I- Une approche monographique

1- La distinction pédagogie « traditionnelle »/pédagogies « nouvelles »

A vouloir regrouper les pratiques pédagogiques actuelles dans des catégories trop généralisantes du type école "traditionnelle"/"nouvelle" ou fonctionnement "autoritaire"/"libéral" 728 , on fait d'une part comme s'il existait une rupture antagoniste forte entre une forme "ancienne" d'enseignement et la novation pédagogique et d'autre part comme si on avait affaire de part et d'autre à des ensembles homogènes, qu'il est possible de caractériser par l’énonciation de composantes communes 729 . Durkheim a montré dans son analyse socio-historique de l'école combien les "champions des idées nouvelles" se leurrent lorsqu'ils pensent faire table rase du passé pour édifier un système scolaire entièrement nouveau: ils "croient volontiers qu'il n'y a rien à garder des idées antérieures qu'ils combattent, sans voir que les premières sont pourtant parentes et sortent des secondes, puisqu'elles en descendent"730. Par ailleurs, le qualificatif de "nouveauté" se confond souvent avec l'idée d'une pédagogie "meilleure"731 qui présuppose "une représentation simpliste et linéaire d’une évolution qui irait souplement vers le progrès pédagogique et qui, pour certains, produirait ipso facto des effets démocratisants. Nous croyons y déceler une adhésion non critique à l’égard du modèle le plus récent qui peut alors être considéré comme le plus favorable à l’ensemble des enfants” 732.

P.Perrenoud, lorsqu’il réfléchit sur les effets inégalitaires des “pédagogies actives” adopte ce vocabulaire très généralisant: même s’il a conscience que l’expression “pédagogies nouvelles” recouvre en fait des pensées et des pratiques différentes 733 , il cherche à définir un “système de valeurs” 734 commun à ces pédagogies, qui présente trois inconvénients:

  • il est trop général, donc insuffisant pour décrire précisément des pratiques: par exemple, parler de la valorisation de “l’autonomie” n’est pas faux, mais n’indique pas les modalités par lesquelles on arrive à une “responsabilité personnelle” et à “l’intériorisation de principes régulateurs”, modalités par lesquelles l’autonomie prend à chaque fois un sens différent. Pour pouvoir recouvrir un ensemble très vaste de pratiques dites “nouvelles”, P.Perrenoud est obligé de faire appel à des valeurs tellement générales qu’elles pourraient très bien s’appliquer à la majorité des classes primaires. Ainsi, on peut penser raisonnablement que l’idée selon laquelle “on défend des valeurs de tolérance, de respect des différences” trouverait bien peu d’opposants parmi les instituteurs, y compris ceux qui sont les plus réfractaires aux pédagogies “nouvelles”
  • certaines valeurs sont en partie fausses pour certaines pédagogies: par exemple dans la pédagogie Freinet, il ne nous semble pas complètement exact de dire qu’on “privilégie la personne, dans sa singularité, par opposition au rôle statutaire ou à l’affiliation à un groupe”
  • les valeurs citées sont présentées de manière autonome alors qu’elles doivent être analysées aussi dans leurs combinaisons entre elles et dans leurs agencements réels d’une salle de classe.

Au total, c’est la tentative même de retracer les “tendances”, les “grandes valeurs” des “pédagogies nouvelles” qui nous paraît très difficile du fait de la trop grande hétérogénéité du champ couvert et qui nous semble en tout cas inopérante pour notre objet d'étude. C'est pourquoi notre travail ne cherche pas à dresser un "portrait-robot" de la discipline en général dans les "pédagogies nouvelles" et s'efforce plutôt d'observer, au cas par cas, ce qui différencie et ce qui rapproche les modalités de l'ordre scolaire dans cinq configurations. Si nous parlons de "pédagogie non novatrice", c'est uniquement par commodité de langage, pour distinguer les deux configurations (J.Giono et Guilloux) qui, contrairement aux autres (Tom Pouce, C.Freinet et la Maison des Trois Espaces), ne font pas partie d'écoles où l'équipe enseignante réfléchit en commun à la mise en place d'une pédagogie spécifique. La configuration Guilloux nous montrera d'ailleurs les limites d'une telle césure puisqu'à l'intérieur de sa classe, l'institutrice s'inspire de méthodes et de pratiques pédagogiques qu'on retrouve aussi dans les autres configurations.

