4- Le gouvernement de soi

C’est en se contraignant, en s’éduquant à la nécessité qu’on devient libre: ici, l’école permet de faire ce que la famille ne peut pas faire, car en son sein, “on peut tout exiger, mais aussi on doit tout”, il y a “une entière confiance, sans aucune liberté” 672 . Or, il est nécessaire de se gouverner, car “Nul n’aime l’esclavage” 673 selon Alain qui pense que la volonté est le contraire de la résistance à l’autorité et à la règle: “Il est bien rare que l’homme résiste à la règle (Discipline militaire. Obéissance aux lois. Obligations du métier) autrement que poussé par ses passions. Toutes les règles, prises par un certain côté, invitent l’homme à surmonter les fatalités (ou nécessités) de sa nature. Par ce côté, l’obéissance <...> est toujours bonne par la puissance qu’elle nous fait conquérir sur nous-mêmes” 674 .

Dans l’idéal, le maître d’école n’a plus à commander, l’enfant a suffisamment de volonté pour se contraindre lui-même. Car c’est l’une des caractéristiques de la règle scolaire, d’avoir deux sens, comme toute loi: la contrainte et l’invitation à vouloir. Tout enfant qui s’oppose est forcément contraint, par mesure d’ordre; il faut de toute façon obéir. Mais en même temps ce trait n’est pas le plus prégnant dans la règle scolaire, car “cette contrainte n’est qu’un moyen extérieur, préliminaire, préparatoire, étranger à la vraie éducation” 675 . “L’enseignement moral réel” consiste en fait dans le passage entre cette règle extérieure à l’enfant, imposée, contrainte et la volonté de l’enfant à suivre la règle: “Une fois l’ordre assuré, il faut que la contrainte cesse d’agir et que les bonnes volontés (admirable pléonasme) disons simplement que les volontés s’éveillent. Le discours le plus fort qu’il <le maître> puisse faire est dans ce genre-ci: <<Je ne parle pas de l’ordre. Il faut que l’ordre soit. Il sera. Il n’y a point de doute. Là-dessus je n’ai pas à conseiller ni à reprocher, j’exige, je force. Mais cela obtenu, je compte que je n’ai encore rien obtenu. Il n’y a aucune vertu ni aucun profit dans l’obéissance forcée. Je veux des êtres libres, c’est à dire que je mets chacun en face de lui-même <...> Chacun des exercices scolaires est l’occasion pour chacun de se gouverner lui-même et de s’élever au-dessus de l’animal. Or pour l’accessoire on peut aider, mais pour le principal, qui est vouloir, on ne peut aider. Je ne puis vouloir à votre place>>” 676

Dans cette perspective, la punition ne pourra avoir d’effet que si l’enfant s’engage envers lui-même à réparer; il ne sert à rien que la promesse soit adressée au maître “qui ne doit jamais se montrer affligé ni irrité, l’enfant aimerait ce pouvoir”. Le maître doit tenir le discours suivant à l’enfant: “Voulez-vous être sot, ignorant et sans courage? Non? Mais moi je n’y puis rien. Je ne puis vouloir à votre place. Au fond, je ne le dois pas”. L’enfant doit arriver par lui-même à se contrôler, à s’évaluer, bref à se maîtriser: “On peut amener l’enfant à se noter lui-même, à fixer lui-même la réparation” 677 . En tout cas, trop de discipline imposée sans raisonnement, sans recherche d’adhésion et sans assentiment de la part de l’intéressé produit l’effet contraire à celui escompté, comme par exemple dans les internats:“ceux qui ont connu l’odeur de réfectoire, vous n’en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde; un beau jour enfin ils l’ont cassée; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme ces chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n’aimeront ce qui est ordre et règle; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et les règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques; car tout cela sent le réfectoire” 678 .

Pour un homme, le fait de s’être exercé à un travail écolier, d’avoir su se gouverner dans ses études permet d’être et de rester “supérieur”: “Il faut toujours classer, examiner, décider. Savoir commencer et finir. Si l’on n’y fait attention on voit qu’il n’y a point de vertu qui ne suppose celle-là” 679 . Cette domination sur soi-même permet l’organisation sociale où la police doit commencer par “la police sur soi”: “il n’y a point de paix au monde sans police sur soi” 680 ; l’ordre est nécessaire pour vivre en société et si l’anarchiste a raison en un sens, d’un autre côté il se trompe en croyant être libre, car il est dépendant de sa condition d’homme seul: “L’homme isolé est un homme vaincu; pour avoir voulu être tout à fait libre, il est tout à fait esclave” 681 .

Notes
672.

Propos sur l’éducation, VIII, p.23

673.

Pédagogie enfantine, dix-septième leçon, “L’éducation de la volonté”, p.296

674.

Pédagogie enfantine, dix-neuvième leçon, “La volonté et le travail”, p.304

675.

idem, p.305

676.

ibid, pp.305 et 306

677.

Pédagogie enfantine, vingtième leçon, “La discipline individuelle”, p.311

678.

Propos I, “L’odeur de réfectoire”, p.16

679.

Pédagogie enfantine, dix-neuvième leçon, “La volonté et le travail”, p.306

680.

Propos II, texte n°29, p.37

681.

Propos II, texte n°486, p.780