Conclusion de la première partie. Définition de l'objet d'étude: la « discipline scolaire »

L'émergence de la forme scolaire comme configuration socio-historique particulière dans le courant du XVIIème siècle doit s'interpréter relativement à des transformations sociales plus générales, participant d'un rapport particulier à l'enfance et d'un nouveau mode de domination qui émerge à travers des modifications dans le champ du pouvoir politique conduisant à la constitution de l'Etat moderne. La scolarisation donne lieu à une relation sociale inédite, le rapport pédagogique, qui est entreprise de moralisation en même temps que d'instruction: l'enfant fait l'objet d'une attention nouvelle, selon laquelle il doit être mis à l'écart dans un lieu approprié afin de l'éduquer, de le discipliner pour qu'il sorte de son état moral "imparfait" et devienne un être humain "civilisé", un "citoyen" aux moeurs réglées. Car il s'agit essentiellement d'obtenir par l'école l'"obéissance", c'est à dire une nouvelle forme d'assujettissement, fondée sur une autorité légale-rationnelle qui caractérise le processus général de rationalisation des sociétés occidentales à partir du XVIème siècle. Cette autorité s'impose sur la base de relations de pouvoir et de dépendance qui ne sont plus directes entre personnes mais médiatisées par des règles établies rationnellement, dont les conditions d'application sont contrôlées par un représentant du pouvoir, qui n'est que le garant (au titre de sa "compétence" reconnue comme telle) des règles impersonnelles auxquelles il doit lui aussi se soumettre. L'école, univers où règne la règle impersonnelle, se caractérise par une relation maître-élève qui diffère de "toute relation d'assujettissement à la volonté d'une personne considérée comme sacrée, ou participant du sacré, à la volonté ou au <<bon vouloir>> d'une personne se manifestant nécessairement dans l'instant et de façon imprévisible, à une <<parole>> personnelle, dont le sens, inépuisable, est à décrypter"717.

L'assujettissement de l'écolier aux règles impersonnelles trouve sa forme la plus immédiatement visible dans les règlements scolaires 718 , dans les punitions/récompenses et les rappels à l'ordre de l'enseignant: si l'on s'en tient à ce premier aspect, la discipline scolaire apparaît alors comme un moyen "périphérique" à l'instruction, où il s'agit de conformer tous les enfants à une même attitude propice à la réception collective des savoirs scolaires. Mais au-delà de cette dimension directement perceptible de la discipline, la soumission de l'élève aux règles impersonnelles se lit jusque dans le mode scolaire de transmission des savoirs qui vise, plus qu'à acquérir des connaissance, à apprendre comment suivre des principes et à inculquer des règles inhérentes au travail de codification et de rationalisation pédagogique qui organise, ordonne et expose les savoirs dans des règles scolaires. Par ailleurs, l'assujettissement à la règle impersonnelle traverse l'ensemble de l'acte pédagogique, avec une attention à la "micro-physique" du pouvoir selon Foucault ou dans le détail d'une "moralisation" pratique et régulière selon Durkheim: la soumission à la règle est inculquée chez l'enfant par la régularité temporelle (les emplois du temps, l'adoption d'un rythme, la succession des étapes d'apprentissage) et la régulation des gestes (l'apprentissage de postures et de principes de déplacement, l'articulation réglée du geste et de l'objet). L'écolier ne cesse d'être confronté à des pratiques scolaires régulières (arriver à l'heure, s'asseoir à une place définie, ordonner son matériel, prendre la parole "dans les formes"...) qui le conduisent à suivre des principes toujours identiques et qui le conforment à une norme de conduite sans revêtir forcément l'aspect formel d'une règle.

