2- La question de la représentativité

Dans sa recherche sur l'école primaire en vue d'identifier les "inégalités d'éducation dans leur quotidienneté", R.Sirota 772 a utilisé le comptage systématique des interactions de sept classes de CM1, interactions qui ont été retraduites en signes à partir d’indicateurs préalablement retenus 773 . Cette manière de procéder nous semble comporter plusieurs inconvénients pour notre objet d'étude. Tout d'abord, elle extrait à chaque fois un comportement de la situation dans laquelle il a été observé, si bien qu’on perd ainsi une part très importante de l’information: par exemple, il ne suffit pas de savoir s’il y a eu “agitation” et combien de fois, il est aussi significatif de comprendre pourquoi cette agitation a eu lieu, dans quelles circonstances. Par ailleurs, il nous paraît inexact de mettre sur le même plan (considérer comme identique dans un comptage) certains comportements des élèves, comme les déplacements: R.Sirota souligne qu'elle a conscience de la variabilité des sens qu'on peut conférer aux déplacements 774 , ce qui ne l'empêche pas d'utiliser le même signe dans le recensement des mouvements “pour aller voir un camarade, chercher quelque chose situé à l’autre bout de la classe, ou simplement bouger” 775 .

Enfin, la méthode du comptage conduit R.Sirota à occulter la spécificité des classes observées, ce qu’elle justifie par une faible variation entre les classes et par sa réticence à faire une analyse monographique qu’elle juge relevant d’une analyse plus “clinique” que “sociologique”: “La marge d’autonomie des enseignants apparaît donc ici bien faible, la variation constatée d’une classe à l’autre ou d’un maître à l’autre peu importante. Ni la composition sociologique des classes, ni les différences pédagogiques marquées ne semblent pouvoir expliquer ces différences, aussi arrêtons-nous ici la comparaison inter-classe, car l’aspect monographique de l’étude nous amènerait à passer de l’analyse sociologique au discours clinique, en glissant dans le registre de l’individualité et de la personnalité tant du côté des enseignants que des élèves”776. Or il nous semble possible de s'attacher à des cas tout en restant dans le domaine de l'analyse sociologique: N.Elias en donne un exemple dans son étude sur Mozart 777 qui resitue le “génie” de l’artiste par rapport à sa vie familiale et à l’organisation sociale de son époque, rompant ainsi avec l’idée selon laquelle la création des chefs d’oeuvre serait indépendante de l’existence sociale de leurs auteurs. L'analyse des relations entre l'oeuvre de Mozart et sa vie d'artiste (relativement aux conditions d’existence des artistes de son époque) est susceptible de nous éclairer de manière plus générale sur la compréhension sociologique des conditions d’expression d’un “génie musical”. Autrement dit, la restitution des caractéristiques du contexte dans lequel N.Elias inscrit son analyse lui permet de dépasser le cas particulier de Mozart pour transposer à d’autres cas les acquis d’intelligibilité découverts, éclairer par comparaison un autre contexte et ainsi conférer une portée générale à l'interprétation d'un cas particulier.

Plutôt que de privilégier une évaluation "quantitative" où nous aurions procédé par comptage des comportements et des pratiques, il nous est apparu indispensable, compte tenu de notre objet de recherche, d'opter pour une approche plus "qualitative", permettant de tenir compte de la variation des contextes observés et des distinctions fines dans l'analyse des situations. Cette démarche appelle plusieurs commentaires: tout d'abord sur la dichotomie "quantitatif"/"qualitatif" qui, très prisée par les manuels, n'est pas aussi tranchée dans la mobilisation pratique du travail sociologique 778 . Dans l’analyse dite “qualitative”, il n’est pas rare d’user implicitement de raisonnements d’ordre quantitatif, avec des quantificateurs tels que “le plus souvent”, “presque toujours”, “presque jamais”. Les interprétations de nos entretiens et de nos observations n’échappent pas à cette quantification: par exemple, pour comparer les réponses données en fonction des catégories d'élèves (fille/garçon, "en échec" ou "en réussite"...) ou bien pour relever la fréquence de certaines pratiques, comme la tenue hebdomadaire des conseils/réunions dont la régularité renforce le caractère institutionnel, contrairement aux regroupements enseignant-élèves plus irréguliers. Par ailleurs, le repérage de "régularités tendancielles" apparaît selon J.C Passeron comme le "garde-fou" contre les "dérives subjectives, les emballements intuitifs de l'interprétation"779 et comme une notion incontournable, "sans laquelle une science historique s'interdirait toute conceptualisation du divers; une science sociale sans généralités se réduirait à l’historiographie ou à la monographie”780: “Autrement dit, si le rappel à la singularité historique constitue pour le sociologue un principe de réalité qui, en le rappelant au sens localisé et daté des actions sociales, le prémunit contre l’illusion nomologique, l’impératif de la multiplication des constats de fréquence constitue pour l’historien un principe de généralité qui lui évite de diluer le sens de ses interprétations dans le non-sens monographique des particularités dispersées”781.

