Les travaux de G.Vigarello ont montré combien les pédagogies façonnent les corps: c'est évidemment une dimension constitutive de toutes nos configurations analysées, sauf qu'à Jean Giono, elle prend une tonalité particulière, du fait que les élèves sont plus "novices" dans leurs postures, même s'ils ont acquis déjà des "manières d'être scolaires" en maternelle. Les observations menées en CP1 et CP2 rappellent les exigences pressantes d'une intervention éducative systématique destinée à marquer au plus profond des corps les habitudes et les attitudes corporelles qui devront rester tout au long de la scolarité d'une manière telle qu'on ne perçoit plus aussi nettement en troisième cycle le travail pédagogique nécessaire pour arriver à des postures scolaires adéquates. L'inculcation de ces postures procède moins par explication verbale que par interventions ponctuelles, systématiques, dans le quotidien de l'action pédagogique: "Les pédagogies sont porteuses de préceptes qui donnent au corps une forme et le quadrillent pour le soumettre aux normes plus sûrement encore que la pensée. Images suggérées, gestes esquissés induisant dans le silence positions et comportements, phrases anodines où les mots sans y paraître dessinent un maintien qui masquera une élaboration à demi consciente en même temps que laborieuse; phrases plus lourdes d'ordres donnés fixant avec une précision analytique ou solennelle les apparences et la tenue. Le corps est le premier lieu où la main de l'adulte marque l'enfant, il est le premier espace où s'imposent les limites sociales et psychologiques données à sa conduite, il est l'emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons" 825 .
Parmi les positions et les comportements induits par l'action pédagogique, la rectitude occupe une place privilégiée: "Le corps de l'enfant doit être droit. Le maintien est l'objet renouvelé d'une éducation discrète ou insistante de la verticalité" 826 . Cette attention particulière à la rectitude de la position corporelle se trouve dès les livres de civilité du XVIème siècle 827 , avec une dimension déjà "hygiénique" de la justification de la posture: par exemple, on parle de la "bosse" comme conséquence d'une tenue mal surveillée chez l'enfant et les mauvaises positions du tronc sont ainsi considérées comme dangereuses. Dans Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, J.B de La Salle donne des indications sur la manière de se tenir: "Lorsqu'on est debout, il faut tenir le corps droit, sans le pencher ni d'un côté, ni de l'autre, et ne pas se courber en devant comme un vieillard qui ne peut plus se soutenir. Il est aussi très indécent de se redresser avec affectation, de s'appuyer contre une muraille ou contre quelque autre chose, de faire des contorsions de corps et de s'allonger avec indécence. Quand on est assis, il ne faut pas s'étendre lâchement, ni s'appuyer bien fort contre le dossier de la chaise; il est indécent d'être assis trop bas ou trop haut, à moins qu'on ne puisse faire autrement, et il vaut mieux ordinairement être assis trop haut que trop bas" 828 . En classe, la pédagogie lasallienne organise une véritable "orthopédie qui maintient les corps droits et immobiles", prévoyant à chaque occupation de la journée une posture du corps. Pendant les leçons, "les écoliers doivent toujours être assis, en lisant même dans la table de l'alphabet et des syllabes, avoir le corps droit et les pieds à terre et bien rangés. Les lisants dans l'alphabet et dans les syllabes doivent avoir les bras croisés et les lisants dans les livres doivent tenir leur livre avec les deux mains, sans le mettre ni sur leurs genoux, ni sur la table, ils doivent aussi avoir le visage devant eux, un peu tourné du côté du maître, il prendra cependant garde qu'ils ne tournent pas si fort la tête, qu'ils puissent causer avec leurs compagnons et qu'ils ne l'aient pas tourné tantôt d'un côté, tantôt de l'autre" 829 . De la même manière, l'apprentissage de l'écriture ne se réduit pas à une assimilation "technique" de "cet art de la calligraphie qu'enseignaient aussi les maîtres-écrivains" et revient à "faire des écoliers, selon la juste expression de M.Foucault, des <<corps dociles>>" 830 .
