IV- Synthèse

Les réflexions philosophiques sur l'éducation engagées par Rousseau, Kant et Alain reposent sur la conviction que la relation éducative doit poursuivre comme fin l'accès de l'enfant à la liberté et à l'autonomie et contribuer ainsi à le faire devenir homme. Le gouverneur d'Emile a pour tâche essentielle d'apprendre à l'enfant comment se défendre par une "force intérieure" dans une société en perdition, un monde corrompu et un environnement naturel rigoureux. Chez Kant, l'éducation permet de constituer en l'enfant un sujet autonome, un citoyen et ainsi de faire participer l'homme aux progrès de l'humanité. P.Kahn souligne combien même s'il existe des différences entre“l’Emile, qui traite de l’éducation d’un individu et n’hésite pas à entrer dans les détails de son histoire" et "Kant, ou même Condorcet, qui nous parlent dans les détails de la formation de l’humanité", ces conceptions philosophiques convergent sur les finalités de l'éducation qui doit viser la formation de l'autonomie:"cet individu est générique. En lui est l’Enfance, en lui l’Humanité, épurées de ce qui n’est pas leur essence. En cela, le pont existe bel et bien entre Emile à vingt-cinq ans, sans <<autre guide que lui-même>> et l’humanité adulte régie par la loi de l’autonomie dont nous parle <<Qu’est-ce que les lumières>>“ 715 . Enfin chez Alain, l'école apparaît comme le lieu qui rend possible la constitution d'une autonomie chez l'enfant, notamment par le maître qui incarne l'ordre et la contrainte, permettant de rompre avec les relations trop affectives de la famille, tout en préparant l'élève à affronter les rigueurs de la société. L'éducation est donc présentée chez ces trois philosophes comme le moyen de développer chez l'enfant le gouvernement de soi à travers une problématique qui lie le pédagogique et le politique: l'éducation de l'enfant apparaît en effet comme une formation individuelle et sociale, une maturation du futur adulte et une préparation à ses relations en société. Cette problématique n'est ni nouvelle (on peut en trouver la trace chez des philosophes antérieurs à Rousseau, Kant et Alain qui se sont intéressés à l'éducation), ni démodée: l'analyse de nos configurations nous montrera combien la question de l'éducation scolaire est étroitement articulée à l'idée de "citoyenneté", d'éducation à la vie en société, de "formation morale" et pas seulement "intellectuelle".

Dans l'éducation de l'enfant à l'autonomie et au gouvernement de soi se pose un problème essentiel: l'enfant ne peut acquérir sa liberté que s'il est éduqué aux nécessités et aux obligations et il ne peut gagner son indépendance morale qu'en faisant siennes certaines contraintes. Il existe une loi supérieure, inflexible, relative à la société et/ou à la nature, à laquelle l'enfant doit se soumettre par la conversion de la nécessité extérieure en une intériorisation de la nécessité. La liberté revient alors d'une part à se suffire à soi-même, à se contrôler et d'autre part à ne pas être soumis à l'autorité, sans être tyrannique à son tour (autrement dit à ne pas dépendre de soi ni des autres comme le sont l'esclave ou le puissant). Toute la difficulté et le paradoxe de l'art pédagogique consistent alors à contraindre l'élève en vue de le former à la liberté et à l'autonomie 716 et les moyens mis en oeuvre pour arriver à ces fins vont différer entre Rousseau, Kant et Alain, définissant des modes de relation différents entre le maître (ou le gouverneur) et l'enfant.

L'habileté du gouverneur de Rousseau consiste à éduquer l'enfant à la liberté par la liberté, non pas en étant permissif, mais au contraire en l'accoutumant aux exigences et à la dureté sur le modèle de la nature. Le gouverneur est un "médiateur", qui use de manipulations pour guider l'enfant tout en lui faisant croire que c'est lui qui gouverne, sous la forme de "leçons naturelles" dont Emile doit tirer "de lui-même" des expériences. La relation éducative engage ainsi un rapport profondément affectif, basé sur la confiance mutuelle entre le gouverneur et Emile, mais à travers lequel l'éducateur n'apparaît que comme un intermédiaire, un facilitateur dans le cheminement personnel de l'enfant qui ne peut se former que dans la confrontation avec les choses.