La régularité des pratiques scolaires a donc partie liée avec la règle impersonnelle en ce qu'elle implique l'imposition d'un principe obligatoire valable pour tous. La régularité telle que nous l'entendons ici est le fruit d'une action qui, sans être forcément consciente chez l'individu garant de son application (le maître) ni chez celui qui est l'objet de cette action (l'élève), conduit à orienter une activité relativement à une norme. L'analyse des modes de socialisation du jeune enfant montre comment, par un ensemble procédures informelles, l'homme devient un être social en se soumettant à des règles de comportement sans avoir forcément conscience de ces règles: "De même que l'enfant apprend à marcher, à respecter les prescriptions hygiéniques et à éviter certains aliments nuisibles à sa santé, il accepte aussi les règles qui commandent la vie des autres et s'y conforme, sans élaborer lui-même par la pensée la norme, ou bien en se fondant consciemment sur des expériences qu'il a éprouvées, ou bien parce que la règle lui apparaît en elle-même comme une norme obligatoire, d'abord reçue par éducation et reconnue plus tard comme valable par la réflexion personnelle"719. La socialisation scolaire, comme tout mode de socialisation, se caractérise par la contrainte qu'elle exerce sur l'être à former. Mais elle prend une forme particulière, du fait de l'autonomie de la relation pédagogique par rapport aux autres relations sociales et de la soumission aux règles impersonnelles dans le rapport maître-élève.

Le travail pédagogique comporte ainsi tout un pan "occulte" de pratiques dont la finalité n'est pas visiblement d'imposer l'ordre scolaire, mais qui n'en sont pas moins contraignantes que l'assujettissement direct à des règles explicitement formulées et qui accoutument l'enfant à une forme de relation de pouvoir. La polysémie du mot discipline n'a pas seulement pour effet un jeu de langage: en désignant tout à la fois l'ordre qui doit régner dans une classe et une matière d'enseignement, elle indique par là même la transversalité de son application dans l'ensemble de l'acte pédagogique. Si on définit provisoirement la discipline scolaire comme la soumission de l'enfant à des règles impersonnelles, on peut donc dire que la discipline scolaire apparaît comme la dimension contraignante de la forme scolaire dont elle caractérise le mode d'exercice du pouvoir à travers l'ensemble du rapport pédagogique.

Autrement dit, la discipline scolaire contient ce par quoi s'exerce l'essence même de la forme scolaire, à savoir la violence symbolique agissant comme "pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant ses rapports de force qui sont au fondement de sa force". 720 Les propriétés formelles de la règle impersonnelle ne suffisent pas à elles seules pour fonder la forme de domination au principe de l'exercice de la violence symbolique qui nécessite l'instauration d'une autorité pédagogique. Rousseau, Kant, Alain et Durkheim réaffirment chacun à leur manière la présence indispensable de cette autorité pédagogique au coeur de la relation éducative, comme le moyen par lequel l'enfant sera confronté aux obligations naturelles et/ou sociales. L'autorité pédagogique n'existe pas sans le maître dont le rôle est ici essentiel: il est celui qui organise, dans sa relation avec l'enfant et à travers l'organisation pédagogique, la soumission de l'élève à des règles impersonnelles. Pour autant, l'autorité pédagogique ne relève pas d'une autorité personnelle: la forme scolaire introduit un rapport particulier aux affects et l'enfant qui obéit au maître ne doit pas le faire en vertu de sa personne mais en ce qu'elle incarne une autorité supérieure, l'inflexibilité des lois de la nature (Rousseau), l'universalité de la loi (Kant), la nécessité de l'ordre extérieur et de l'ordre humain (Alain) ou bien la morale sociale (Durkheim). Si l'autorité pédagogique investit le maître d'un pouvoir sans lequel elle ne pourrait s'exercer, celui-ci ne reste que le "médiateur", l'"organe" de ce pouvoir impersonnel.

