Chapitre 2. Configuration Jean Giono. Pédagogie « non novatrice »- CP (1992/93)

L'analyse d'une configuration en CP nous a semblé rapidement nécessaire en ce qu'elle nous permet de comprendre le travail pédagogique d'inculcation de comportements et de dispositions scolaires appliqué à des élèves "novices" en primaire et de rendre compte ainsi d'un mode de socialisation scolaire intensif qui n'apparaît plus de manière aussi visible et explicite en cycle trois dans les interactions enseignants/élèves, lorsque ces derniers ont intériorisé l'essentiel d'une conduite scolairement acceptable: même si certains élèves des "grandes classes" n'ont pas complètement adopté l'attitude adéquate, il n'en reste pas moins que les habitudes, les repères donnés à l'enfant de CP n'ont plus de raison d'être l'objet d'un apprentissage spécifique en troisième cycle. B.Zazzo a qualifié de "grand passage" la transition entre l'école maternelle et le primaire 807 et il nous semble en effet que l'entrée en CP marque le moment décisif d'un apprentissage de conduites renforcées, systématiquement organisées et répétées, même si en petite, moyenne et grande section, l'enfant apprend déjà les prémisses de ce qui deviendra plus tard son "métier d'élève". C'est d'ailleurs à l'école maternelle que se produit le plus systématiquement selon J.C Chamboredon et J.Prévost une double entreprise de "construction d'habitus" et de "déconstruction des habitus de classe" 808 : le jeune enfant se trouve inséré dans un rapport spécifique à autrui à travers notamment des formes de langage spécifiques (qui déterminent certains rapports à l'autorité) 809 , il commence à être soumis à des contraintes scolaires de temps (venir certains jours, pour une durée précise de la matinée et/ou de l'après-midi) et d'espace (savoir où se tenir, comment se déplacer) enfin il est sensibilisé à l'adoption d'une posture et d'un comportement scolaires (cohabiter avec d'autres enfants, rester assis 810 , savoir écouter, savoir intervenir au bon moment, obéir aux consignes). D'une certaine manière, l'école maternelle opère ainsi un travail de préparation aux comportements et aux modes de relations spécifiques de l'école primaire, travail qui se perçoit particulièrement bien selon B.Zazzo quand on compare les élèves en fonction de leur durée de fréquentation de l'école pré-élémentaire: "On observe chez les sujets ayant fréquenté l'école plus longtemps, d'une part des échanges plus nombreux avec les autres enfants, et d'autre part, une participation active plus fréquente aux activités dirigées" 811 . L'auteur souligne ainsi que les enfants les mieux adaptés à l'école maternelle ont beaucoup plus de chances d'être bien adaptés au CP, avec une différence entre les filles de "milieux socioculturels favorisés" et les garçons de "milieux socioculturels défavorisés", l'adaptation étant plus facile pour les premières que pour les seconds 812 .

Il n'en reste pas moins que l'entrée à l'école primaire se caractérise par une différence dans les méthodes pédagogiques employées, comme le montre B.Zazzo: le jeu est moins utilisé 813 , le temps de travail est plus long, la période de détente est réduite, le rythme de progression dans les apprentissages est plus strict, la discipline plus importante est basée sur des interdictions quasi-rituelles et enfin on fait davantage appel à l'initiative individuelle. La forme même des apprentissages devient plus astreignante, comme par exemple la dictée où les contraintes sont plus fortes que dans l'initiation à l'écriture: on procède par signaux, l'activité est rythmée et doit se dérouler en "temps limité". De la même manière, la lecture est une suite d'interrogations individuelles contrairement à la maternelle où il existe une marge plus importante de liberté. Le passage entre l'école maternelle et l'école primaire suppose alors une conduite adaptative, avec une période particulièrement fragile dans les premiers mois du CP, période durant laquelle B.Zazzo note une différence par rapport à la fin de la maternelle entre les filles et les garçons dont les résultats en lecture sont moins bons, quel que soit leur milieu social 814 . Les résultats en lecture obtenus à la fin du CP indiqueraient par contre des différences entre enfants "surtout redevables aux facteurs de milieu": "En somme, si les premiers mois du Cours Préparatoire constituent pour l'ensemble de la population l'épreuve d'adaptation la plus difficile, cette épreuve est surmontée par les enfants de façon fort inégale, en fonction de leur niveau de développement et des conditions sociales qui le déterminent" 815 .

