d) Les entretiens avec les enfants

Les entretiens ont eu lieu uniquement avec les élèves de Tom Pouce, C.Freinet et la Maison des Trois Espaces, car d'une part nous nous intéressions surtout aux variations dans les modalités d'imposition de l'ordre scolaire dans ces configurations (J.Giono et Guilloux étant étudiées davantage en tant qu'exemples de pédagogie "non novatrices") et d'autre part, il nous paraissait difficile d'utiliser notre méthode d'entretien avec les enfants de CP de J.Giono (les élèves des autres configurations appartiennent tous au 3ème cycle). Les enfants interrogés en entretien se sont présentés volontairement, suivant des motivations sans doute différentes: curiosité, possibilité de s'extraire pour un temps de la situation scolaire, entretien perçu comme un "jeu", enfant qui a l'impression de vivre une situation injuste (à l'égard de l'institutrice ou des autres élèves) et qui veut faire part de ses griefs, volonté de nous faire plaisir (ou à l'enseignante), intérêt pour une discussion seul à seul où on s'intéresse au cas de l'enfant. Sur les soixante douze élèves que comptent les trois configurations, seuls huit enfants ont refusé de passer l'entretien.

Les entretiens ont été menés dans l'objectif de recueillir ce que l'enfant comprend du fonctionnement de la classe et la manière dont il se représente les relations de pouvoir, ces deux points étant rapportés d'une part aux finalités pédagogiques de chaque configuration (est-ce que les objectifs poursuivis ont les effets escomptés sur les enfants?) et d'autre part aux performances scolaires, aux caractéristiques sociales des élèves (sexe, origines sociale et ethnique) 757 ainsi qu'à leurs comportements observés en classe. La durée de chaque entretien n'a jamais excédé trois quarts d'heure, au-delà desquels il était difficile de mobiliser l'attention des enfants.

La méthode des questionnaires ne nous est pas parue pertinente pour notre objet de recherche: plus que de recueillir des réponses "justes" ou "fausses", notre objectif était davantage de comprendre comment un enfant se réapproprie une configuration et la signification qu'il y trouve, en fonction de ce qu'on exige de lui, ce qui nous paraissait plus réalisable sur le mode de la discussion par entretien. Par ailleurs, le questionnaire présente l'inconvénient d'avoir une forme trop proche des exercices scolaires, ce que nous voulions éviter le plus possible.

Nous avons mené les entretiens sous la forme d'une conversation avec des thèmes dirigés sur des pratiques et des expériences concrètes de classe, plutôt que d'interroger directement les enfants sur leurs représentations 758 . Le discours recueilli sur la scolarité antérieure des élèves pour percevoir quels changements pédagogiques ils ont connu, nous a confirmé dans ce principe de questionnement: les enfants s'attachent plus aux détails matériels et relationnels qu'à l'organisation pédagogique d'ensemble dont ils ne perçoivent pas forcément les "principes éducatifs". Les problèmes entre enfants reviennent souvent ("y'a des enfants qui étaient pas gentils avec moi", "l'année dernière j'avais beaucoup plus de copines que cette année"...), suivis par les questions d'espace (surtout concernant la cour de récréation et la salle de classe), d'organisation quotidienne et de matériel ("on mangeait dans une classe et on n'apportait pas le goûter"; "les toilettes, ils étaient dehors, 'fallait aller dans la cour", "c'était différent parce ce que ici, on a des bureaux et des chaises, que là-bas, y'avait des bancs et plusieurs jeux", "y'avait un ballon rose et là y'en n'a pas"...).

Les thèmes abordés en entretien sont identiques pour les trois configurations, avec des adaptations pour certaines pratiques spécifiques (par exemple des questions ont été ajoutées sur la clochette et la ligne à Tom Pouce et sur les conseils et les réunions à C.Freinet et la Maison des Trois Espaces).

GRILLE D'ENTRETIEN ENFANTS

Pour la passation, nous nous sommes inspirée du mode d'investigation utilisé par J.Piaget dans ses entretiens auprès des enfants pour décrire la pensée enfantine. Le psychologue appliquait la méthode clinique pratiquée par les psychiatres: en conversant avec le malade, on le suit dans ses réponses tout en le conduisant vers des zones critiques pour éclairer sa pathologie, l'amener à comprendre en révélant des points sensibles. L'art du clinicien consiste ainsi non pas à faire répondre, mais à faire parler librement au lieu de canaliser les réponses, de trop les orienter. Les entretiens de J.Piaget avaient pour objectif de savoir comment se pose une question dans l'esprit de l'enfant et si elle se pose, en évitant de suggérer des réponses à l'enfant 759 , en faisant varier les questions et en l'opposant à des contre-suggestions. Dans les entretiens, nous avons essayé le plus possible de respecter la logique de l'enfant, en l'incitant à développer ses réponses, en lui demandant de justifier, de donner des exemples concrets 760 et en le confrontant à des contre-suggestions 761 ou en lui relatant des séquences observées qui venaient contredire ses propos. Cette attitude, difficile à tenir, implique de concilier deux principes contradictoires: d'un côté avoir des hypothèses précises et de l'autre, mettre en confiance l'enfant, le laisser parler sans trop le contredire pour respecter sa logique de pensée, d'exposition.