Notes
728.

C'est ce que fait par exemple B.Douet: "<...> lorsqu'on examine les choses du point de vue de la pédagogie pratique, deux systèmes principalement s'opposent. Il existe toujours à l'école une méthode essentiellement autoritaire et directive, pratiquée par un grand nombre, pendant que d'autres maîtres portent leurs efforts pour promouvoir des méthodes résolument plus libérales"(Discipline et punitions à l'école, PUF, pédagogie d'aujourd'hui, Paris, 1987, p.32)

729.

Nous rejoignons sur ce point L.Demailly:"la production de catégories universelles naturalisées telle l'opposition <<libéral/autoritaire>> ou <<pédagogie moderne/pédagogie traditionnelle>> <...> sont insuffisantes pour décrire et classer les pratiques, dont elles laissent échapper et masquent <...> la diversité" ( "Contribution à une sociologie des pratiques pédagogiques", Revue française de sociologie, XXV, 1984, p.96)

730.

E. Durkheim, Education et sociologie, PUF, Paris, 1989, p.21

731.

Par exemple chez Claparède qui, selon G.Snyders "dans les premières pages de <<l'Education fonctionnelle>>, rattache à une lignée unique Rabelais, Montaigne, Fénelon, Rollin, Dewey et lui-même; dès lors, il n'y aurait qu'un seul type d'éducation réussie, un seul équilibre valable, les autres formes étant de dessèchement, de dépérissement. Tous les efforts créateurs des pédagogues d'autrefois devraient être rattachés à l'<<éducation nouvelle>> -et l'on appellera pédagogie traditionnelle celle qui paraît morne, mécanique"(La pédagogie en France aux XVIIème et XVIIIème siècles, PUF, Paris, 1965, p.3)

732.

E.Plaisance, L'enfant, la maternelle, la société, PUF, collection l'éducateur, Paris, 1986, pp.196 et 197

733.

“Il sera question des pédagogies nouvelles: cette expression délibérément vague désigne les pratiques qui s’inspirent de près ou de loin de <<pères fondateurs>> aussi divers que Freinet, Decroly, Ferrière, Montessori, Dewey, Bovet, Claparède ou plus récemment Dottrens, Neil, Piaget, Steiner, Rogers, Hameline, Ferry, Oury ou d’autres tenants des pédagogies <<modernes>>, <<actives>>, <<non directives>>, <<coopératives>> ou <<institutionnelles>>. S’agissant d’une histoire des idées pédagogiques, l’amalgame serait indéfendable: chacun de ces auteurs a une pensée originale; il y a entre eux beaucoup de différences, voire de contradictions” (La pédagogie à l’école des différences, Ed. ESF, Paris, collection pédagogies, 1995, p.106)

734.

“-On privilégie la personne, dans sa singularité, par opposition au rôle statutaire ou à l’affiliation à un groupe;

- on valorise l’autonomie, le self-control, la responsabilité personnelle, l’intériorisation de principes régulateurs plutôt que l’observance de règles strictes;

- on valorise la sociabilité informelle et la coopération, par opposition aux rapports de domination ou de compétition;

- on affirme l’égale dignité et l’égalité des droits des personnes par-delà les différences de sexe, de classe sociale, d’origine nationale ou ethnique;

- on plaide pour le dialogue, le règlement pacifique des conflits, la concertation démocratique;

- on défend des valeurs de tolérance, de respect des différences;

- on insiste sur l’épanouissement personnel, l’équilibre, la réalisation de soi, le temps de vivre, le plaisir, la créativité;

- on définit la vie comme une oeuvre à accomplir par la mise en pratique d’un projet personnel et d’un art de vivre"(La pédagogie à l'école des différences, Ed. ESF, collection pédagogies, Paris, 1995, pp.109 et 110)