3- La méthode de recueil des données 745

a) Les écarts entre théorie et pratique pédagogiques

Lorsqu'il retrace l'évolution pédagogique en France, E.Durkheim prend soin de dissocier les doctrines et les pratiques: "je ne sais pas s'il existe un seul cas dans l'histoire où l'on ait vu l'idéal proposé par un pédagogue passer tout entier et sans modifications essentielles dans la pratique. Est-ce que les théories de Rousseau ont jamais été appliquées à la lettre? Si grande qu'ait été l'influence de Pestalozzi, il est à peu près le seul qui ait essayé de pratiquer strictement la méthode à laquelle il a attaché son nom, et les échecs de ses tentatives démontrent assez que cette méthode n'était praticable qu'à condition de se transformer"746. La pédagogie consiste "non en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer" 747 . L'instituteur qui fait la classe est nécessairement dans le domaine de la pratique, l'urgence d'un comportement efficace qui n'a pas toujours le temps d'un rapport distancié à l'action et l'application des réflexions pédagogiques demande bien sûr un travail de réappropriation (qui peut amener à des interprétations différentes), de retraduction (certains points ne sont pas repris, ou autrement, d'autres sont rajoutés en conservant la même "philosophie éducative") et de réajustements quotidiens 748 . L'observation courante rappelle combien "on peut être un parfait éducateur et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la pédagogie": "Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie; inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique"749.

Nous avons d'ailleurs pu constater à quel point l'apprentissage du métier d'enseignant dans les configurations Tom Pouce, C.Freinet et la Maison des Trois Espaces relève davantage d'un apprentissage "sur le tas", à partir de conseils donnés par les collègues, d'imitations de pratiques déjà existantes, d'essais par tâtonnements que d'une connaissance théorique des textes "fondateurs" des pédagogies appliquées. D'autres sources que les pédagogues peuvent être convoquées pour justifier les pratiques, la configuration C.Freinet offrant un exemple limite puisque dans le projet pédagogique de cette école, les deux seuls auteurs cités sont P.Meirieu et J.Piaget, même si l'esprit de la pédagogie de C.Freinet est présent à toutes les pages. P.Meirieu souligne le caractère singulier de toute situation éducative qui limite la transposition automatique de théories ou de récits d'expérience pédagogiques, "d'emprunts dont on ne sait jamais vraiment si nous serons capables de les mettre en oeuvre": "Il y a, dans la situation éducative, une expérience de la singularité qui semble décourager toute <<application>> et imposer de nous méfier de proximités de situations qui laissent échapper des spécificités qui, précisément, peuvent tout remettre en question <...> Parce que la pédagogie est, par essence, un travail sur des situations particulières <...>, le pédagogue se trompe lourdement chaque fois qu'il imagine pouvoir identifier des situations où, <<toutes choses étant égales par ailleurs>>, une solution expérimentée avec succès par certains va pouvoir être utilisée par d'autres avec la certitude de la réussite"750. L'activité pédagogique s'apparente à celle d'un bricoleur: "Ainsi, comme le bricoleur qui engrange des objets hétéroclites et ne cesse de les interroger pour voir s'ils n'esquisseraient pas, par hasard, la forme possible d'une réalité nouvelle, l'attention du pédagogue à ce qui se passe sous ses yeux et l'effort pour capitaliser des outils lui permettent d'inventer quelques-unes de ces configurations originales qui le surprennent lui-même par leur étonnante efficacité" 751 .

Pour autant, l'analyse des écrits et des discours pédagogiques nous est apparue indispensable en ce que les pratiques sont informées par un sens, une tonalité particulière inscrite dans des choix éducatifs dont découlent des conceptions différentes de la relation enseignant/enseigné et donc des relations de pouvoir adulte/enfant 752 . La lecture des pédagogues (surtout Maria Montessori et Célestin Freinet) et des écrits de la Maison des Trois Espaces n’a pas été faite dans le but de faire une comparaison théorique entre des conceptions de l'éducation (ce qui nous mènerait à un autre travail dans le vaste champ de l'histoire des idées pédagogiques), mais avec l’objectif de mieux saisir, avant d'investir le terrain, quels sont les “principes” au fondement de leur “réactualisation” à l'intérieur des configurations, qui elles seront mises en confrontation.

Notes
745.

Se reporter à l'annexe A pour la description des terrains d'enquête et du travail effectué

746.

L'évolution pédagogique en France, PUF, Paris, 1990, p.262

747.

E.Durkheim, Education et sociologie, PUF, collection Quadrige, Paris, 1989, p.69

748.

Emile Thomas (ancien instituteur Freinet, qui débute sa classe Freinet au sortir de la deuxième guerre mondiale) explique que Célestin Freinet “laissait une grande marge de manoeuvre car il avouait lui-même faire parfois du Freinet à 40% et d’autres fois à 80%!” , Le Monde de l’éducation, n°242, novembre 1996, p.38

749.

E.Durkheim, Education et sociologie, p.78

750.

La pédagogie entre le dire et le faire, Ed. ESF, coll. pédagogies, Paris, 1995, pp.247 et 248

751.

Le choix d'éduquer. Ethique et pédagogie, Ed. ESF, coll. pédagogies, Paris, 1991, pp.96 et 97

752.

E.Durkheim définit la pédagogie comme une théorie pratique qui réfléchit aux système d'éducation "en vue de fournir à l'activité de l'éducation des idées qui la dirigent", Education et sociologie, PUF, collection Quadrige, 1989, p.79