b) L'observation

Les modèles pédagogiques n'ayant pas un rapport linéaire à l'action, notre travail ne pouvait pas se contenter des positions affichées par les enseignants et de leurs interprétations chez les enfants: la méthode de l'observation s'imposait donc, pour tenir compte des choix ordinaires inhérents aux logiques pratiques. Le principe d'observation est resté le même dans les cinq configurations: diversifier les séances, comprendre les principes de fonctionnement d'ensemble avant de s'attacher à quelques thèmes plus spécifiques, réajustés en fonction des configurations et compléter les observations par des discussions informelles avec les enseignantes et les enfants. Nous avons porté une attention particulière aux situations conflictuelles dans lesquelles des enfants perturbent le bon fonctionnement scolaire, dans le souci de mieux comprendre "par contraste" les modalités d'imposition de l'ordre scolaire et les attitudes conformes exigées chez les élèves. Ces situations de "crise" déclenchent chez les institutrices des réactions ("orthodoxes" ou non avec la "philosophie éducative" de la configuration) qui montrent quels moyens sont mobilisés pour ramener “sur le droit chemin” un comportement scolaire “déviant” (par rapport à l’ordre exigé dans la classe) et elles indiquent la capacité de chaque configuration à absorber des comportements non conformes.

La liste des thèmes d'observation a été composée à partir de la réflexion théorique qui a servi à définir la "discipline scolaire" (avec un va et vient entre les faits observés et le travail de définition): l'énonciation de ces catégories (que nous n'avons pas considérées de manière dissociée, mais en interrelation car les contenus de ces catégories se recoupent inévitablement) avait essentiellement pour objectif de ne pas omettre un aspect en vue de l'interprétation comparative des configurations, mais nous avons pris soin aussi de rester attentive aux événements et aux éléments imprévus qui pouvaient éclairer une configuration relativement à notre objet d'étude 753 . Cependant, notre démarche étant comparative et non pas monographique, nous n'avons pas cherché à tout appréhender et à faire une description exhaustive de chaque configuration, mais bien à dégager les éléments pertinents qui, par l'analyse des ressemblances et des différences, rendaient fructueuse notre compréhension sociologique de la discipline scolaire et des différentes modalités d'imposition de l'ordre scolaire. En ce sens, notre méthode de production et d'analyse des données est proche des règles énoncées par E.Durkheim concernant l'administration de la preuve dans l'interprétation sociologique: "En faisant entrer en ligne de compte plusieurs peuples de même espèce, on dispose déjà d'un champ de comparaison plus étendu. D'abord, on peut confronter l'histoire de l'un par rapport à celle des autres et voir si, chez chacun d'eux pris à part, le même phénomène évolue dans le temps en fonction des mêmes conditions. Puis on peut établir des comparaisons entre ces différents développements" 754 .

GUIDE D'OBSERVATION

  • agencement spatial: plan des écoles et des classes, modalités d'installation des élèves dans la classe, modalités de déplacements dans l'école et dans la classe
  • organisation temporelle: emplois du temps, principes de négociation et/ou de présentation des emplois du temps
  • présence des "règles" de vie collective: règlements, règles, lois, rappels à l'ordre, punitions/récompenses, types d'impositions directes ou indirects de l'ordre scolaire, place et forme de la négociation avec les enfants, conseils et réunions "institutionnelles" ou regroupements sporadiques à l'initiative de l'enseignante, comportements non autorisés mais non repris par l'enseignante
  • échanges verbaux spécifiques pour rappeler l'ordre scolaire:modes indirects/directs, référence à la "règle", menace de sanction ou émulation par la récompense
  • rapport au matériel: ordre et soin dans la production scolaire, modalités de rangement du matériel commun et individuel, "responsabilités" ou "tâches"
  • rapports au corps: exigences d'une "posture", d'une attention corporelle à soi, exercices pour acquérir un maintien de son corps
  • différences d'organisation et de mode d'imposition de l'ordre scolaire en fonction des contenus d'apprentissage: activités d'éveil (musique, dessin...) et de gymnastique comparées aux autres séances en classe telles que les mathématiques, le français, l'histoire/géographie...
  • changements d'adulte-référent de la classe: manières de procéder des intervenants extérieurs, comportement des enfants en l'absence de l'enseignante
  • le système d'évaluation: fréquence, mode d'évaluation, participation ou non des enfants dans l'évaluation des autres élèves, évaluation individuelle, place et forme des "contrôles"
  • rôle des relations interpersonnelles dans l'apprentissage:aide entre les enfants, tutorat, moments où les échanges sont autorisés, interdiction de la copie, travail de groupe, réflexion collective
  • organisation du travail personnel: plan ou guide de travail, devoirs, fichiers auto-correctifs
  • principes d'accès au savoir scolaire: copier, apprendre par coeur, leçons magistrales, trouver par soi-même, donner des éléments de méthodologie, s'exprimer, reprendre des modèles, individualisation de la résolution des exercices et des modes d'apprentissage

