5- Les nécessités du travail scolaire

“Il n’y a point d’expérience qui élève mieux un
homme que la découverte d’un plaisir
supérieur, qu’il aurait toujours ignoré s’il
n’avait point pris d’abord un peu de
peine” 682

“La principale de toutes les leçons, et de bien
loin la pus importante, c’est qu’on ne peut ruser
devant la nécessité. Celui qui apprend le sens
de ces petits mots <<il faut>> sait déjà
beaucoup” 683

Si le maître ne doit pas chercher à plaire à l’enfant, c’est parce que l’autorité du maître suppose une distance nécessaire avec l’élève, mais aussi parce que ce n’est pas un moyen pour instruire. Le maître incarne la nécessité, l’obligation et c’est la raison pour laquelle il est impossible à un père d’enseigner à son enfant: “N’étant point tenu par une règle qui ne donne jamais ses raisons, <l’enfant> ne prend point cette précieuse habitude de se mettre au travail tout entier et en un instant. Il ruse. Or, la principale de toutes les leçons, et de bien loin la plus importante, c’est qu’on ne peut pas ruser devant la nécessité” 684 . Le travail est l’exercice le plus propice pour faire saisir à l’homme les nécessités du monde où il vit, car il permet de faire l’expérience de la résistance au monde, il permet de connaître le réel, ce qui est libérateur pour l’enfant: “il est ce qu’il y a de meilleur en tant qu’il nous forme par confrontation avec la réalité. Par opposition aux fantaisies imaginaires prégnantes chez l’enfant, le travail seul pour Alain est réellement libérateur” 685 . Mais la volonté de travailler n’est pas présente “en soi” chez l’écolier, dominé par le désir et c’est pourquoi il faut entraîner l’enfant à surmonter son humeur par des exercices et des habitudes corporelles qui sont autant d’épreuves pour le caractère. C’est dans cet esprit que le philosophe s’oppose à la pédagogie “dite moderne” dont “l’erreur est de développer d’abord l’intelligence au lieu d’éveiller et discipliner le sentiment” 686 .

Alain n’adhère pas non plus à la pratique de ces “leçons amusantes qui sont la suite de jeux. Ce sont des rêveries de braves gens qui n’ont pas appris le métier <...> La cloche et le sifflet marquent la fin des jeux et le retour à un ordre plus sévère” 687 . Alain décrit l’écolier comme un être “double”: “D’un côté il est mouvement explosif, tumulte, par le surcroît de force (Récréations). de l’autre il est sérieux parce que son état présent le quitte sans cesse, <...> Le sérieux de la classe est ce qui le fait participer à l’humanité. Il y a contraste en sa nature <...> Le contraste doit être accepté et marqué, sans aucun mélange des deux (Le sifflet). Le désordre est la loi de la récréation (Obligation de jouer, de s’agiter, de crier; c’est ici qu’il est défendu de faire l’homme). Par contraste, il faut que la classe s’impose tout à coup, par un changement soudain d’attitudes, qui éteint toutes les passions du jeu” 688 . Cette rupture entre le moment où l’enfant joue et celui où il apprend est demandée par l’enfant lui-même, qui “ne désire rien de plus que de ne plus être enfant” 689 , même si cette ambition “cède sans cesse à l’attrait du jeu”. L’enfant veut “être tiré vivement du jeu”: il ne le peut de lui-même, c’est pourquoi le maître doit l’aider à y parvenir. Il est impossible d’instruire en amusant et la connaissance, l’apprentissage scolaire sont de toute façon un plaisir bien supérieur à celui du jeu.

En fait chez Alain, le travail scolaire est un intermédiaire entre le travail et le jeu qui sont dans un rapport d’opposition:“Dans le travail il y a économie d’effort et souci du résultat (La Taylorisation). Dans le jeu, c’est le contraire: prodigalité d’effort, sans souci du résultat (j’entends durable)” 690 . Le travail scolaire doit aboutir à un résultat, une oeuvre qu’il est possible de continuer. Le cahier est en cela un outil fondamental, c’est une archive, irremplaçable par le livre (qui n’est pas propre à l’élève) et par les feuilles volantes ou les paroles (qui ressemblent au jeux, car elles empêchent de penser la continuité). Les cahiers doivent être à la fois “solidement reliés” avec des “titres ornés” et ils permettent de “réveiller le sérieux et d’obtenir l’effort” 691 . Mais d’un autre côté, Alain souligne combien “le travail scolaire n’a pas les lois rigides du travail humain”, car dans ce dernier, on n’a pas le droit aux essais, alors que dans le travail scolaire “si sévère soit-il”, la faute est “aisément pardonnée, elle semble naturelle” 692 . A partir de là, Alain va critiquer deux forme d’enseignement: l’enseignement professionnel, car il ne laisse pas de place à l’erreur, il ferme l’esprit et l’enseignement par le jeu, où manque le sérieux ("Peut-être faut-il dire que le sérieux, la règle (emploi du temps), le silence, la discipline sont aussi nécessaires à l’enfant que le jeu” 693 ).

Notes
682.

Propos II, texte n°235, p.336

683.

Propos sur l’éducation, X, p.29

684.

Propos II, texte n°467, p.744 et 745

685.

L’éducation. Approches philosophiques, p. 342

686.

Pédagogie enfantine, trente et unième leçon, “Les humanités”, p.347

687.

Propos II, texte n°500, pp.807 et 808

688.

Pédagogie enfantine, vingt-septième leçon, “La discipline (suite)”, p.330

689.

Propos II, texte n°553, p.873

690.

Pédagogie enfantine, quatorzième leçon, “Le travail scolaire”, p.282

691.

Alain pousse la justification philosophique (conception de l'homme, de la culture, etc...) de pratiques spécifiquement scolaires, parfois très ancienne.

692.

Pédagogie enfantine, quatorzième leçon, “Le travail scolaire”, p.284

693.

idem, p.285