III- L'utilisation du concept de « configuration »

Pour l'analyse et la mise en forme de nos observations, il nous paraissait inapproprié d'utiliser le terme de "situations" qui se rapporte davantage à l'idée d'une évolution dramatique, dans les moments de crise qui sont présents ponctuellement dans nos observations mais qui ne rendent pas compte du contexte très codifié, très structuré à l'avance d'une classe. Pour autant le concept de "structure" nous paraissait inadéquat pour analyser les formes de relations sociales observées dans leur dynamique présente et relativement à la continuité historique de leur constitution. Nous empruntons à N.Elias le concept de "configuration" qui nous semble répondre à plusieurs exigences liées à notre orientation problématique:

  1. Analyser des formes spécifiques d'interdépendances "en situation", qui ne peuvent être restituées qu'à travers la prise en compte de l'agencement des faits dans l'expression de leur réalité présenteD'autres chercheurs en sciences sociales ont adopté cette démarche d'analyse et d'exposition, par exemple R.Hoggart comme le souligne J.C Passeron dans sa présentation à La culture du pauvre (Ed. de Minuit, Paris, 1970): "Lorsque Richard Hoggart entreprend de remembrer certaines totalités sociales que l'inventaire de traits ne nous livre jamais qu'en ordre dispersé et de restituer ainsi, dans leur intégralité signifiante, des vies <...>, des histoires de lignées <...>, des moments <...> ou encore des systèmes de relations sociales <...>, il faut voir dans ces reconstitutions minutieusement construites, moins un souci littéraire de la saynète ou du décor réalistes que l'effort proprement sociologique de l'auteur pour tenir systématiquement ensemble tout un jeu de déterminismes et toute une constellation d'attitudes qui ne laissent apercevoir complètement toutes leurs relations -qu'il s'agisse d'interdépendances ou de contradictions- que dans des configurations suffisamment complexes d'actions et de réactions, observées dans des situations vraiment significatives pour la vie sociale du groupe", pp.13 et 14. Prenant l’exemple d’une partie de cartes, N.Elias explique que “ni le <<jeu>> ni les <<joueurs>> ne sont des abstractions. Il en va de même de la configuration que forment les quatre joueurs autour de la table. Si le terme de <<concret>> a un sens, on peut dire que la configuration que forment ces joueurs, et les joueurs eux-mêmes, sont également concrets. Ce qu’il faut entendre par configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques”Qu’est-ce que la sociologie, Ed. Pandora/Des sociétés, Paris, 1981, p.157. Nos configurations restituent les relations entre personnes, rapportées aux dimensions de chaque situation (architecture, positionnement des élèves, fondements pédagogiques, matière enseignée et manière de l’enseigner...) qui viennent éclairer des formes d'exercice de l'autorité.
  2. Interpréter les faits sociaux en tant qu'ils sont conjointement historiquement constitués (en utilisant notamment le concept de forme scolaire, qui n'est pas transhistorique mais permet de rendre compte des transformations de la discipline scolaire relativement à des "dimensions invariantes" de la forme scolaire) et situés dans des contextes plus larges que la salle de classe (l'établissement, les origines des élèves, des réflexions pédagogiques...). En procédant par configurations, on est dans la comparaison historique qui ne peut fonctionner “toutes choses étant égales par ailleurs”J.C Passeron souligne l’aspect indiscutablement non expérimental des conclusions tirées de la comparaison historique:“Un tel raisonnement, en effet, est par principe toujours améliorable, ou transformable, donc interminable: la découverte de nouvelles différences ou ressemblances entre les <<cas>> comparés change l’interprétation des contextes explicatifs. Pour qui veut décrire sans parti pris l’argumentation sociologique, celle-ci ne peut se définir en effet que comme un va-et-vient argumentatif entre description historique et raisonnement comparatif, puisqu’une telle argumentation doit, pour faire preuve, <<apparenter>> typologiquement des <<contextes>> singuliers, qui ne s’équivalent jamais formellement sous tous les rapports” (Sociologie des religions, "Introduction", p.28). L’observation sur le terrain des classes primaires conduit rapidement à la conviction selon laquelle les mêmes principes pédagogiques aboutissent à des pratiques différentes, qui ne peuvent pas être considérées comme des applications mécaniques de réflexions pédagogiques et qui doivent être traitées au contraire comme des pratiques contextualisées, informées par différents paramètres dont l'instituteur doit tenir compte dans son expérience concrète de la classe:

A C.Freinet , l’institutrice trouve contradictoire avec l'esprit de la pédagogie Freinet l'attitude de deux de ses collègues: le premier punit les enfants lorsqu'ils "parlent trop"; le deuxième classe les enfants dans les “bons lecteurs”, les “bons moyens lecteurs”

A la Maison des Trois Espaces, l'enseignante s'est trouvée en désaccord une année avec une collègue dont elle ne partageait pas "l'éthique": "Par exemple faire confiance aux gamins, ne pas tout fermer à clef, des choses aussi bêtes que ça"

A Tom Pouce, l’institutrice trouve qu’il n’y a pas assez de cohérence entre collègues sur certaines attitudes pédagogiques: par exemple, lorsqu'elle est insultée par un élève, l'une des enseignantes le fait simplement sortir de la classe, sans autre remarque ni punition.

Le concept de configuration permet de prendre en compte des relations singulières entre des êtres sociaux, mais sans pour autant s'enfermer dans des particularismes monographiques, ni penser que "tout est relatif": l’analyse configurationnelle de N.Elias 788 dont nous nous sommes inspirée rend possible la compréhension d'autres lieux et d'autres temps, par le travail de production de connaissances et de généralisation et partant, elle permet la production de principes d’intelligibilité sociologique. La reconstitution de la pluralité des contextes nécessaires à la compréhension des comportements observés permet de considérer plusieurs niveaux d'analyse du social, combinant autour d'un même objet des contextes d’ordre macro-sociologique et des contextes d’ordre plus micro-sociologique. Les formes de relation sociales entre l'enseignant et ses élèves sont ainsi analysées en liaison avec des déterminismes plus larges que ceux engagés apparemment et visiblement dans les observations en classe.

C'est en ce sens que notre démarche se distingue de l'approche d'A.Coulon qui dissocie selon nous artificiellement les données relatives aux analyses "micro-sociologie" et "macro-sociologique": "Le secret de l'assemblage social ne réside pas dans les statistiques produites par des <<experts>> et utilisées par d'autres <<experts sociaux>> qui en ont oublié le caractère réifié. Le secret du monde social se dévoile au contraire par l'analyse des ethnométhodes, c'est-à-dire des procédures que les membres d'une forme sociale utilisent pour produire et reconnaître leur monde, pour le rendre familier en l'assemblant" 789 . Si nous partageons l'idée que le procès éducatif gagne à être analysé dans les modalités concrètes de sa construction, il nous semble par contre abusif de traiter les variables d'âge, de sexe, de milieu social comme si elles étaient des attributs relevant spécifiquement de l'analyse macro-sociologique et de l'approche statistique. Le concept de configuration nous permet de dépasser cette fausse opposition, en considérant que l'individu réagit en fonction des données relatives à une situation, mais aussi sans oublier le contexte social dans lequel se produisent ces interactions 790 . Ainsi le concept de configuration permet d’analyser les relations d’interdépendance entre les enfants et leur maître, mais sans pour autant cloisonner l’interprétation uniquement aux éléments visiblement en présence dans une situation:“...les dépendances qui lient les individus entre eux ne se limitent pas à celles dont ils peuvent avoir expérience et conscience. Les situations d’interaction et les réseaux de relations sont toujours articulés à des déterminations lointaines et invisibles qui, à la fois, les rendent possibles et les structurent” 791 .

Notes
786.

Nous avons analysé les pratiques pédagogiques de cette école dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple?", Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin, 1990/91

787.

Nous analysons les différences entre ces deux écoles dans la présentation de la configuration C.Freinet au chapitre 6 de la 2ème partie.

788.

Pour prendre un exemple parmi d'autres dans les travaux de N.Elias, son étude du sport le conduit à “dégager des caractéristiques (parfois similaires), de conceptualiser leurs propriétés distinctives avec une plus grande précision” et de “les situer dans une perspective meilleure”, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, N.Elias et E.Dunning, Ed. Fayard, Paris, 1995, p.217

789.

Ethnométhodologie et éducation, PUF, collection l'éducateur, Paris, 1993, p.127

790.

Sur ce point, nous partageons la critique que formule R.Sirota à l'égard des analyses ethnométhodologiques qui ont trop tendance à "décontexualiser" parce qu'elles se situent dans un "vide social où les rapports de force et de pouvoir seraient oubliés" ("Approches ethnographiques en sociologie: l'école et la communauté, l'établissement scolaire, la classe", Revue française de pédagogie, juillet-août-sept 1987, n°80, pp.69 à 97)

791.

R.Chartier dans l’"Avant-propos" de Engagement et distanciation, Ed. Fayard, Paris, 1993, p.IV