La tâche était d'autant plus complexe que les entretiens se situaient dans un contexte scolaire, d'où une inquiétude de la part de certains élèves qui avaient peur de "ne pas savoir répondre". C'est pourquoi, nous nous sommes présentée auprès des enfants comme une personne qui cherche à "comprendre comment fonctionne la classe", cette démarche apparaissant légitime aux yeux de beaucoup d'enfants puisque leurs écoles sont souvent visitées pour leurs fonctionnements pédagogiques particuliers. Nous avons insisté lors des entretiens sur la confidentialité de la conversation (rien ne serait raconté à l'enseignante), sur le fait que nous n'étions ni psychologue, ni assistante sociale, ni éducatrice (certains enfants étant suivis par ces professionnels) et nous avons cherché à rassurer les enfants qui se trompaient ou qui ne savaient pas répondre à la question. Par ailleurs, les entretiens n'ont eu lieu qu'à la fin des périodes d'observation (durant lesquelles nous avons multiplié les échanges informels avec les élèves), afin que les enfants s'accoutument le plus possible à notre présence et qu'ils comprennent que nous n'étions pas garante d'une forme d'autorité (nous avons veillé à ne jamais intervenir même en l'absence de l'institutrice pour les rappeler à l'ordre 762 ). Nous avons pris soin également de ne pas faire passer les entretiens dans la salle de classe (les autres lieux étant cependant eux aussi connotés: infirmerie, salle de réunion des maîtres, cantine... 763 ). Enfin, nous avons adapté notre vocabulaire, notre expression langagière à celui des enfants auxquels nous n'avons jamais fait de remarque (en entretien comme hors entretien) pour un usage inapproprié des mots ou des expressions langagières mal formulées.

Malgré toutes ces précautions, il est indéniable que des entretiens ont eu à souffrir des effets de la situation scolaire et de la confrontation inégale adulte/enfant. C'est pourquoi certains passages n'ont pas pu être exploités (ou alors avec des réserves) et nous avons tenu compte le plus possible de la forme de l'entretien ainsi que de l'état d'esprit dans lequel semblaient être les élèves: ceux qui paraissaient se forcer pour nous "faire plaisir" (ou à l'enseignante), ceux qui étaient sur la défensive du fait d'une trop mauvaise posture scolaire, ceux qui étaient intimidés ou au contraire ceux qui étaient très à l'aise et parlaient abondamment.

Comme dans les entretiens avec les adultes, nous avons été confrontée à des attitudes de méfiance, de dérobade, de détournement, de refus de répondre, de déformation des pratiques que nous avons tenté de considérer de la même manière qu'on l'aurait fait pour un adulte, c'est à dire non pas en faisant une lecture constamment méfiante et soupçonneuse du discours, mais en cherchant à comprendre la signification de ces phénomènes de "fuite" ou de "vision transformée" des pratiques, où l'affabulation tient une place importante dans les entretiens avec les enfants. Les observations et les discussions avec les enseignants ont permis de relativiser certains propos, par exemple sur les punitions (il était intéressant de voir quels enfants déformaient ou inventaient, et dans quel sens) ou sur l'aide apportée aux autres élèves (souvent surestimée dans le discours des enfants).

Notes
757.

Ces renseignements n'ont été consultés qu'au moment d'analyser les entretiens, afin de ne pas nous influencer lors de la passation. Les prénoms attribués aux élèves dans la présentation des extraits (afin de respecter leur anonymat) ont essayé de s'approcher le plus possible des prénoms d'origine, respectant l'identité sexuelle et l'origine ethnique.

758.

Par exemple, sur les règlements, l'élève devait nous dire la loi qui lui semblait la plus difficile ou la plus facile à respecter, ce qui permettait d'une part d'évaluer leur degré de connaissance des lois et d'autre part d'avoir une indication sur leur rapport à la loi et à son imposition.

759.

Le psychologue prend l'exemple suivant: si on pose la question: "Qu'est-ce qui fait avancer le soleil?"à l'enfant, on suggère l'idée d'une oeuvre extérieure; si on demande "comment avance le soleil?" , on suggère un souci du comment qui n'existait pas non plus.

760.

Par exemple, si un enfant nous répondait par l'affirmative lorsque nous demandions si l'institutrice donnait des punitions aux élèves, nous l'interrogions alors pour avoir un exemple, ce qui conduisait certains élèves à reconnaître que cela ne s'était jamais produit.

761.

Par exemple, à un élève de la Maison des Trois Espaces qui nous affirmait que la responsabilité de "laitier" consiste à "baisser les stores", nous avons demandé si ce n'était pas plutôt à distribuer le lait.

762.

Cette attitude est d'ailleurs parfois très difficile à tenir, comme par exemple le jour où l'intervenante en danse de la Maison des Trois Espaces a été confrontée au chahut des élèves (voir supra la partie III-5 de cette configuration: "L'engagement contractuel dans la relation maître-élève")

763.

Blanchet G. et Blanchet A. ont mis en valeur les effets de l'environnement sur le style et le contenu du discours des élèves interrogés en milieu scolaire: dans la cour, les enfants étaient plus bavards et leurs propos relataient davantage les activités ludiques, dans le cabinet médical l'expression des sentiments intimes était favorisée et enfin dans la classe, les interviewers recueillaient un discours lié aux activités scolaires et se heurtaient souvent à des refus de répondre ("L'influence de l'environnement dans l'entretien", European journal of Psychology of Education, 1991)