2- Les orientations et les pratiques pédagogiques

Les deux institutrices sont très proches par leurs pratiques, leurs convictions pédagogiques et politiques (elles se déclarent être "de gauche"). Elles sont considérées comme les "anciennes" de l'école, qu'elles connaissaient bien avant l'actuel directeur puisqu'elles étaient présentes dès l'ouverture de Jean Giono en 1971. Elles sont très impliquées dans la vie de l'école, même I2 qui sera à la retraite à la fin de l'année 1992/93 (elle a débuté sa carrière en 1959). Celle-ci craint à l'époque que le gouvernement de droite fasse passer une loi annulant les secteurs scolaires: "Alors qu'est-ce qui va se passer pour nous, ils vont tous se retirer de l'école et ils vont tous aller dans le privé!" .

I1 qui est institutrice depuis 1970 paraît beaucoup moins sûre d'elle qu'I2: elle hésite longtemps avant de donner son accord pour notre travail de terrain et elle n'accepte de faire un entretien qu'à condition d'être avec I2 (qui prend d'ailleurs plus souvent la parole). D'une manière générale, I1 se remet souvent en question, s'interrogeant sur la validité de ses pratiques et se culpabilisant à l'annonce des mauvais résultats de ses élèves à un test 824 . I2 paraît beaucoup moins préoccupée: "plus philosophe", elle est convaincue que le seul travail pédagogique d'un enseignant "ne fait pas tout" et elle semble avoir mis de la distance par rapport aux remises en question de ses pratiques. Ainsi, elle nous ouvre un jour l'armoire dans laquelle elle a rangé soigneusement les directives et les documents ministériels pendant toute sa carrière, pour illustrer le fait que "les consignes et les recommandations faites aux instituteurs ne cessent de s'amonceler et de changer <...> On ne peut pas tenir compte de tout!...et puis il faut se méfier des effets de modes qui sont balancées comme ça par les ministères avec des gens qui ne connaissent pas forcément le terrain <...> Y'a une dizaine d'années, alors là, fallait toujours être dehors...on avait même un inspecteur qui nous avait dit qu'il fallait laisser les enfants aller, comme ça...Fallait toujours aller visiter les quartiers, se promener et pendant un temps, c'était même aberrant, parce que il <l'inspecteur> nous disait <<il faut laisser partir seul l'enfant, pour faire des enquêtes>>. Alors que c'est nous quand même qui sommes responsables des enfants! Alors y'a quand même un retour en arrière...Maintenant, on dit bien sûr d'étudier notre environnement, d'essayer de sortir pour étudier notre environnement, parce que les enfants, tu sais, ils vivent là sans regarder tout ce qu'il y a autour, alors on nous dit d'étudier déjà ce qu'il y a autour".

De prime abord, I1 a l'air intéressée par les "pédagogies nouvelles", alors qu'I2 reste sceptique: "les projets, c'est souvent un papier en plus à remplir pour gagner plus d'argent <...>Y'a des techniques nouvelles qui se présentent à chaque fois, y'a des modes...Bon ben en général on les étudie, ces modes, mais on ne se lance pas vraiment comme ça dedans, parce que, moi on m'a toujours dit il faut y aller prudemment, c'est comme quelqu'un qui escalade, il faut attraper une prise, et puis vous lâchez que lorsque vous voyez que vraiment euh...Vous voyez que vous êtes à l'aise. Mais enfin moi, de toutes les choses que j'ai vues, chaque méthode nouvelle apporte quelque chose de bien, parce que ça permet de remettre en question ta façon de faire...elles apportent toutes quelque chose, mais y'en a à prendre et à laisser, et puis chacun a son caractère...Mais on peut pas y aller directement, faire à fond une méthode, je crois qu'il faut être prudent et chaque chose a du bon. En lecture, pendant un temps, ça a été la lecture globale, là, à fond...Bon ben y'avait des gens qui se lançaient à corps perdu là-dedans et puis maintenant, ça revient <...> La méthode globale, ça m'a apporté quelque chose, parce qu'on nous faisait des conférences là-dessus, alors tu lis des bouquins, tu lis des revues, ça permet de changer, c'est sûr! Mais je crois qu'il faut toujours rester dans un juste milieu, d'ailleurs on y revient toujours! C'est comme le mouvement du balancier <...> La méthode globale, les instituteurs qui ne l'appliquaient pas à une période ils faisaient vraiment vieux jeu et maintenant on en revient!". Pour autant, I2 est d'accord avec I1 pour considérer que les évolutions pédagogiques sont inévitables et que par exemple les manuels scolaires ont progressé positivement. I1 nous interroge beaucoup sur les "pédagogies nouvelles" et sur l'aménagement du temps scolaire à St Fons qu'elle trouve "vraiment formidable pour les enfants". Elle ne cesse de nous répéter qu'à l'école primaire, il faudrait revoir les pratiques, les améliorer en s'inspirant de certains pédagogues. En même temps, au-delà du discours sur leurs pratiques et après l'exposition complète de la configuration, nous verrons que c'est paradoxalement I1 qui semble se rapprocher le moins d'une forme "novatrice" d'apprentissage.

Notes
824.

Les élèves des deux classes de CP ont été soumis à un test de niveau par un psychomotricien: sur les 168 points que compte au total ce test, la moyenne de l'ensemble des élèves tourne autour de 85 (alors que la moyenne nationale pour les CP se situe à 101,3 en 1992/93). Les deux institutrices en déduisent que le niveau de leurs élèves est faible, notamment en lecture (point qui est particulièrement mesuré selon elles par le test).