Propos II, texte n°263, p.384

664.

Propos II, texte n°271, p.398

665.

Pédagogie enfantine, onzième leçon, “L’attention intellectuelle”, p.272

666.

Pédagogie enfantine, onzième leçon, “L’attention intellectuelle”, p.273

667.

Alain reprend l’idée cartésienne selon laquelle toutes nos erreurs viennent des passions

668.

Pédagogie enfantine, dix-septième leçon, “L’éducation de la volonté”, p.298

669.

Pédagogie enfantine, dix-septième leçon, “L’éducation de la volonté”, p.298

670.

Pédagogie enfantine, dix-huitième leçon, “L’habitude et la volonté”, p.301. Alain s’appuie ici sur la Philosophie de l’esprit de Hegel

671.

idem, pp.301 et 302