A la moitié du XIXème siècle, les pédagogues disposant "d'un véritable univers théorique pour justifier les rectitudes" 831 on passe à un discours et à une méthode plus "médicalisés", héritier à la fois "des préceptes moralisant les postures" et "des civilités qui disaient la tenue": la justification des postures adopte le langage "délibérément <<neutre>> et <<savant>> des fonctionnalités morphologiques et des préoccupations hygiéniques" 832 . On guette et on rectifie les "mauvaises postures" non plus en ayant recours à des reproches directement moralisés, mais en se basant sur la science: "Une bonne hygiène ne saurait s'accommoder des attitudes dans lesquelles le corps est affaissé sur lui-même, le dos voûté, la tête tombante, le torse tordu, la poitrine déprimée et appuyée contre la table. Dans ces diverses positions, la circulation du sang est plus difficile et la respiration plus pénible. L'enfant fatigué, sans s'en rendre compte, remue, dérange ses voisins, et va même jusqu'à troubler la classe. Le maître, alors, fait appel à la discipline, quand, au fond, il se trouvait en présence d'une question d'hygiène" 833 . On le voit ici, l'hygiène ne gomme pas pour autant les aspects moralisateurs de la "bonne posture", qui permet de lutter contre les débordements et l'indiscipline de la classe. Rousselot rappelle d'ailleurs ces aspects moralisateurs de l'hygiène qui "a cela de bon que, pour arriver à ses fins, elle règle la vie; elle forme les caractères en donnant le sentiment de la mesure, réveille les énergies" 834 . Les "hygiènes de la tenue" inscrites dans les éléments matériels mêmes de la pédagogie et en filiation avec la civilité sont une manière d'assujettir les corps et d'assurer une discipline dans la classe: "L'immobilité sur fond de correction posturale, bien que chargée explicitement de protéger les morphologies, est chargée plus sourdement de sceller la place de chacun en pétrifiant des espaces, d'orienter les regards en cultivant des vigilances, d'assujettir les groupes en visant la technique des corps" 835 .
La mauvaise posture des corps trouve son explication en partie dans le mobilier mal adapté, que l'école mutuelle avait déjà tenté d'ajuster à cette préoccupation des postures et des attitudes, en indiquant la mesure des bancs, des tables et des espaces les séparant. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, cette préoccupation prend encore plus d'importance "Le corps n'est plus seulement désigné par des prescriptions qui en déterminent la position, mais par un entrecroisement d'aménagements spatiaux chargés de l'assurer en la renforçant" 836 . L'aménagement et la disposition des locaux et du mobilier connaît des transformations, liées aux modifications de la conception de la fixité qui apparaissait au XVIIème siècle comme "un principe premier de domination sur les passions et sur tout débordement, ou sur toute turbulence. La tactique était d'endiguer matériellement le corps, à l'aide de véritables entraves <..> Au XVIIIème siècle, une telle fixité est encore reprise, mais son principe est lié à une vigilance musculaire dont l'amélioration semble, entre autres, tirée d'une prolongation de la station. Le corps a à prouver une force, et l'immobilité a à démontrer une maîtrise. Doivent être mis en évidence des ressources et des endurcissements. Si bien qu'une autre partie du travail sur la posture, et non des moindres, sera faite d'exercices divers. Au XIXème siècle enfin, cette fixité entre clairement dans un système qui tend à plier les collectifs pour autoriser et faciliter le travail des écoliers <...> Les normes régissant la disposition des locaux, auxquelles recourt l'école au XIXème siècle, et auxquelles participe la posture, marquent bien une innovation: au-delà d'un regard maintenant inédit sur les énergies et alors que les préceptes redresseurs n'atteignaient les sujets, au XVIIème et au XVIIIème siècle, que dans leur individualité, ils les atteignent ici dans ce qui les fait membres d'un groupe" 837 .