L'éducation selon Kant, pour parvenir à concilier la contrainte et la liberté, doit comporter une part de dressage, une discipline "négative" qui forme, car elle fait prendre conscience de soi-même en tant qu'homme. Mais cette première étape, obligatoire, ne doit pas être une fin en soi: à l'obéissance qui résulte de la contrainte doit succéder l'obéissance qui provient de la raison. Si la punition physique convient au jeune enfant qui n'a pas encore suffisamment de réflexion, l'éducation morale de l'adolescent ne doit pas s'appuyer sur la discipline mais sur la liberté, qui conduit à l'autonomie, car on obéit "de soi-même", par conviction du bien-fondé de la loi. Kant s'oppose à l'idée d'aménager une relation éducative exclusive entre un maître et un élève et l'école permet selon lui, par la confrontation avec d'autres enfants, d'éduquer l'élève aux principes de sociabilité.

Le maître chez Alain est impersonnel, insensible aux émotions, ne témoigne pas d'affection pour l'élève: il n'est pas médiateur, mais incarne en lui-même la nécessité des contraintes extérieures (physiques et humaines) et permet à l'enfant de devenir homme, par une imposition de l'ordre. C'est parce qu'il veut protéger l'enfant que le maître aménage ses conditions d'éducation, en développant une relation privilégiée avec l'élève (différente de celles rencontrées dans la famille) et en l'isolant de la nature et de la société pour le préparer à les affronter dans une école qui n'est pas "inhumaine" puisque l'enfant y côtoie d'autres pairs (la classe forme une sorte de "micro-société" qui accoutume l'enfant à vivre en relation avec d'autres, sans être confronté directement aux difficultés de la vie extérieure). Pour autant, Alain est convaincu que le maître ne peut rien à la place de l'enfant et que l'imposition de l'ordre n'est qu'un moyen pour faire parvenir l'élève au gouvernement de soi de manière à ce qu'il ait de lui-même la volonté de suivre une règle (et non pas de résister à l'autorité, ce qui le rend dépendant et l'empêche d'accéder à l'autonomie). Autrement dit, la discipline imposée sans solliciter la raison de l'élève, ne sert à rien.

La première étape indispensable dans l'éducation de l'enfant est donc la confrontation aux contraintes dans un apprentissage où le corps joue une place prépondérante. Rousseau est intimement convaincu que les exercices du corps entretiennent un rapport étroit avec ceux de l'esprit: la prime éducation corporelle est aussi une éducation morale, qui doit endurcir le corps de l'enfant et lui éviter de contracter de "mauvaises habitudes". Kant et Alain partagent ce point de vue concernant les "mauvaises habitudes" et les "coutumes" (dont on peut se passer), sauf qu'ils prônent une vie réglée dans l'éducation de l'enfant. Kant distingue trois périodes interdépendantes qui doivent être coordonnées entre elles: l'éducation du corps, l'éducation intellectuelle et l'éducation morale. Mais c'est sans doute Alain qui a le plus systématisé la réflexion sur les moyens pédagogiques d'aménager la classe permettant l'éducation morale de l'enfant par une éducation corporelle. La discipline scolaire exige une organisation précise, un temps réglé et une occupation incessante des élèves dont les corps doivent garder l'immobilité, s'ils ne sont pas en mouvement contrôlé. Les exercices scolaires permettent notamment de soumettre l'enfant à la discipline, à travers la copie, la récitation et le contrôle de soi par le temps limité.