Cependant, et c’est le sens de notre deuxième remarque, certains traits ne sont observés que sporadiquement dans les configurations, et pourtant ils apparaissent plus intéressants que d’autres traits relevés beaucoup plus fréquemment. Dans chaque configuration se trouvent des faits uniques (dans le sens où ils ne se sont pas reproduits plusieurs fois au cours de nos observations ou de nos entretiens), mais qui prennent un sens plus général, par rapport aux catégories dégagées pour l’analyse, et qui éclairent l’intelligibilité de la configuration d’ensemble 782 . Pour donner un exemple, nous avons observé à la Maison des Trois Espaces une séance très perturbée avec une intervenante extérieure en danse, séance qui est loin d'être "représentative" de cette configuration où d'ordinaire les enfants sont plus calmes. Et pourtant, cette scène atypique s’est avérée très précieuse pour comprendre “par contraste” les modalités et les conditions d'imposition de l’ordre scolaire ainsi que les procédés mobilisés par l'enseignante pour ramener cet ordre.

Concernant le choix des écoles, nous n'avons pas cherché à construire un échantillon "représentatif" de toutes les variations pédagogiques dans les écoles "modernes" ou "nouvelles" et dans les écoles "traditionnelles". Notre objectif était plutôt de repérer les spécificités inhérentes à quelques configurations afin de produire par l'analyse comparative des effets d'intelligibilités plus générales des modalités d'imposition de la discipline scolaire, ce que nous n'aurions jamais pu faire en cherchant à tout prix la représentativité des pratiques pédagogiques sur plusieurs écoles. L'orientation problématique de notre travail imposait l'analyse approfondie de quelques configurations et a guidé les principes de sélection des écoles: comparer des modes de fonctionnement différents par rapport à un même cycle (nous avons choisi le 3ème cycle pour avoir les élèves les plus âgés du primaire, ce qui facilitait les entretiens) et relativement à une classe de CP au fonctionnement "non novateur" pour observer les modalités d'imposition de l'ordre scolaire à l'entrée en primaire; faire varier les origines sociales des publics scolarisés (en s'attachant à une pédagogie orientée explicitement vers les élèves de milieux populaires, à une école qui regroupe des enfants de familles aisées et une autre implantée dans un quartier plus populaire).

Notes
772.

L’école primaire au quotidien, Paris, PUF, 1988

773.

Ces indicateurs sont les suivants: demande d’intervention simple; intervention spontanée; intervention hors du contexte; intervention insistante; intervention reprise; intervention provoquée; lecture; tableau; ardoise; déplacement; déplacement vers la maîtresse; décrochage; bavardage; bavardage scolaire; agitation

774.

Elle explique ainsi que “Cet indicateur peut être considéré soit comme un indice de l’appropriation de l’espace scolaire, ou bien, à l’inverse, comme un indice du caractère insupportable du cadre scolaire compris dans les deux sens: physique (cadre géographique, architectural de la classe) et disciplinaire (cadre, carcan de la discipline scolaire où il faut être assis sagement derrière sa table, la seule forme d’expression autorisée étant la parole après avoir demandé l’autorisation, ou l’écriture, forme très policée de dialogue et d’expression passant par un code très précis, qu’il s’agit bien d’apprendre)”, L'école primaire au quotidien, PUF, Paris, 1988, p.51

775.

L'école primaire au quotidien, p.51

776.

idem, p.80

777.

Mozart: sociologie d'un génie, Ed. Seuil, Paris, 1991

778.

J.C Passeron souligne combien “les analyses sociologiques qui croient pouvoir installer en toute sécurité leur raisonnement dans un seul de ces deux camps retranchés, ignorent tout simplement le rôle qu’ils font jouer subrepticement aux opérateurs venus de l’autre camp”, “L’espace mental de l’enquête (I) La transformation de l’information sur le monde dans les sciences sociales”, Enquête, n°1, Ed. Parenthèses, Marseille, 1995, p.30

779.

Sociologie des religions, "Introduction", Paris, Gallimard, 1996, p.44

780.

idem, p.43

781.

Sociologie des religions, "Introduction", Paris, Gallimard, 1996, p.45

782.

B.G Glaser et A.L Strauss soulignent qu'"Un cas singulier peut être l’indicateur d’une catégorie ou d’une propriété conceptuelle générale" , "La production de la théorie à partir des données", Enquête n°1, Ed. Parenthèses, Marseille, 1995, p.194