Mais il existe plusieurs façons de soumettre l'enfant à cette règle impersonnelle et l'analyse socio-historique des châtiments corporels montre une évolution de la discipline, en lien avec les variantes de la forme scolaire qui peuvent se caractériser par trois figures de l'écolier: "dressé", "raisonné" puis "associé" à l'élaboration de la règle à laquelle il devra se soumettre. On passe ainsi d'une discipline imposée de l'extérieur à une intériorisation de la contrainte dans un processus lié à des transformations dans les relations sociales à l'intérieur des sociétés occidentales où le contrôle social devient progressivement contrôle de soi: les individus doivent apporter la preuve de leur capacité à se réguler et à contenir leurs pulsions. Corrélativement, la sensibilité à l'égard de l'enfant connaît des évolutions qui se perçoivent dans le rapport pédagogique entre une éducation qui s'efforce de corriger les corps, les âmes perçus comme naturellement mauvais et corrompus chez l'enfant et une éducation qui souhaite épanouir les côtés positifs de l'enfant, qui veut le discipliner pour le rendre autonome.

Les réflexions sur l'éducation de Rousseau, Kant, Alain et Durkheim paraissent caractéristiques de cette nouvelle manière de penser la relation pédagogique où la discipline prend un sens positif, comme ce qui permet de faire grandir l'enfant, de le faire devenir homme et non pas comme ce qui limite, ce qui "dresse" une nature enfantine représentée comme mauvaise. Rousseau prône une éducation dure, calquée sur la sévérité de la nature pour accoutumer l'enfant à conserver la vie quelles que soient les circonstances extérieures et se protéger contre les influences néfastes des relations sociales. Chez Kant, la discipline est l'acte indispensable par lequel on dépouille l'homme de son animalité. La discipline est dite négative parce qu'elle empêche, elle contraint, elle interdit, mais en même temps elle est indispensable car elle forme en faisant prendre conscience de soi-même. L'éducation à l'école est selon Alain la seule qui permette d'aider l'enfant à s'accomplir progressivement un peu plus comme homme, en le soumettant à un ordre nécessaire pour le préparer à affronter plus tard les contraintes extérieures physiques et humaines. Enfin chez Durkheim, la discipline scolaire est l'instrument incontournable de l'éducation morale, qui forme chez l'enfant l'être de demain, capable de mener une vie morale et sociale.

Or chacune de ces réflexions sur la relation pédagogique, qui postulent l'imposition de la discipline comme condition d'accès à la liberté pour l'être formé, est confrontée à une contradiction: comment concilier l'idée de la soumission à une contrainte avec l'une des finalités de l'éducation qui, au sein du mode de socialisation scolaire de nos sociétés occidentales actuelles, est d'éduquer un être libre car autonome? Les solutions pour dépasser cette contradiction divergent entre les auteurs, déterminant différentes conceptions de la relation pédagogique et des modalités de construction d'une autonomie en tant qu'intériorisation de la règle impersonnelle. Chez Rousseau, l'art du pédagogue consiste à "manipuler" l'enfant en lui donnant une impression de liberté, mais en aménageant son environnement de telle manière qu'il se sente contraint "par lui-même" à tirer leçon de ses expériences sans obéir directement aux ordres du gouverneur. Ces conceptions sont appliquées en partie par Kant pour le jeune enfant qu'il faut laisser libre de ses mouvements (en contrôlant qu'il ne se blesse pas, ni qu'il porte atteinte à la liberté d'autrui) avant de pouvoir toucher la "raison" de l'enfant plus âgé capable d'intérioriser la contrainte et de comprendre ses fondements, ce qui le conduira à l'usage de sa propre liberté, donc à l'autonomie. Alain insiste sur les deux sens de la règle qui est à la fois une contrainte et une invitation à vouloir: l'enfant libre est celui non pas qui obéit de manière forcée à un ordre qui de toute façon doit être imposé par le maître, mais celui qui, par sa volonté, est capable de se gouverner lui-même. Enfin la notion d'"autonomie de la volonté" permet à Durkheim de résoudre la contradiction: c'est parce qu'il comprend et qu'il accepte activement la règle (ainsi que son caractère impératif) comme rationnellement fondée que l'enfant accède à l'autonomie.