Ces différences d'adaptation des élèves au CP en fonction de leur milieu social d'origine nous ont conduit à choisir une école dans laquelle les enfants sont majoritairement issus de milieux populaires, faisant l'hypothèse que ce sont ceux qui rencontrent le plus de difficultés à se soumettre à la discipline scolaire. Par ailleurs, nous avons opté pour une pédagogie "non novatrice" afin d'écarter des éléments inhérents à une orientation pédagogique trop spécifiquement marquée: dans les configurations Tom Pouce, C.Freinet et Maison des Trois Espaces, nous verrons en effet combien les pratiques sont fortement articulées à une réflexion préalable, en partie basée sur des écrits pédagogiques et en tous cas commune à l'ensemble des enseignants de chaque école. Enfin, il faut préciser que le travail de terrain qui nous a conduit à construire la configuration Jean Giono a été mené sur la base de deux classes (désignées par CP1 et CP2), dont les institutrices (désignées par I1 et I2) sont très proches: la comparaison à l'intérieur d'une même configuration nous permet, par l'analyse des différences et des ressemblances, de dégager un mode de fonctionnement pédagogique "non novateur", inhérent à un même cycle, avec des élèves de la même tranche d'âge. De cette manière, nous pourrons mieux dégager les éléments spécifiques de la "maturité scolaire" des élèves lorsque nous ferons des comparaisons avec les quatre autres configurations de cycle trois.

Notes
807.

Un grand passage de l'école maternelle à l'école primaire, PUF, Paris, 1978

808.

"De fait, l'école maternelle est sans doute l'institution scolaire qui suppose la confrontation la plus large avec la famille comme instance de socialisation: puisqu'elle vise à un développement général, qu'elle n'entend pas seulement développer l'intelligence, mais encore former la sensibilité, le goût, la sociabilité, le sens moral, le langage, développer le corps et même inculquer ou contrôler certaines habitudes alimentaires"(Le métier d'enfant. Vers une sociologie du spontané, CERI, OCDE, Paris, 1975, pp.25 et 26)

809.

"Le langage intervient non seulement dans toutes les activités propres de développement et d'apprentissage du langage, mais encore dans toute la conduite de la classe, techniques de discipline, régulation des jeux et des activités. On peut se demander si l'exercice même du langage à l'école maternelle ne suppose pas un rapport particulier au langage, inégalement proche du langage que forme l'inculcation familiale dans les différentes classes" (Le métier d'enfant, p.28)

810.

L.Wylie portant un regard "neuf" sur un village du Vaucluse dont les habitudes différaient de sa culture d'origine s'est demandé ce que pouvait apprendre de jeunes enfants de la section maternelle qui suivaient la classe avec des plus grands: "Et pourtant, les enfants de 4-5 ans apprennent des choses d'une importance certaine. Ils apprennent à rester assis sans bouger pendant des heures de suite. Ils apprennent à se soumettre à la discipline scolaire"(Un village du Vaucluse, Gallimard, Paris, 1969, p.80)

811.

B.Zazzo, Un grand passage de l'école maternelle à l'école primaire, Paris, PUF, 1978, p.72

812.

La population enquêtée par B.Zazzo est constituée d'enfants issus de la banlieue parisienne parmi lesquels elle a distingué deux milieux: celui "le plus favorisé " (cadres moyens) et celui "le plus défavorisé" (ouvriers non qualifiés)

813.

B.Zazzo note combien les instituteurs répètent aux élèves qu'"en CP, on ne joue plus, on travaille"

814.

B.Zazzo analyse cette différence comme liée à des"difficultés d'ordre comportemental qui s'aggravent en cette période de changement d'école, plus encore pour les garçons que pour les filles"(Un grand passage de l'école maternelle à l'école primaire, Paris, PUF, 1978, p.213). Nous rejoignons cependant la critique de G.Felouzis qui reproche à B.Zazzo d'adopter un cadre conceptuel privilégiant l'explication d'un point de vue trop neuro-moteur, alors que les différences biologiques de sexe doivent être interprétées à travers le filtre de la culture (Filles et garçons au collège. Comportements, dispositions et réussite scolaire en sixième et cinquième, thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Provence, déc. 1990, sous la direction de R.Establet).

815.

Un grand passage de l'école maternelle à l'école primaire, p.213