3- Considérer que les individus sont structurés par la configuration en même temps qu'ils contribuent à la faire évoluer.

Le pouvoir, qui est une caractéristique associée aux relations d'interdépendances à l'intérieur d'une configuration 792 , ne fonctionne jamais à sens unique, même si les relations sont inégales: N.Elias montre ainsi que Louis XIV qui a une marge d’action supérieure aux autres acteurs de la société française dépend très fortement de la société de cour et de son réseau d’interdépendances 793 . Plus les autres dépendent de nous et moins nous dépendons des autres, plus on peut dire qu’on a du pouvoir: “Dans la mesure où nous dépendons davantage des autres que ceux-ci ne dépendent de nous, ils ont un pouvoir sur nous” 794 . Pour notre travail, on s'aperçoit que les relations maître/élève se caractérisent par un rapport de domination du type légal-rationnel (au sens de M.Weber), mais que ces relations ne sont pas unilatérales: le maître comme l’élève sont contraints de se soumettre à une forme de pouvoir (historiquement construite et socialement déterminée) et l'instituteur doit tenir compte des élèves qu'il ne “domine” jamais complètement.

L’analyse de nos configurations nous amène à observer comment sont gérées les différentes manière de combiner ces relations de pouvoir entre l'enseignant et ses élèves ainsi qu'à analyser les appropriations différentielles de ces relations de pouvoir chez les enfants en fonction de certains dimensions:

  • Les performances scolaires 795 : nous faisons l'hypothèse qu'un élève qui réussit scolairement est un enfant "à l'aise" dans une configuration, sans qu'il soit possible pour autant de dire qu'il se trouve "en phase" avec cette configuration parce qu'il réussit ou bien l'inverse. Pour vérifier cette hypothèse, nous avons travaillé à l'homogénéisation des résultats scolaires, c'est à dire à la transformation de taxinomies très variées (parfois en lettres ou en feux) sur la base d'une échelle chiffrée, ce qui a permis la mise en graphique des résultats de chaque élève, à la fois pour observer sa progression propre et pour comparer cette progression avec celle des autres enfants de la classe. Nous n'avons pris en compte que les mathématiques et le français, d'une part parce que ces matières sont considérées comme les plus importantes par les enseignants et d'autre part du fait que les autres matières n'étaient pas évaluées dans les configurations observées.
    Pour rendre compte du niveau scolaire des enfants, nous avons utilisé les valeurs en cours dans les taxinomies scolaires, notamment la notion de "retard" ou d'"avance" scolaires. Si, comme l'a montré P.Ariès 796 , la pédagogie indifférenciée du Moyen-Age ignorait l'idée d'une relation entre la structuration des capacités et celle des âges, tel n'est pas le cas pour l'institution scolaire actuelle, au sein de laquelle perdure selon P.Bourdieu un véritable "culte voué à la précocité, valorisée en tant qu'indice du <<don>>" 797 . "Etre en avance" devient un véritable enjeu chez certains parents qui sont prêts à tout pour que leur enfant "saute une classe"; "être en retard" devient à l'inverse synonyme d'échec à l'école primaire. Si nous utilisons l'âge des enfants pour les situer en fonction de leurs performances scolaires, ce n'est pas pour "légitimer" une pratique inscrite au plus profond des taxinomies scolaires, mais bien pour prendre en compte d'un "principe" de classification qui intervient fortement dans l'évaluation des performances scolaires.
  • L'origine sociale de l'enfant: elle a été appréhendée à partir de la profession exercée par les parents, classée en fonction des catégories socio-professionnelles de l'INSEE en sachant que ce mode de classement reste un indicateur très grossier de la position sociale: la déclaration de la profession peut être imparfaite, les catégories socio-professionnelles ne sont pas homogènes et ne correspondent pas forcément à des comportements et des attitudes tous identiques, la personne peut acquérir des compétences socialement valorisées en dehors de sa profession (militants, syndicalistes, autodidactes...). Par ailleurs, le capital supposé acquis par une profession peut ne pas être transmis à l'enfant (parents séparés, dont le métier les éloigne du domicile...) et inversement d'autres personnes que les parents peuvent transmettre du capital à l'enfant. Pour autant, nous n'avons pas trouvé mieux comme indicateur que la profession des parents pour approcher l'origine sociale de l'enfant et appréhender son mode de socialisation familiale.
  • Le sexe de l'enfant: les garçons et les filles entretiennent un rapport différent à l'institution scolaire, qui tient à la définition sociale de la féminité et de la masculinité. Selon G.Felouzis, la meilleure adaptation des filles aux exigences de l'institution scolaire serait un facteur décisif pour leur réussite scolaire. A partir d'observations menées en sixième et en cinquième, l'auteur en arrive à constater une différence d'attitudes face au chahut qui est "d'abord un comportement de garçons": "Qu'ils soient bons ou mauvais élèves, d'origine ouvrière ou cadre, les garçons pratiquent un chahut généralisé qui ne trouve ses limites que dans la confrontation avec un professeur de sexe masculin, et dans des matières scientifiques" 798 . G.Felouzis interprète ce phénomène comme caractéristique de la "tendance générale des garçons à adopter des comportements de défi envers l'autorité professorale, et de refus des contraintes scolaires". Les filles quant à elles "se maintiennent dans un chahut faible qui revêt le plus souvent les formes les plus acceptées, comme le bavardage". C.Baudelot et R.Establet ont mis en valeur combien "les stéréotypes sociaux préparent mieux les filles -statistiquement s'entend- à s'intégrer au monde social de l'école <...> Cette socialisation scolaire plus heureuse se résume dans l'avance prise par les filles à la fin de l'école élémentaire et qui ne cesse de s'amplifier depuis trente ans" 799 . Enfin, E.G.Belotti a décrit le rôle spontané et inconscient des enseignants dans l'exacerbation de la différence sexuelle socialement déterminée entre les élèves garçons et filles à travers leurs stratégies de maintien de la discipline. Par exemple, pour la maîtresse de l'école primaire, "il est normal que les garçons persécutent et agressent les petites filles, elle ne met en cause que leurs méthodes trop agressives, les invite à être <<plus gentils>>, mais invite également les petites filles à être <<moins ennuyeuses>>" 800 .
  • Parmi les variables prises en compte, l'origine ethnique a été peu considérée, non pas que cet aspect ne présente pas d'intérêt, mais sa complexité nous renvoyait à un travail d'une autre ampleur, où il fallait prendre en compte la diversité des origines (sont regroupés sous le terme d'étrangers, des enfants issus de culture maghrébine, africaine, européenne, etc...) et l'articulation de ces différences ethniques avec d'autres dimensions, notamment l'origine sociale. Selon S.Boulot et D.Boyson-Fradet 801 , l'origine socio-professionnelle serait le facteur le plus discriminatoire dans notre système scolaire et on ne peut pas prétendre qu'il y a une spécificité entre la "culture" des enfants d'immigrés et la "culture dominante" véhiculée par l'école, sans oublier la distance tout aussi conséquente entre la "culture" des enfants français des mêmes milieux sociaux et la norme scolaire.