Nos observations en classes de CP soulignent combien l'apprentissage de la posture scolaire est le fruit d'un travail pédagogique incessant de rectification des corps. M.Mauss, analysant les différentes manières qu'ont les hommes de se servir de leur corps en tant qu'instrument (et prouvant par là-même que ces utilisations ne sont pas complètement "naturelles") fait allusion à cette éducation remplie de petites remarques: "Et je me souviens encore de mon professeur de troisième m'interpellant: <<Espèce d'animal, tu vas tout le temps tes grandes mains ouvertes!>>" 838 . J.Chobaux désigne comme "acculturation" cette socialisation quotidienne, devenue presque imperceptible dans les relations éducatives scolaires, qui modèle les corps des enfants et leurs schémas expressifs: "Cet apprentissage passe par la répétition quotidienne, apparemment anodine, de petits interdits et d'injonctions diverses qui modèlent les postures, les mouvements, l'expressivité du corps et du visage. Cette socialisation, ou plutôt cette <<acculturation>> fait <<incorporer>> aux enfants les façons de vivre, les techniques du corps de leur milieu social et de leur culture" 839 . Dans un autre domaine que l'école, celui de l'éducation familiale des élites françaises au XXème siècle, E.Mension-Rigau 840 analyse la manière dont l'environnement proche de l'enfant lui inculque une position correcte, par tout un travail fait de petites remarques: se tenir droit, mettre ses mains sur la table, ne pas essuyer son assiette, se servir correctement, fermer sa bouche et ne pas faire de bruit en mangeant. Il s'agit ici d'un apprentissage "pratique" du corps, au jour le jour: les enquêtés interrogés par E.Mension-Rigau parlent d'un "climat" transmis "par symbiose" presque comme une évidence, quelque chose d'"inné" qu'il est absurde de vouloir apprendre en lisant un manuel de bonnes manières (comme par exemple le best-seller de 1985: "BCBG, le guide du bon chic bon genre"). Ces exemples soulignent combien l'éducation des postures du corps relève de rectifications progressives "en situation", parfois non explicitées, presque informelles (où on ne perçoit pas directement que l'enjeu est d'acquérir une position conforme du corps) même si elle exige une attention pédagogique systématique, quotidienne et répétée: "L'éducation se fonde sur la reprise et sur les exemples offerts à la vue. Les mots, les silences même parfois, doivent, sans y paraître, dessiner un maintien, fruit d'une élaboration masquée, à demi consciente en même temps que laborieuse" 841 .
L'analyse des interactions en classes de CP1 et CP2 fourmille de ces petites attentions à la posture des corps, avec des remarques beaucoup plus fréquentes que dans les autres configurations et des rectifications immédiates, "sur le champ", comme si les modifications ne pouvaient pas attendre et qu'elles ne pouvaient pas faire le détour par une réflexion sur son comportement. En effet, on imaginerait mal que ce travail d'inculcation des corps passe par une exposition magistrale de la posture scolaire adéquate et des attitudes non conformes à cette posture: cette intervention n'aurait qu'un effet abstrait chez les élèves, déconnecté des pratiques tellement on sait ce que nos attitudes corporelles doivent à un "habitus" corporel, produit comme le montre M.Mauss, des techniques de "la raison pratique collective et individuelle".
Les rectifications des institutrices sont très directes, sans justification: elles relèvent de l'idée que "cela ne se fait pas", "ce n'est pas une position" mais à aucun moment nous n'entendons les maîtresses expliquer pourquoi il faut adopter une posture plutôt qu'une autre (elles pourraient par exemple faire référence à un discours médical sur les dangers des "mauvaises positions"). Leurs interventions paraissent plus délibérément orientées vers la définition de la situation scolaire où l'enfant doit adopter une position d'élève attentif, "tranquille" (sans capuche qui pourrait l'empêcher d'écouter, avec une posture droite différente de celle qu'on a dans un lit). Par ailleurs, même si les institutrices ne reprennent pas systématiquement les enfants (ce qui serait impossible à faire), les élèves n'ont pas le droit de manipuler des objets (pour jouer ou "pour s'occuper" de manière quasi-inconsciente), surtout pendant les leçons: les maîtresses confisquent sans explication (en s'emparant de l'objet) ou exigent des élèves qu'ils rangent ces objets et que leur corps entier soit dirigé vers la tâche scolaire, comme si une manipulation autre pouvait détourner leur attention.
Dans les autres configurations, le maniement d'objets par jeu ou par "tic" corporel inconscient n'est quasiment jamais reproché aux enfants, et dans la configuration Guilloux, l'institutrice va même jusqu'à dire que cette manipulation peut favoriser l'attention des enfants orientée vers la tâche scolaire.