La définition générale de l'autonomie comme étant ce par quoi l'enfant fait siennes (auto) les lois (nomos) ne varie pas entre ces différents modèles pédagogiques. Par contre les modalités d'intériorisation mises en oeuvre dans la relation pédagogique sont différentes entre les quatre auteurs: l'enfant découvre les règles (Rousseau), l'enfant accepte raisonnablement les règles (Kant), l'enfant accepte volontairement les règles (Alain) ou l'enfant accepte rationnellement les règles (Durkheim). A ces différentes acceptions de l'autonomie s'en ajoute encore une, plus "moderne" selon laquelle l'enfant participe à l'élaboration des règles auxquelles il devra se soumettre. Chez nombre d'enseignants actuels de l'école primaire, le terme de "discipline" a perdu de sa popularité pour être remplacé par celui d'"autonomie", laissant penser qu'il n'existerait qu'une manière d'être autonome, face à laquelle les enfants seraient plus ou moins en adéquation et conduisant à rechercher les causes de l'échec scolaire ou des écarts de comportement à travers leur "manque d'autonomie" 721 . Cette interprétation n'est pas fausse si on entend par là l'incapacité pour certains enfants d'arriver à se soumettre "d'eux-mêmes" à des règles qui ne peuvent être comprises et acceptées que lorsque ces règles et leur principe d'application ne sont pas trop éloignées du mode de socialisation familial de l'élève. Mais le risque de ce genre d'interprétation est de gommer le contexte scolaire de la construction sociale de cette autonomie et de laisser croire qu'il n'existe qu'une norme de comportement autonome à laquelle certains milieux sociaux, notamment les familles populaires, seraient incapables de se conformer. W.Hutmacher dans son analyse de la rénovation pédagogique qu'a connu l'école primaire genevoise ces trente dernières années apporte une définition intéressante de l'autonomie comme étant "l'art de savoir reconnaître, entreprendre et poursuivre de sa propre initiative les activités exigées dans le cadre de l'ordre tracé par l'enseignant et par l'institution scolaire"722. Sans occulter l'inscription de l'acte pédagogique dans les relations de pouvoir inégalitaires de la société (ce qui conduirait à nier les effets de reproduction sociale de la scolarisation), nous pensons qu'il existe d'autres formes d'autonomie dans les cultures "dominées", mais qui ne sont pas valorisées par l'école 723 : un élève désigné comme totalement incapable de faire preuve d'autonomie dans l'espace scolaire peut très bien arriver à s'appliquer à lui-même des règles à travers d'autres pratiques de sociabilité, notamment dans sa famille ou entre pairs, en n'oubliant pas que certaines formes d'autonomie seront plus "payantes", plus "reconnues" que d'autres dans les relations sociales (et notamment à l'école pour ce qui nous intéresse).

Contre une définition unifiante et trop exclusive de l'autonomie scolaire, nous formulons donc l'hypothèse selon laquelle l'école privilégie un registre de comportement autonome qui recouvre plusieurs formes d'autonomies, définissant des rapports à l'autorité et donc des relations maître-élève qui peuvent varier en fonction des configurations scolaires 724 et auxquels les élèves seront plus ou moins préparés en fonction de leur mode de socialisation familial . La comparaison des modes de constitution du comportement autonome chez l'élève à travers plusieurs configurations constituera donc le point d'achoppement de notre analyse pour comprendre les formes de relation de pouvoir engagées dans chaque type de rapport pédagogique. Il s'agira d'observer notamment avec quelle forme d'autonomie scolaire telle qu'elle est valorisée dans la configuration où ils sont insérés les enfants de milieux populaires semblent être le plus en adéquation, à partir des travaux de chercheurs tels que R.Hoggart 725 , B.Bersntein 726 ou D.Thin 727 qui tendent à souligner que le mode d'exercice de l'autorité dans les familles populaires serait à dominante affective-personnelle, donc à priori contradictoire avec le mode d'assujettissement scolaire de l'élève à la règle impersonnelle.