Notes
792.

“Au centre des configurations mouvantes, autrement dit, au centre du processus de configuration, s’établit un équilibre fluctuant des tensions, un mouvement pendulaire d’équilibre des forces, qui incline tantôt d’un côté, tantôt de l’autre” (Qu’est-ce que la sociologie, Ed. Pandora/Des sociétés, Paris, 1981, p.158)

793.

La société de cour, Ed.Flammarion, Paris, 1985

794.

N.Elias, Qu’est-ce que la sociologie, p.108

795.

On peut consulter en annexe G les principes de répartition des enfants en fonction de leurs niveaux scolaires

796.

L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Ed. du Seuil, Paris, 1975

797.

La Noblesse d'Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Les Editions de Minuit, Paris, 1989, p.39

798.

Filles et garçons au collège. Comportements, dispositions et réussite scolaire en sixième et cinquième, thèse de doctorat de sociologie, décembre 1990, directeur de thèse: R.Establet, p.167

799.

Allez les filles!, Ed. du Seuil, Paris, 1992, p.153. Les auteurs soulignent aussi combien la socialisation des garçons "en marge du système scolaire" " se révèle payante sur le long terme. A former leur moi dans le conflit, les garçons apprennent à ne pas prendre trop au sérieux les verdicts scolaires, à acquérir une confiance en soi indépendante de ce verdict. Et, dans les circonstances scolaires nombreuses et décisives où il faut se mettre en avant et s'imposer, les garçons tirent les bénéfices d'une culture d'abord marginale de l'agon. Cela vaut surtout pour les garçons dont le milieu familial est capable de supporter les écarts de la prime jeunesse. C'est d'ailleurs chez les garçons que les écarts entre classes sociales sont les plus marqués"

800.

Du côté des petites filles, Ed. Des femmes, Paris, 1994, 207p.

801.

Serge Boulot et Danielle Boyson-Fradet, “L’échec scolaire des enfants de travailleurs immigrés (un problème mal posé)”,Les Temps Modernes,mars-mai 1984, pp.1902 à 1914