L'inculcation d'une posture ne fonctionne pas uniquement sur la base de remarques visant à rectifier individuellement les corps: chez I1, certaines injonctions adressées à l'ensemble de la classe fonctionnent comme un "rappel à l'ordre direct" qui n'est pas sans rappeler le "signal" de l'école lasallienne, utilisé par le maître pour transmettre des ordres sans parler 842 ; ces injonctions font penser également à l'utilisation de la clochette que nous verrons dans la configuration Tom Pouce où les élèves sont censés, au tintement, adopter une posture immobile et d'écoute 843 .
Parmi toutes les configurations analysées, Jean Giono est celle où les interventions des institutrices visant à retenir ou à rappeler l'attention aux enfants sont les plus explicitement tournées vers les corps. Par exemple I2 leur demande souvent "Bon ça y est? Je vois vos petits yeux?"(remarque qui agit comme un "signal" indiquant aux élèves qu'ils doivent maintenant se tenir en éveil et faire preuve d'attention); I1 demande fréquemment aux enfants de suivre une lecture avec le doigt, ou bien de mettre le doigt sur l'exercice à effectuer. Chez I1 et I2, on observe très souvent des rectifications non verbales, effectuées directement sur les corps pour stopper un comportement trop agité, faire taire, déplacer un enfant, l'inciter à être attentif.
De la même manière, dans ses punitions et ses menaces de punitions individuelles, I1 fait très souvent référence au corps; I2 a une attitude similaire, bien qu'elle menace plus souvent qu'elle ne punit réellement:
Dans ces punitions (ou menaces de punitions), les interventions se font directement sur les corps des enfants, comme s'il était nécessaire de modifier le comportement de certains enfants qui ne pourraient pas être raisonnés. Ces pratiques sont différentes des autres configurations, où les enseignantes ne touchent pas les corps pour les rectifier, sauf parfois dans la configuration Tom Pouce (cette pratique étant peu "orthodoxe" par rapport aux fondements pédagogiques de Maria Montessori). Elles sont significatives d'une relation d'autorité basée sur le contrôle extérieur des comportements davantage que sur l'appel à la raison des élèves et elles se retrouvent dans les punitions collectives données à l'ensemble de la classe: "Ca m'est arrivé, quand ils font trop de bruit dans le rang, quand je leur ai déjà fait remarquer et qu'ils continuent, je les fais mettre en rang sous le préau pendant deux-trois minutes en attendant de sortir, pour les calmer. Alors on les met tous en groupe, et puis on leur dit ben tant pis, vous perdrez quelques minutes pour la récréation" (I2); "Et puis y'a des jours où ils sont super énervés, où tu leur dis d'aller se mettre en rang, quand on sort de la classe en fin de compte, et puis ils se précipitent tous sur la porte, alors tu les fais tous se remettre assis à leur table et puis tu attends deux-trois minutes qu'ils se calment" (I1).
Les deux institutrices de CP1 et CP2 ont l'impression que les enfants sont plus "agités" qu'auparavant, plus "libres", plus "spontanés", moins "contrôlés" et moins "autonomes" par rapport à leurs premières années d'enseignement: "Ils se permettent plus de choses vis à vis de l'instituteur, ils sont plus libres, ça c'est sûr!" (I2); "Moi je trouve qu'ils sont de plus en plus dépendants, il faut qu'on leur dise tout! Avant, j'ai l'impression que les gamins...qu'ils arrivaient à se prendre en charge plus vite" (I1); "Oui, ils savent pas se contrôler...de moins en moins <...> ils ont envie de dire quelque chose, ils le disent tout de suite...ils attendent pas que tu les interroges, il faut qu'ils parlent, qu'ils parlent, ils savent pas se contrôler du tout!"