Par ailleurs, l'utilisation du terme "autonomie" dans certains discours pédagogiques peut faire penser à un amoindrissement des effets de la violence symbolique dans l'autorité pédagogique, où le développement de l'auto-contrôle viendrait remplacer la contrainte extérieure. Cependant le processus d'intériorisation des règles par lequel on vise à fonder chez l'enfant un comportement autonome, d'une manière apparemment plus "douce" que l'imposition directe de l'ordre scolaire, ne doit pas faire oublier le travail pédagogique nécessaire à l'acquisition de cette disposition, travail pédagogique qui exerce inévitablement des effets de pouvoir sur l'élève. L'autonomie ne s'acquiert que sous la pression d'obligations extérieures qui conduisent l'élève à s'auto-contrôler en obéissant à des règles qui, même s'il a participé à leur élaboration, restent impersonnelles dans la mesure où elles doivent être appliquées à tous de la même manière, sans exception. Par contre, dans la forme d'autonomie visée par l'élaboration commune des règles, changent les modalités par lesquelles s'exerce l'autorité pédagogique (le maître n'est plus le seul garant des conditions d'application: l'ensemble de la classe est concerné et peut être amené à se réunir en conseil ou en réunion) et le processus par lequel elles vont être intériorisées (l'élève est engagé dans une acceptation concertée de la règle dès lors qu'il participe à sa définition). Il nous semble donc qu'entre la discipline et l'autonomie, il n'y a pas disparition de la soumission à des règles impersonnelles, mais redéfinition des modalités d'exercice du pouvoir par lesquelles la règle va être imposée à l'enfant, ce qui nous conduit à notre deuxième hypothèse: le rapport au pouvoir au principe de l'imposition de l'ordre scolaire par la discipline se retrouve dans l'inculcation de dispositions scolaires autonomes, dans la mesure où il s'agit toujours d'un mode d'assujettissement à des règles qui, même si l'enfant participe à leur élaboration, à leur définition en concertation avec l'enseignant, restent impersonnelles (valables pour tous) et supra-personnelles (le groupe, encadré par l'enseignant, veille alors aux conditions de leur application)

Si cette hypothèse est vérifiée, nous pourrons dire que dans l'inculcation de dispositions scolaires autonomes la dimension contraignante de la forme scolaire ne disparaît pas, dimension caractéristique de la discipline scolaire et dont nous avons postulé qu'elle traverse l'ensemble de l'acte pédagogique. L'analyse socio-historique de l'évolution des châtiments corporels à l'école montre une mise à distance progressive des corps, sur lesquels on peut penser que la relation pédagogique actuelle a moins d'emprise. Mais l'amoindrissement du mode d'imposition le plus autoritaire et le renoncement aux techniques les plus brutales ne marque pas la disparition de la prégnance de l'acte pédagogique sur le modèlement des corps. Si la violence ne doit plus s'exercer directement sur le physique de l'enfant, le corps reste un enjeu primordial dans la relation pédagogique, notamment à travers le mode de transmission des savoirs où le maître n'est plus seulement celui qui exerce des corps et des esprits passifs pour les assujettir à des règles, mais aussi celui qui aménage l'environnement, qui organise pédagogiquement les expériences par lesquelles l'enfant va découvrir "de lui-même" les contraintes auxquelles il devra se soumettre. Rousseau, Kant et Alain ont tous souligné les vertus du rôle actif de l'enfant dans sa confrontation avec le monde extérieur, où l'élève apprend tout à la fois un rapport au pouvoir et un rapport au savoir. Les connaissances scolaires ne doivent plus être imposées mécaniquement de l'extérieur à l'élève qui les apprend et les restitue: l'enfant découvre le savoir par l'expérience, modifiant son rapport au monde en même temps qu'il se modifie. L'activité de l'élève permet de dépasser la contradiction liberté/obéissance de l'acte pédagogique: par le travail (Kant et Alain) ou le jeu (Rousseau), l'enfant se forme un comportement autonome en apprenant et en se contraignant "de lui-même". Dans l'idéal, lorsque l'élève est engagé dans une activité de manière autonome, il n'est plus besoin d'user de discipline extérieure pour le soumettre aux règles impersonnelles des savoirs et des comportements scolaires.

