I- L'école Jean Giono

1- Le contexte de l'école

L’école est située dans le quartier des Etats-Unis (banlieue-est/centre ville de Lyon autour du boulevard des Etats-Unis), classé en Développement Social Urbain et en Zone d'Education Prioritaire (depuis la fin de l'année scolaire 1990). Ce quartier est composé essentiellement de familles d'origines populaires, habitant pour la plupart dans des logements HLM et dont les enfants en âge scolaire sont amenés à fréquenter l'un des quatre établissements maternelle/primaire de la zone (A.Fournier, C.Peguy, L.Pergaud, J.Giono). L'école Jean Giono est un établissement scolaire relativement important (pour 1992/93, plus de 280 enfants en primaire et plus de 200 en maternelle), avec une architecture très classique: un immeuble à deux étages et deux cours communes. Les professions exercées par les chefs de familles des élèves de Jean Giono reflètent bien la composition sociale des habitants du quartier dans lequel est implantée l'école: pour les deux classes de CP, la répartition des origines sociales appréhendées à partir de la classification des PCS faite par l'INSEE est très proche de celle relevée à la Maison des Trois Espaces, avec une majorité d'ouvriers (22 sur 42 élèves des deux classes), une présence moins importante des professions intermédiaires (13) et peu de pères appartenant aux catégories des employés (2), des "cadres et professions intellectuelles supérieures" (1), des "artisans, commerçants et chefs d'entreprises" (1), le reste étant classé dans les "sans profession" (2) ou "invalidité" (1) Sur le plan des origines ethniques, on note une prédominance d'enfants français (24 sur 42) et une forte présence d'enfants maghrébins (14) 816 .

Selon le directeur et les deux institutrices des classes de CP observées, l'école est confrontée à une "fuite" des élèves du secteur que les familles essaient d'inscrire dans des écoles privées, notamment parce qu'à Jean Giono, "y'a trop d'Arabes": "ils demandent des dérogations en disant c'est plus facile pour moi, y'a la nourrice <...> On a dans le coin des écoles privées qui marchent très bien!" (I1). Cependant il nous semble que ce “racisme” ne doit pas être interprété uniquement en termes de “rejet des races”, mais de manière plus large comme une exclusion de tout ce qu’on perçoit comme “plus pauvre” que soi et qui rappelle ses conditions de dominé. C’est pourquoi, demander une dérogation pour ne pas mettre son enfant à l'école Jean Giono peut signifier la volonté d’éviter “l’école des immigrés” non pas tellement parce qu’ils sont étrangers que parce qu’ils appartiennent souvent aux groupes sociaux les plus démunis (en capital économique et culturel, pour reprendre des catégories d'analyse de P.Bourdieu). Ainsi, A.Léger et M.Tripier 817 ont montré à travers l’étude localisée d’un quartier défavorisé avec un fort échec scolaire, le caractère massif de l’évitement de l’école du quartier, évitement plus fort chez les Français que chez les étrangers, plus important à mesure qu’on s’éloigne des couches populaires et chez les parents d’enfants à l’heure scolairement. Certaines familles qui ont “la volonté de s’en sortir”, peuvent avoir un fort investissement dans l’école et l’affirmation d’une identité spécifique avec des comportements sélectifs, afin de montrer qu’elles ne sont pas "assimilables" à un type de population qui subit un fort taux d’échec scolaire 818 . Enfin si l’on considère uniquement la vie du quartier, avec la coexistence de différentes classes sociales et des familles qui connaissent des positions différentes dans leur trajectoire sociale, le refus de l'école Jean Giono peut signifier tout simplement le souhait de ne pas être assimilé à la population du quartier (même si on habite ce quartier). L’analyse de J.C Chamboredon et M.Lemaire sur les “grands ensembles et leur peuplement” 819 souligne combien la “proximité spatiale” n’implique pas une “proximité sociale” et que les grands ensembles rapprochent des familles qui diffèrent par leurs parcours, leurs projets et leurs opinions à l’égard des autres familles. Dans cette optique, refuser l'inscription de son enfant dans une école peut s’expliquer par la volonté de se distinguer des autres familles du quartier, les parents ne vivant alors pas leur trajectoire sociale comme en fin de parcours, mais plutôt comme en transition.