(I2, poursuivant le discours d'I1). Dans ces changements d'attitude pressentis par les institutrices, il est difficile de faire la part des choses entre des comportements qui proviendraient d'une différence de "génération" dans ce que les enfants s'autorisent comme comportement face aux adultes et en situation scolaire, ce qui dépendrait d'une plus grande lassitude et d'une patience moindre de la part des institutrices elles-mêmes après plusieurs années de carrière (on pense plus particulièrement à I2 qui est à un an de la retraite), ce qui relèverait d'une conception différente de la relation pédagogique et du rapport à l'autorité entre les institutrices et leurs élèves, sans oublier la place plus importante d'une explication scolaire des comportements en termes psychologiques d'"attention" et de "concentration". Sans doute faut-il voir dans cette perception des modifications du comportement des élèves une combinaison entre ces différents éléments, ce qui ne remet pas en cause les difficultés réelles que rencontrent les maîtresses dans la gestion quotidienne de leurs classes de CP: elles expliquent notamment qu'en début de carrière, leurs classes comprenaient beaucoup plus d'enfants (jusqu'à 40 pour I1 et 53 pour I2), sans que cela ne pose des problèmes de comportement, ce qui n'est pas le cas dans leurs classes de CP actuelles (où les élèves sont pourtant moins nombreux: 20 en CP1 et 22 en CP2). Il est aussi également très probable que les institutrices sont obligées d'adopter une attitude éducative particulière du fait de la composition sociale de leur public, comme elles le soulignent en faisant la comparaison avec l'école Lumière du 8ème arrondissement qui recrute dans un milieu plus aisé dont les normes de comportement semblent être plus en adéquation avec les exigences scolaires: "<Les instituteurs de cette école>, ils font un autre travail que nous, parce que nous, il faut toujours les ramener au calme, il faut toujours attendre qu'ils aient sorti leurs affaires, rangés, au calme" (I2)
Pour remédier à ces problèmes de posture et d'attention centrées sur la tâche scolaire, les institutrices ont recours à des techniques d'intervention plus "douces" que les rectifications ou les interventions directes sur les corps et les comportements. Elles utilisent des exercices de décontraction pour ramener les corps au calme, pour capter une attention préalablement dissolue et pour préparer la concentration des enfants en vue d'une tâche scolaire déterminée (notamment pour faire la transition après une activité physique ou d'éveil, dans laquelle les exigences de posture et de maintien corporel diffèrent de celles exigées en classe avec des apprentissages dits "de base"):
La pratique des exercices de décontraction et de concentration se retrouve dans les autres configurations, et plus particulièrement Guilloux, Tom Pouce et C.Freinet. Mais elle prend une signification sensiblement différente: dans la configuration Jean Giono, les exercices et les postures exigées par les maîtresses, qui sont plus directement orientés vers la gestion des comportements et le retour à des attitudes scolairement ordonnées, peuvent parfois être brandis comme autant de menaces quand les élèves sont trop agités alors qu'à Guilloux (où la préoccupation pédagogique de l'enseignante est plus délibérément tournée vers la transmission des connaissances), ces pratiques sont présentées aux élèves comme une façon d'optimiser leurs performances scolaires dans les contrôles, les exercices et les apprentissages 844 . D'ailleurs en CP1 et CP2, c'est toujours la maîtresse qui indique le moment où les élèves peuvent cesser la posture requise indiquée préalablement sous forme d'ordre (ils ne s'interrompent pas de leur propre initiative), et on sent bien que les enfants ne sont pas particulièrement plus "calmes" puisque par exemple ils courent chercher leurs affaires après un exercice de décontraction à la fin d'une séance de danse (ce qui s'observe moins dans les autres configurations, où les enfants soit sont véritablement calmés, soit arrivent plus facilement à simuler un comportement). Les exercices de décontraction et de concentration dans la configuration Jean Giono s'inscrivent ainsi de manière évidente dans l'inculcation d'une posture adéquate des élèves, même si elles paraissent plus "douces", moins "intrusives" que les remarques verbales et les corrections opérées directement sur les corps.