Dans les configurations qui insistent sur l'acquisition d'un comportement autonome, le rôle de l'enseignant s'il est redéfini ne disparaît pas pour autant: son action directe s'estompe mais au profit d'une influence plus indirecte sur les enfants à travers l'organisation du groupe-classe et des modalités d'accès au savoir. L'acte pédagogique se caractérise donc encore par une forme d'autorité du maître sur l'élève, mais d'une manière plus "larvée", moins directement "visible" qui peut laisser désemparés certains enfants percevant bien l'influence de l'enseignant mais n'arrivant pas à s'en détacher dans une relation où le rappel à l'ordre est moins direct (donc dépendant d'une certaine manière d'une personne, même si elle n'est que la "garante" d'une règle impersonnelle). La non-disparition du rôle du maître dans l'acte pédagogique où il est encore investi d'une forme d'autorité sur l'enfant, le caractère transversal de la contrainte qui n'a pas disparu de la forme scolaire même dans l'inculcation de comportements scolaires autonomes, nous conduisent à formuler notre troisième hypothèse: on peut se demander si les élèves confrontés à des difficultés dans l'acquisition des savoirs scolaires ne sont pas des enfants qui plus généralement n'arrivent pas à s'orienter dans une forme d'exercice du pouvoir qui se retrouve de manière transversale à l'ensemble de l'acte pédagogique. L'inadéquation de ces élèves avec les formes de relations sociales privilégiées dans la configuration scolaire où ils sont insérés serait ainsi la conséquence d'un décalage dans la manière de percevoir le rôle propre de l'enseignant au sein de la relation pédagogique, les conduisant à relier de manière excessive le respect de l'ordre scolaire à la personne de l'enseignant.

Partant de l'idée que dans la relation pédagogique, le rôle du maître reste indispensable pour mettre en place les modalités de l'ordre scolaire (que ce soit en l'imposant directement, en l'expliquant ou en le négociant avec les élèves) il s'agira pour nous d'observer quelles formes peuvent prendre la relation maître-élève définissant une place plus ou moins importante à l'affectivité dans la relation pédagogique dont les modèles différents de Rousseau, Durkheim, Kant et Alain peuvent donner une idée. Le gouverneur rousseauiste et le maître durkheimien imposent une autorité qui ne dépend pas de leur personne, mais de la nécessité de soumettre l'enfant à des contraintes pour l'éduquer. C'est parce que l'adulte est ici qu'un "médiateur" de règles impersonnelles impératives qu'une forme d'affectivité peut se développer avec l'enfant, indépendante des conditions par lesquelles il accédera à l'autonomie dans la confrontation avec l'autorité: la relation pédagogique selon Rousseau doit être un rapport privilégié entre deux personnes; Durkheim pense que le maître doit s'intéresser à ses élèves et montrer ses sentiments. Kant et Alain sont par contre convaincus de la nécessité de garder une distance entre les élèves et le maître qui doit rester neutre, indifférent, s'abstenir de toute faiblesse pour un enfant et de toute relation affective: l'impersonnalité des règles se lit alors dans l'ensemble du comportement du maître.

Contre un risque de confusion, nous éviterons d'utiliser dans notre travail les termes trop connotés de "discipline" (attachée à l'idée d'une imposition extérieure contraignante de l'ordre scolaire) et d'"autonomie" (qui peut donner l'impression d'une plus grande liberté dans le rapport pédagogique). D'une manière générale, la ligne directrice de notre problématique suivra l'objectif de comprendre par quels moyens les relations pédagogiques, dans une dimension contraignante et transversale à l'acte pédagogique, construisent différemment chez l'élève des dispositions sociales à se soumettre à une forme de pouvoir, qu'on peut caractériser par l'assujettissement à des règles impersonnelles. Autrement dit, partant du principe que tout acte pédagogique se caractérise par l'insertion de l'enfant dans une forme d'exercice du pouvoir, il s'agira pour nous de chercher à comprendre les variations dans les valeurs visées chez l'être en formation (quelle forme de soumission, à quelles formes de règles) et les modalités mises en oeuvre pour parvenir à inculquer ces valeurs (organisation pédagogique, type de relation maître-élève privilégiée) en tenant compte du fait qu'une même socialisation scolaire peut avoir des effets différents sur les élèves.