Dans l'éducation de l'enfant à l'autonomie apparaît une notion essentielle qui traverse les réflexions des trois philosophes, c'est l'attitude active par rapport à ses apprentissages, qu'on retrouve à la fois dans le jeu (Rousseau) et dans le travail (Kant et Alain) qui ont en commun l'idée qu'en agissant sur le monde extérieur, l'enfant se transforme lui-même, il s'instruit, il apprend à se situer dans l'environnement naturel et le monde social, il acquiert son autonomie morale et devient homme. C'est seulement dans l'action, dans le rapport aux obstacles que l'enfant peut se former, prendre conscience de soi et de ses relations avec d'autres êtres humains. Rousseau est convaincu que l'enfant ne peut apprendre que s'il y trouve un intérêt: l'art du gouverneur consiste alors à savoir susciter son goût pour des apprentissages (par exemple montrer que la lecture et l'écriture servent à communiquer) et le jeu présente l'avantage d'apprendre sans s'en apercevoir, en s'amusant. Chez Kant, l'enfant doit construire lui-même son savoir, ses idées au lieu de les recevoir toutes faites du dehors. Le travail médiatise le passage de la nature à la culture: en modifiant le monde, l'homme se modifie lui-même car le travail permet d'intérioriser la contrainte et ainsi d'accéder à l'autonomie. Contrairement à l'éducation par le jeu, à laquelle Kant s'oppose car elle ne forme pas l'enfant à se contraindre pour atteindre un but, le travail permet de différer l'objectif agréable, donc de se contrôler. Enfin si Alain prône comme Kant (contrairement à Rousseau) une progression qui part des apprentissages abstraits pour aller vers ceux plus concrets, il est le fervent défenseur d'une participation active de l'enfant dans l'enseignement. Aux leçons de morale, Alain préfère la morale "en situation", quotidienne, à travers la politesse, le respect de l'ordre de la classe et du matériel scolaire, la propreté, l'obéissance à l'autorité du maître. Le philosophe s'oppose à la pédagogie dite "moderne" qui n'oblige pas l'enfant: par contre le travail, contrairement au jeu, confronte l'enfant aux nécessités, à la résistance du monde et apparaît ainsi comme libérateur. Le travail scolaire est un intermédiaire entre le jeu (qui est nécessaire mais est réservé au domaine de la récréation) et le travail professionnel (qui ne donne pas droit à l'erreur).

Au total, les réflexions philosophiques sur l'éducation engagées par Rousseau, Kant et Alain dégagent une notion essentielle pour notre objet d'étude: l'autonomie, c'est à dire le fait de n'obéir qu'à sa propre règle. Cette définition ne doit pas occulter la dimension d'assujettissement à des règles, dimension propre à l'action éducative qui poursuit comme fin l'accès à l'autonomie et sur laquelle insistent ces trois auteurs. Enfin, la notion d'autonomie apparaît multiforme, dans le sens où on ne trouve pas une autonomie mais que chacun de ces philosophes définit une forme d'autonomie, conduisant à différentes conceptions de la relation maître-élève.

Notes
715.

“Emile et les lumières”, L’éducation. Approches philosophiques (sous la direction de P.Kahn, A.Ouzoulias, P.Thierry), PUF, collection “pédagogie aujourd’hui”, Paris, 1990, p.175

716.

P.Canivez formule le problème de la manière suivante: "Comment donner à l'individu l'habitude d'obéir sans entraîner celle de se soumettre? Comment exercer sur lui l'autorité, si elle ne doit pas faire de lui un éternel mineur, toujours dépendant de l'ordre établi ou des <<autorités>>, à savoir de l'homme politique, du supérieur hiérarchique, des <<meneurs>>? Comment donc doit s'exercer l'autorité pour produire la liberté plutôt que le pouvoir, l'autonomie plutôt que le conditionnement, la responsabilité plutôt que l'assujettissement?", Eduquer le citoyen?, Ed.Hatier, collection optiques philosophiques, Paris, 1995, p.28