Encore plus "douce" et non délibérément orientée vers le contrôle des corps peut paraître la pratique du chant qu'I2 utilise fréquemment, reprenant des chansons qu'elle-même ou l'intervenante en musique ont appris aux enfants. Les chansons ne sont pas prévues comme une activité spécifique de l'emploi du temps, mais viennent marquer des transitions entre des activités (par exemple, après un contrôle qui génère de la tension chez les élèves, ou bien avant d'aller en récréation, alors qu'il reste un peu de temps). Elles sont toujours choisies avec des paroles simples, parfois accompagnées de gestes et des séquences très répétitives, qui permettent, par leur régularité, d'introduire un certain ordre à travers une activité très appréciée des enfants. L'analyse socio-historique menée par G.Vincent sur l'école primaire française souligne bien la fonction disciplinaire du chant dans l'école mutuelle et entre les deux guerres, où sa signification n'est pas seulement patriotique: "A l'entrée et à la sortie des classes -moments toujours considérés comme très importants pour l'ordre qui définit l'école- <<il rythme la marche des élèves et empêche tout désordre>>845 Un chant gai évite l'ennui qu'on ne doit jamais laisser pénétrer dans les classes, et, lorsque l'attention des élèves faiblit, les faire chanter évite que la détente dont ils ont besoin ne dégénère en dissipation" 846 . Certes le chant tel qu'il est utilisé dans la configuration J.Giono n'a pas la fonction d'un enseignement de la morale tel qu'il apparaît dans l'école de l'entre-deux-guerres, avec une exaltation du travail, de la fraternité et de la famille et les chansons choisies par I2 appartiennent à un répertoire qui contient certainement les ferments d'une certaine "moralité" mais qui n'est pas orienté explicitement dans ce but-là et qui surtout appartient à un domaine public plus large que celui de l'école (familles, centres de loisirs, colonies de vacances, etc...). Il ne s'agit donc pas tellement dans le cadre de ces "chansonnettes" d'une "éducation esthétique" contre le "mauvais" goût populaire, mais plutôt d'une technique corporelle permettant d'inculquer une posture à l'élève.
L'inculcation d'une posture corporelle passe également par l'apprentissage d'une expression orale non seulement structurée en langage correct, mais aussi et surtout contrôlée au moment propice des interventions. Là plus que pour les autres configurations observées, la gestion de la parole est intimement liée à un contrôle des corps, comme l'exprime de façon caractéristique une remarque d'I2 le jour où elle fait une leçon aux élèves et qu'elle ordonne: "Bon, vous ouvrez vos cahiers et vous fermez vos bouches!" . L'analyse des interactions en CP1 et en CP2 souligne combien les institutrices ont à canaliser la très forte envie de participer des élèves, sous peine d'avoir plusieurs enfants qui interviennent sans s'écouter, qui interrompent constamment ou qui ne respectent pas les exigences de silence et de non communication, notamment dans les contrôles.
Les enfants de CP recherchent à tout prix une reconnaissance de la part de l'institutrice, comme s'ils souhaitaient gagner son affection (ou au moins son intérêt) par une réponse correcte et ils vont parfois jusqu'à lever le doigt avant même d'avoir réfléchi à la question qu'ils allaient poser ou à la réponse qu'ils allaient donner. Dans ce contexte, "savoir lever" le doigt pour intervenir, le faire "à propos" (c'est à dire au moment opportun et en ayant réfléchi préalablement à ce qu'on va dire), en adoptant une posture adéquate (en posant le coude sur la table, en restant assis et sans s'agiter) est l'objet de remarques sans cesse répétées par les institutrices refusant fréquemment d'écouter un enfant qui n'a pas demandé la parole, qui se manifeste sans aucune réponse à donner, qui lève le doigt au mauvais moment ou qui gesticule inconsidérément 847 . Parmi les deux institutrices observées, c'est I1 qui accorde le plus d'importance à la manière de prendre la parole. Elle refuse souvent d'entendre des enfants qui lui coupent la parole sans l'avoir demandée et elle répète souvent: "C'est pas la peine de crier, vous levez le doigt, la maîtresse elle voit que vous savez"
En même temps, les institutrices ne peuvent pas se permettre de reprendre systématiquement toutes les postures et tous les comportements non conformes à une prise de parole légitime dans la classe: la pression continue qui s'exerce de la part des enfants voulant intervenir à tout prix est trop forte pour que les maîtresses ne relâchent pas leurs exigences en certaines circonstances. Parfois même, elles provoquent chez les élèves une parole moins contrôlée dans les interventions dont elles reprennent éventuellement le contenu pour le formuler en "langage correct". Ce genre de discussion est sollicité de manière irrégulière par les deux institutrices, en fonction des tâches scolaires du moment: par exemple, avant de faire la lecture d'un texte, elles vont préparer les élèves en leur exposant le thème et en leur demandant leur avis à partir de leur expérience personnelle, ce qui a pour effet de susciter l'intérêt des enfants.