A Jean Giono, les relations avec les familles sont l'un des points forts des objectifs du projet d'école ("amplifier la communication avec les familles", "donner une image positive de l'école"), suite au constat d'une "implication insuffisante des familles" 820 . Les institutrices de CP concernées par notre travail accueillent les parents dans une réunion de rentrée pour leur "exposer le programme, l'emploi du temps et montrer les habitudes de l'école"(I2); le premier jour de la classe, elles font monter les parents en classe avec leurs enfants: "on leur dit tout, on en profite parce qu'on est sûr de les avoir tous" (I1, I2 ayant la même pratique). Le taux de fréquentation des parents lors de cette première réunion est très élevé 821 , puis il régresse rapidement, la moitié seulement participant à une deuxième réunion en cours d'année. C'est pourquoi les deux institutrices de CP valorisent plutôt les relations informelles qu'elles peuvent entretenir avec les parents notamment lorsqu'elles surveillent le portail à 8h30 et 13h30 et quand elles raccompagnent les enfants à 11h30 et 16h30: "Les parents nous parlent beaucoup, alors des fois on leur demande ce qui se passe, on leur demande des explications" (I2).

Enfin, l'école Jean Giono bénéficie depuis l'année scolaire 1990/91 d'un projet CATE 822 (Contrat d'Aménagement du Temps de l'Enfance) qui vise à "obtenir une amélioration significative des résultats scolaires de l'ensemble des élèves par la création d'activités favorisant l'épanouissement et l'enrichissement avec des partenaires spécialisés et des interventions en groupes restreints, pendant et hors temps scolaire" 823 . Pour les deux classes de CP observées, les institutrices ont à leur disposition tous les quinze jours deux intervenants en athlétisme et une intervenante en karaté ainsi que chaque semaine une intervenante en BCD et une intervenante en musique. Ces ateliers CATE concernent la moitié de la classe à chaque intervention (sauf pour la musique), ce qui permet à l'institutrice de travailler avec un effectif moins important. Un maître ZEP décharge également parfois l'institutrice d'une partie de la classe pour travailler spécifiquement sur des apprentissages (souvent la lecture). Les deux enseignantes I1 et I2 souhaiteraient une présence encore plus grande des intervenants extérieurs: "On ne peut pas demander à un enseignant d'être bon en tout <...> Y'a des choses qui sont intéressantes, comme d'aller à la montagne <elle est partie quinze jours en classe verte avec les enfants de sa classe>, mais l'expression artistique...Il faut être compétent dans beaucoup trop de disciplines! La gym, la danse, le dessin...Nous on fait des petites choses, ça n'a rien d'artistique ni de sportif! <...> D'ailleurs t'as qu'à voir tous les diplômes qu'on demande à tous ceux qui veulent faire prof de gym, prof de dessin et tout ça, prof de chant, on leur demande des tas de trucs...Alors après on nous demande à nous de savoir faire tout ça!" (I1); "Que les instits qui veulent le faire le fassent, autrement que ce soit des intervenants, hein!" (I2).

Notes
816.

On peut consulter le détail des caractéristiques du public scolarisé dans les configurations observées en annexe A2.

817.

Fuir ou construire l’école populaire?, Ed. Méridiens Klincksieck, Paris, 1986

818.

A.Henriot Van-Zaten montre que certaines familles populaires qui voient leurs enfants réussir à l’école adoptent des procédures d’exclusion vis-à-vis des autres familles, comme par exemple éviter le “mélange” de leurs enfants (L’école et l’espace local, les enjeux des zones d’éducation prioritaires, PUL, Lyon, 1990, 270p)

819.

“Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement”, Revue française de sociologie, XI, 1970, pp.3 à 33

820.

Document "Actions pédagogiques intégrées au projet d'école. Programme 1992/93", Ville de Lyon/division des affaires sociales, inspection académique du Rhône

821.

"Ca marche bien au CP parce que les parents ils ont peur et puis au CM2, quand il va y avoir le passage en 6ème, alors là, ils viennent"(I2)

822.

en partenariat avec l'Education Nationale, Jeunesse et Sports et la Ville de Lyon

823.

D'après le projet CATE 1992/93 validé par l'Inspection de l'Education Nationale et la Direction départementale de la Jeunesse et des Sports