2- L'étude de cas

A une description trop généralisante, où l'on perd de la validité heuristique sur une question pourtant très féconde, nous avons donc préféré faire porter notre interprétation sociologique sur un petit nombre de cas précis. Pour autant, nous ne souscrivons pas entièrement aux principes de l'observation monographique exposés par M.Mauss dans son Manuel d’ethnographie, c’est à dire en évitant les “hypothèses, historiques ou autres” qui sont “inutiles et souvent dangereuses” 735 . Certes, le sociologue qui énonce des hypothèses préalablement à son travail de terrain se heurte au risque de ne recueillir qu'une confirmation de ce qu'il pensait trouver et de rester opaque à certains phénomènes observés: "Souvenons-nous que les sociologues, <<forgent eux-mêmes les anomalies qu'ils découvrent et, en même temps, s'empêchent de poser des questions sur les situations dans les termes où précisément les gens les vivent>>"736. Mais il nous semble encore plus dangereux de vouloir décrire et interpréter un terrain sans hypothèses qui, si elles ne peuvent pas prétendre à la neutralité absolue (les schémas intellectuels d'interprétation et de description sont toujours informés par un cadre culturel auquel ne peut échapper le sociologue), ont l'avantage au moins d'expliciter des propositions sur lesquelles on peut revenir, sans avoir la prétention d'appliquer une sorte de "cire molle" neutre qui "enregistre objectivement" le terrain.

Par ailleurs, l'observation directe reste un moyen sociologique de compréhension qui comporte les mêmes risques de biais que l'entretien ou le questionnaire et nous ne partageons pas le point de vue d'A.Coulon qui semble considérer que le "réel social" peut être appréhendé directement par l'observation participante:"la démarche de la sociologie conventionnelle est atteinte de biais importants, et ceci à toutes les étapes de sa construction <<scientifique>>, que l'on considère les hypothèses, les entretiens, les questionnaires, les pratiques de codage ou l'emploi des tests statistiques eux-mêmes. La sociologie interactionniste utilise au contraire l'observation participante pour accéder directement aux phénomènes qu'elle veut étudier"737. Le parallèle de B.Bernstein est intéressant, lorsqu'il compare les "pédagogies invisibles" (où les règles ne sont pas clairement énoncées) avec certaines techniques de recueil en sciences sociales qui sélectionnent implicitement lorsqu'elles veulent s'efforcer de rester "neutres": "Même si ces enregistrement publics <observation participante, enregistrements vidéo et audio...> de comportements spontanés sont traités comme un moyen de dialogue entre l'enregistreur et l'enregistré, ce dialogue est lui-même affecté par la différence des perspectives intellectuelles de chacun, qui façonneront la communication: la façon dont le chercheur organise et planifie la communication est différente de celle du sujet; et c'est par là que s'exerce un contrôle invisible"738 Notre approche du terrain a toujours été informée par un cadre problématique et des hypothèses, qui eux-mêmes ont été modifiés par l'expérience du terrain 739 .

Notre travail ne prétend pas non plus à l'exhaustivité dans la description telle que la préconise M.Mauss:“Il faut non seulement décrire tout, mais procéder à une analyse en profondeur, où se marquera la valeur de l’observateur, son génie sociologique”740. Pour notre recherche, cette attitude nous semble utopique (il est difficile d'omettre le moindre détail et d'autres chercheurs en pédagogie sont plus compétents que nous pour faire l'inventaire systématique de techniques et de méthodes didactiques parfois très complexes) et surtout inutile: à partir du moment où on pose un cadre problématique, les pratiques n'apparaissent pas toutes sociologiquement pertinentes et on gagne en temps ce qu’on perd en illusion à décrire l’intégralité d’un terrain.