D'une manière plus systématique, I2 prévoit dans son emploi du temps un moment spécifique pour parler des activités du week-end le lundi matin et des activités du mercredi le jeudi matin: les discussions qui ont lieu à ces instants se font principalement à sens unique, les enfants s'écoutant très peu entre eux et s'adressant essentiellement à l'institutrice. Elles peuvent se comprendre comme des exercices langagiers qui permettent, par correction immédiate dans la reformulation de la maîtresse, de favoriser l'expression orale de l'enfant en développant sa capacité à utiliser un langage convenable. Mais au-delà de cette finalité "instructive", il nous semble qu'on peut repérer une forme de "main-mise" et d'intrusion de l'institutrice dans la vie privée des enfants, qui ne racontent souvent que les expériences et les activités qu'ils pensent être valorisantes et scolairement reconnues, dont ils ont une idée par l'avis que donne I2 sur leurs pratiques, notamment sur la télévision qu'il ne faut "pas trop regarder" ou devant laquelle il ne faut "pas perdre trop de temps". D.Riesman cite un extrait d'entretien mené par HC Becker avec une maîtresse, qui montre bien les rectifications et les ajustements que peuvent entraîner les remarques des institutrices sur la manière dont les enfants relatent leurs activités extra-scolaires: "je commence l'année en passant en revue chacune de mes classes. Je fais se lever tous les enfants les uns après les autres et je leur demande ce qu'ils ont fait durant le week-end précédent. Ces dernières années, j'ai remarqué que, de plus en plus, les enfants se levaient et disaient: <<Samedi, je suis allé au ciné...Dimanche, je suis allé au ciné...>> Cela fait vingt-cinq ans que j'enseigne et, jusqu'à présent, ça n'avait jamais été comme ça. Avant les enfants faisaient des choses intéressantes, ils allaient visiter des endroits, au lieu de <<Samedi je suis allé au ciné...Dimanche, je suis allé au ciné...>>. Ce que je leur fais, c'est un petit exposé sur toutes les choses intéressantes qu'ils pourraient faire- aller dans les musées, etc. Et je leur parle aussi de choses comme jouer au base-ball, faire des courses à bicyclette. A la fin du semestre, un enfant est honteux s'il doit se lever et dire: <<Samedi, je suis allé au ciné...Dimanche, je suis allé au ciné...>>. Tous les autres enfants se moquent de lui. Ca veut dire qu'ils essayent vraiment de faire des choses intéressantes" 848
Enfin on s'aperçoit de la dimension disciplinaire des exigences liées à l'inculcation des postures dans des moments où certaines caractéristiques de la situation scolaire sont modifiées, notamment lorsque les enfants restent en demi-groupe dans la classe avec la maîtresse. I1 comme I2 permettent alors aux élèves davantage de mouvements habituellement non autorisés lorsque la classe est au complet: bouger sur sa chaise, se tourner, discuter entre pairs, intervenir sans demander la parole, ne pas adopter une posture droite. De la même manière, elles laissent plus de latitude aux corps dans les séances qui ne sont pas des leçons, des exercices écrits ou des contrôles, par exemple lorsque les élèves visionnent des diapositives sur les instruments de musique en fin de journée: I2 ne reprend pas systématiquement les élèves quand ils posent des questions ou répondent sans lever le doigt, quand ils se déplacent pour désigner des parties de la diapositive. I1 comme I2 décrivent d'ailleurs un certain nombre d'activités telles que le sport, la danse ou le cinéma comme autant d'exutoires du corps, des "manières de se défouler" (I1), "sinon c'est pas possible de les tenir une journée"(I2). Ces activités sont placées à des moments "stratégiques" de la journée, en fin de matinée ou en fin d'après-midi, là où l'attention des enfants baisse et où les contraintes appliquées aux corps paraissent moins exigibles.