Notes
717.

B.Lahire, G.Vincent, D.Thin, "Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?, PUL, Lyon, 1994, note bas de page 18

718.

Les travaux de J.Goody soulignent combien l'impersonnalité de la loi est renforcée par sa forme écrite: "Le mot écrit n'est plus directement lié au <<réel>>, il devient une chose à part, il est relativement détaché du flux de la parole, il tend à ne plus être aussi étroitement impliqué dans l'action, dans l'exercice d'un pouvoir sur la matière"(La raison graphique-la domestication de la pensée sauvage, Ed. de Minuit, Paris, 1979, p.101). L'écriture permet de fixer la règle qui reste ainsi la même, au-delà des cas particuliers, des affinités ou des préférences personnelles du maître pour tel ou tel élève

719.

J.Freund, Introduction à Essais sur la théorie de la science de M.Weber, Ed.Plon, coll. Agora, 1992, p.83

720.

P.Bourdieu et JC Passeron, La reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Ed. de Minuit, Paris, 1987, p.18

721.

P.Canivez souligne à ce propos l'influence des différentes critiques de l'autorité pédagogique: "la critique du pouvoir a, sous diverses formes -analyses sociologiques, historiques, psychologiques, philosophiques-, agi sur les représentations de la société, et notamment sur les théories pédagogiques. Non seulement celles-ci ne valorisent plus un modèle militaire de la société, mais elles ont fait de l'autonomie un véritable leitmotiv", Eduquer le citoyen?, Ed. Hatier, collection Optiques philosophiques, Paris, 1995, pp.45 et 46

722.

Quand la réalité résiste à la lutte contre l'échec scolaire. Analyse du redoublement dans l'enseignement primaire genevois, Cahier n°36, Service de la recherche sociologique, Genève, 1993, p.133

723.

F.Dubet décrit les "combines" des jeunes "en galère" qui les conduisent, suivant le principe selon lequel il faut être rusé dans une société où seuls les plus forts s'en sortent, à essayer de manipuler les services sociaux pour en avoir des avantages (La galère: jeunes en survie, Ed. Fayard, Paris, 1987). Dans un autre domaine, R.Chartier montre comment les paysans "dominés" dans la société française du XVIIIème siècle, apportent pourtant la preuve d'une forme "d'autonomie" dans l'appropriation qu'ils font des textes de la bibliothèque bleue: "Plus que dans la stricte sociologie de leur public, c'est donc dans le mode de leur appropriation que réside la spécificité des livres bleus: la lecture qu'ils supposent ou favorisent n'est point celle des éditions savantes, et dans leur acquisition ou possession s'investissent des attachements que n'épuise pas leur lettre déchiffrée" (Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Ed. Seuil, 1987, p.267)

724.

Nous approfondirons dans les "précisions méthodologiques" (chapitre 1 de la deuxième partie) l'utilisation que nous faisons du concept de "configuration" (emprunté à N.Elias), que nous pouvons définir provisoirement comme un outil d'analyse et d'exposition permettant de considérer conjointement des formes spécifiques d'interdépendance dans la relation pédagogique et des éléments de compréhension plus large inhérents au contexte de réalisation de ces formes d'interdépendance (construction de la forme scolaire, classe, école, public scolarisé, principes pédagogiques, etc...).

725.

La culture du pauvre, 33 Newport Street

726.

Langage et classes sociales

727.

Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires: une confrontation inégale