6- De l’abstrait au concret

“Aller du connu à l’inconnu, c’est notre
lot; autant dire du simple et abstrait
vers le concret et l’individuel” 694

Alain pense que les “leçons de chose” doivent être “arithmétiques et mathématiques” 695 . Le philosophe est d’ailleurs persuadé que les sciences mathématiques sont les plus faciles et les seules qui conviennent à l’enfance. Ainsi, il ne sert à rien d’aller voir directement les “choses” extérieures: dans cette école “heureusement fermée sur le monde” 696 , l’arithmétique “offre les exemples les plus simples”. Le problème des leçons de choses, c’est qu’elles “écrasent l’esprit au lieu de l’éclairer. Je fais l’histoire du blé, je décris le chien ou le canard. Ce ne sont que des anecdotes; il n’y a là rien du tout à comprendre, ni pour l’enfant, ni pour l’homme qui n’y a pas pensé pendant de longues années” 697 .

La progression des apprentissages doit aller de l’abstrait au concret, ce qui est une démarche beaucoup plus aisée pour l’enfant comme pour l’adulte, car cette démarche est celle de la connaissance humaine, qui part du connu (donc l’abstrait pour Alain) pour aller vers l’inconnu (le concret selon lui): “<...> l’enseignement, loin de suivre l’entraînement de la technique, doit au contraire remonter énergiquement cette pente et retrouver l’ordre de l’esprit, je veux dire l’ordre qui éclaire, qui fait comprendre, qui donne quelque idée de la nécessité naturelle et, par opposition, quelque idée aussi de la liberté de l’esprit, valeur suprême maintenant sacrifiée à l’ivresse du pouvoir” 698 . Dans cette perspective, l’enseignement des sciences est du “temps perdu”: “Sous le nom de travaux pratiques on enseigne une technique imparfaite qui n’apprend aucun métier et lui bouche l’esprit” 699 . D’ailleurs Alain pense que les enfants et leurs parents ne devraient pas choisir leurs enseignements, car “le choix est fait” 700 : la géométrie (qui est la “clef de la nature”) et le latin entendu ici comme l’étude des grandes oeuvres et de toute la poésie humaine (la poésie étant la “clef de l’ordre humain”), devraient être les deux seuls enseignements scolaires.

L’apprentissage d’un métier, l’habileté technique ou manuelle ne délivrent pas des préjugés et de la superstition, ils ne permettent pas l’accomplissement complet de l’homme. Au-delà de son métier, l’homme a toujours des pensées telles que la paix/la guerre, le juste/l’injuste, la noblesse/la bassesse et c’est pourquoi l’école doit s’occuper d’abord de la culture de l’esprit, même si l'élève deviendra manoeuvre. Or le rapport direct de l’enfant à l’expérience ne mènent pas à l’esprit, c’est même le contraire avec le contact d’objets toujours trop complexes pour être immédiatement compris. Il ne faut donc pas prétendre à une compréhension immédiate de la réalité à son contact sensible et l’abstraction est inévitable (elle est d’ailleurs présente dans la première pensée que l’enfant peut avoir du monde) et elle est plus féconde: “c’est que, méthodique, elle permet seule à l’esprit de viser le concret, toujours lointain, et d’espérer rejoindre en le comprenant le monde dont il a été par la première éducation détourné” 701 .

Mais cela ne veut pas dire que l’enseignement doit se faire sous la forme de cours magistraux: l’élève doit avoir une participation active, il doit agir, car il n’apprend que quand il “fait par lui-même”: “Quand je pense à tous ces cours, où le plus savant travaille pendant que les ignorants ne font rien qu’écouter, je veux imaginer un professeur de violon qui jouerait continuellement du violon devant ses élèves, sans jamais leur mettre en main l’instrument et l’archet” 702 ; “ <...> on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire refaire, jusqu’à ce que le métier entre, comme on dit” 703 . Les enseignements “théoriques” proposés par Alain sont indissociables de la “pratique”: “Enseigner, c’est expliquer. Et, ce qui est pratique au plus haut point, c’est de comprendre au plus haut point. Comprendre quoi? La chose dont il s’agit. Ce qui est pratique, c’est la théorie” 704 . Alain défend une pédagogie de l’activité, activité du corps au service de l’esprit, activité incessante qui seule permet à l’enfant de progresser. L’organisation pratique de la classe et des apprentissages résulte de cette conception: “Pour l’ordinaire, je conçois la classe primaire comme un lieu où l’instituteur ne travaille guère, et où l’enfant travaille beaucoup. Non point donc de ces leçons qui tombent comme la pluie, et que l’enfant écoute les bras croisés. Mais les enfants lisant, écrivant, calculant, dessinant, récitant, copiant et recopiant. Le vieux système des moniteurs restauré; car, pour les plus lourdes fautes d’orthographe ou de calcul, il est absurde de vouloir que le maître les suive et les corrige toutes. Beaucoup d’exercices au tableau noir, mais toujours répétés à l’ardoise, et surtout lents, et revenant, et occupant de larges tranches de temps, sans grande fatigue pour le maître et au profit des enfants. Beaucoup d’heures aussi passées à mettre au net sur de beaux cahiers; copier est une action qui fait penser <...> Le maître surveillera de haut, délivré de préparation, de ces épuisants monologues, et de ces ridicules entretiens pédagogiques, où l’on ressasse au lieu d’acquérir <...> Le maître écoute et surveille bien plus qu’il ne parle. Ce sont les grands livres qui parlent, et quoi de mieux?” 705 . Parler le moins possible, faire copier, faire lire, aller lentement, exiger une attention continue, donner beaucoup d’exercices répétitifs qui disciplinent; on est très proche du modèle lasallien réglementé par la Conduite des écoles chrétiennes et dont G.Vincent a fait l'analyse dans L’école primaire française 706 .

Notes
694.

Propos sur l’éducation, XXX, p. 79

695.

Propos II, texte n°310, p.465

696.

Propos I, “Leçons de choses”, p.1009

697.

Propos II, texte n°63, p.81

698.

Propos II, texte n°573, p.958

699.

idem, p.957

700.

Propos I, “Géométrie et latin”, p.657

701.

L’éducation. Approches philosophiques, p.346

702.

Propos I, “Le maître de chapelle”, p.239

703.

Propos I, “Les cours et l’enseignement”, p.1044

704.

Propos II, texte n°113, p.152

705.

Propos sur l’éducation, XXXIII, p.87

706.

chapitre I: “L’éducation et l’école”, L’école primaire française, PUL, Lyon, 1980, pp.13 à32