L’approche monographique utilisée par M.Bozon pour comprendre les “modalités de la combinaison des habitus sociaux et du contexte local” à Villefranche, afin de vérifier “l’hypothèse selon laquelle cette combinaison se fait peut-être d’une façon particulière dans une petite ville” 741 nous paraît beaucoup plus féconde en ce qu’elle permet de mener l’observation approfondie d’une ville sans tomber dans une analyse uniquement “localiste” ni prétendre à l'inverse décrire la société globale à partir d’un petit microcosme observé. La démarche monographique suivie par M.Bozon s’appuie donc sur une hypothèse préalablement formulée, qu’il éprouve à partir d’un “angle unifiant”, à savoir la description et l’analyse des phénomènes de sociabilité (limitée aux relations hors-travail). En adoptant un point de vue stratégique sur la réalité locale, un mode d’entrée dans la description et l’analyse “des processus par lesquels s’affirment les groupes sociaux qui coexistent dans une petite ville” 742 , M.Bozon se donne les moyens de faire mieux qu’une analyse exhaustive, puisqu’il éclaire des processus sociaux complexes à partir d’une notion restreinte (la sociabilité) mais qui lui permet d’adopter un “point de vue totalisant sur le monde social” 743 . Par ailleurs, le cadre monographique lui permet d’aborder certains thèmes selon différents éclairages à partir de plusieurs modes de productions des données: par exemple, les cafés ont été approchés sous l’angle de leur fréquentation (par des questionnaires et des entretiens semi-directifs), de leurs établissements (recherche statistique), des habitués et des histoires de cafés (observation participante), tout ceci complété par des informations diverses dans la presse. C’est cette richesse heuristique qui nous intéresse dans le cadre monographique où ce qui est déterminant “ce n’est pas l’accumulation de données <...> mais le jeu critique qu’on arrive à instaurer entre des sources diverses”744.

Dans notre recherche, nous avons diversifié les modes d'accès aux thèmes analysés: entretiens avec les élèves et les enseignants, observation en classe et dans l’école, recueil des caractéristiques des élèves, analyse des productions scolaires d’enfants, des tableaux affichés, du matériel didactique et des écrits pédagogiques. La multiplication de ces diverses approches permet de limiter les risques de surinterprétation et de recouper les informations recueillies, notamment entre l'observation qui donne un cadre de signification autre à la pratique telle qu'elle apparaît dans les entretiens (pour rompre avec le discours "officiel" des enseignants ainsi que réajuster certains propos des enfants) et les entretiens qui pallient aux limites de l'observation pour rendre compte du sens donné, des logiques d'interprétation et de réappropriation qui sont à l'oeuvre dans les pratiques.

Notes
735.

Manuel d’ethnographie, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1971, p.9

736.

Bartholomew, cité par P.Woods dans L'ethnographie de l'école, Armand Colin, Paris, 1990, pp.80 et 81

737.

Ethnométhodologie et éducation, PUF, collection l'éducateur, Paris, 1993, p.84

738.

Classe et pédagogies: visibles et invisibles, Centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement, OCDE, Paris, 1975, pp.28 et 29

739.

J.P. Olivier de Sardan souligne ce va et vient nécessaire entre travail de terrain et construction problématique:"Une problématique initiale peut, grâce à l'observation, se modifier, se déplacer, s'élargir. L'observation n'est pas le coloriage d'un dessin préalablement tracé: c'est l'épreuve du réel auquel une curiosité préprogrammée est soumise. Toute la compétence du chercheur de terrain est de pouvoir observer ce à quoi il n'était pas préparé (alors que l'on sait combien forte est la propension ordinaire à ne découvrir que ce à quoi l'on s'attend) et d'être en mesure de produire les données qui l'obligeront à modifier ses propres hypothèses" ("La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie", Enquête, n°1, Ed. Parenthèses, Marseille, 1995, pp.76 et 77

740.

Manuel d'ethnographie, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1971, p.10

741.

Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province. La mise en scène des différences, PUL, Lyon, 1984, p.11

742.

idem,p.18

743.

“La moindre interaction de sociabilité met ainsi en jeu tout un ensemble de lois sociales, démographiques, sexuelles, historiques; la sociabilité n’est pas un jeu de société, mais un chapitre des rapports sociaux", ibid, p.13

744.

ibid, p.15