Si notre guide d'observation est resté le même (les catégories utilisées, très générales, seraient sans doute valables aussi pour l'étude de notre objet dans d'autres classes), notre implication sur le terrain a par contre été différente compte tenu de la place possible pour un observateur extérieur dans chaque classe. Cet élément méthodologique nous apparaît déjà comme un indicateur de la "tonalité" de chacune des configurations observées: à J.Giono, le mode d'imposition très direct de l'ordre scolaire, le style d'apprentissage toujours centré sur la personne de l'institutrice, les enjeux autour du maintien de son corps et sans doute aussi l'âge plus jeune des enfants (CP) ont rendu impossible tout déplacement en dehors des séquences où les élèves avaient plus de latitude dans leurs mouvements (activités d'éveil, de gymnastique...) à moins de créer des perturbations gênant le déroulement de la classe 755 ; à Guilloux et à Tom Pouce, notre déplacement était limité pendant les cours magistraux, mais plus réalisable dans les moments de travail individuel; enfin c'est sans doute à la Maison des Trois Espaces et à Célestin Freinet que nous avons bénéficié de la plus grande liberté de mouvements, du fait que les élèves étaient davantage autorisés à se déplacer, à discuter et étaient amenés souvent à avoir des interactions entre pairs: dans ces deux dernières configurations, nous n'avons eu aucun mal à alterner les moments d'observation, de discussion informelle avec les enfants et même de "participation" (pour aider à résoudre un exercice, à préparer un exposé...).

Pour l'enregistrement des données, nous avons utilisé la prise de note en direct, nous attachant à la fois à la compréhension générale de la configuration et à des interactions plus particulières, avec relecture et réécriture systématique après chaque séance observée. La vidéo offre la possibilité d'avoir un retour sur les séquences et permet ainsi une plus grande fiabilité des informations recueillies, mais elle présente aussi deux inconvénients compte tenu de notre objet d'étude: le champ couvert par la caméra n'est jamais suffisamment large pour embrasser toute une classe, ce qui est problématique dans les configurations qui connaissent beaucoup de mouvements; l'introduction d'une vidéo en classe nous semble occasionner des perturbations encore plus grandes que la présence d'un observateur qui prend des notes.

La question de savoir si les pratiques observées n'ont pas été déformées du fait de notre présence s'est posée surtout au niveau des enseignants dont certains craignaient d'être jugés et/ou avaient à défendre des positions pédagogiques. Nous pensons que la durée de nos séjours en classe a été suffisamment longue pour limiter cet effet indésirable mais inévitable de l'observation et il nous paraît difficile pour un enseignant de changer totalement de comportement tout en faisant la classe: la "tonalité", la "dynamique" propres à chaque configuration n'ont pas pu être totalement bouleversées sans que nous ayons perçu des conséquences dans l'attitude des enfants. Par ailleurs, nous avons tenté le plus possible de tenir compte des effets de perturbation créés par notre présence dans l'interprétation de chaque configuration. Pour donner un exemple, en classe de CP à J.Giono, les réajustements directs et les réprimandes adressées aux élèves qui tentaient de venir nous voir sont une illustration de la manière d'exiger la station assise et de rappeler l'ordre dans cette configuration.

Notes
753.

Dans l'aspect concret du travail de terrain, nous n'avons pas restreint la prise de note, consignant des éléments dont nous avions l'intuition qu'ils pourraient servir dans notre analyse comparative: certains de ces éléments ont effectivement pris du sens dans la confrontation des différentes configurations mais d'autres ont du être abandonnés, n'ayant pas un lien direct avec notre travail.

754.

Les règles de la méthode sociologique, PUF, Paris, 1960, p.135

755.

Il faut préciser aussi que J.Giono est celle parmi les cinq écoles qui est la moins habituée à recevoir des stagiaires ou des observateurs extérieurs.