G.Vigarello, Le corps redressé. Histoire d'un pouvoir pédagogique, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.9
Le corps redressé, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.9
Livres de civilité dont N.Elias a montré dans La civilisation des moeurs(Ed. Calmann-Levy, Paris, 1973) qu'ils deviendront manuels scolaires: d'abord celui d'Erasme à partir du XVIème siècle, puis celui de Jean Baptiste de La Salle au cours du XVIIIème siècle. Selon B.Grosperrin, la "civilité" n'a dû être étudiée que par une minorité des élèves de l'enseignement des petites écoles (les plus "avancés" dans la lecture du français), mais il n'en reste pas moins qu'elle représente "l'idéal d'éducation achevée qui animait les promoteurs des écoles populaires et qui en marquait l'esprit même quand elle n'était pas enseignée systématiquement" (Les petites écoles sous l'Ancien Régime, Ed. Ouest-France, Rennes, 1984, p.114). R.Chartier, D.Julia et MM. Compère soulignent combien les civilités d'Erasme et de J.B. de La Salle (les plus utilisés dans les écoles) poursuivent le même combat "contre les mouvements impulsifs et irraisonnés de la spontanéité": "La civilité est donc d'abord un exercice du contrôle de l'affectivité"(L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.142). Les textes des civilités connaissent des évolutions, depuis 1530 (première parution de la civilité d'Erasme) à 1774 (l'une des dernières éditions du texte de J.B. de La Salle), évolutions liées aux transformations dans les moeurs et les valeurs: les bornes de la pudeur sont reculées, les fonctions naturelles de plus en plus refoulées.
cité par J.P Séguin dans La bienséance, la civilité et la politesse enseignées aux enfants. Didier Erasme de Rotterdam, Jean-Baptiste de La Salle, Henri Bergson, Ed. Jean Michel Place/ Le Cri, Paris, 1992, pp.82 et 83
Conduite des écoles chrétiennes, cité par R. Chartier, D.Julia et MM. Compère, L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.115
G.Vincent, L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.24
G.Vigarello, Le corps redressé, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.224
idem,pp.235 et 236
Recteur de l'académie de Rouen, Conseils aux maîtres sur l'attitude à exiger des élèves durant les exercices de la classe, circulaire de 1881, cité par G.Vigarello, Le corps redressé, pp.227 et 228
Rousselot, Pédagogie à l'usage de l'enseignement primaire, Paris, 1881, cité par G. Vigarello, Le corps redressé, p.228
G.Vigarello, Le corps redressé, p.237
G.Vigarello, Le corps redressé, Ed J.P Delarge, Paris, 1978, p.230
idem, pp.236 et 237
M.Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950, p.368
Les corps clandestins. L'école, l'enfant et le quotidien, Ed. Desclée/De Brouwer, Paris, 1993, p.12
E.Mension-Rigau, L'enfance au château. L'éducation familiale des élites françaises au XXème siècle, Ed.Rivages/Histoire, Paris, 1990
idem, p.172
Sur ce point, voir G.Vincent dans L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.24
Voir supra la partie V,1,b de la configuration Tom Pouce: "La clochette"
Voir supra la partie II,2 de cette configuration: "Optimaliser le rendement de la réception par un travail sur la concentration et l'attention"
Ch. Charrier, Pédagogie vécue, Paris, Nathan, 1931, p.536
G.Vincent, L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.193
J.Chobeaux souligne combien le fait de lever le doigt peut occasionner des débordements gestuels chez "les jeunes élèves, pour qui la contention corporelle est la plus insupportable": "tout le corps s'étire et se tord, tressaute pour accompagner le plus haut possible ce doigt quémandeur, le tout accompagné d'émissions vocales plus ou moins étouffées" (Les corps clandestins. L'école, l'enfant et le quotidien, Ed. Desclée/De Brouwer, Paris, 1993, p.54)
HC.Becker, Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher, dissertation inédite pour le doctorat, université de Chicago, 1951, cité par D.Riesman dans La foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Ed. Arthaud, 1964, note bas de p.96. On peut relever ici la très grande naïveté de l'enseignante qui est persuadée que ses remarques ont conduit les élèves à une réelle modification de leurs pratiques, sans soupçonner qu'ils puissent être capables d'inventer ou de cacher certains loisirs pour que leur récit soit accueilli favorablement.