II- Savoir se placer, se situer et se ranger: l'assujettissement disciplinaire à travers l'insertion de l'élève dans un environnement scolaire ordonné

1- L'inculcation des postures corporelles scolairement adéquates

Les travaux de G.Vigarello ont montré combien les pédagogies façonnent les corps: c'est évidemment une dimension constitutive de toutes nos configurations analysées, sauf qu'à Jean Giono, elle prend une tonalité particulière, du fait que les élèves sont plus "novices" dans leurs postures, même s'ils ont acquis déjà des "manières d'être scolaires" en maternelle. Les observations menées en CP1 et CP2 rappellent les exigences pressantes d'une intervention éducative systématique destinée à marquer au plus profond des corps les habitudes et les attitudes corporelles qui devront rester tout au long de la scolarité d'une manière telle qu'on ne perçoit plus aussi nettement en troisième cycle le travail pédagogique nécessaire pour arriver à des postures scolaires adéquates. L'inculcation de ces postures procède moins par explication verbale que par interventions ponctuelles, systématiques, dans le quotidien de l'action pédagogique: "Les pédagogies sont porteuses de préceptes qui donnent au corps une forme et le quadrillent pour le soumettre aux normes plus sûrement encore que la pensée. Images suggérées, gestes esquissés induisant dans le silence positions et comportements, phrases anodines où les mots sans y paraître dessinent un maintien qui masquera une élaboration à demi consciente en même temps que laborieuse; phrases plus lourdes d'ordres donnés fixant avec une précision analytique ou solennelle les apparences et la tenue. Le corps est le premier lieu où la main de l'adulte marque l'enfant, il est le premier espace où s'imposent les limites sociales et psychologiques données à sa conduite, il est l'emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons" 825 .

Parmi les positions et les comportements induits par l'action pédagogique, la rectitude occupe une place privilégiée: "Le corps de l'enfant doit être droit. Le maintien est l'objet renouvelé d'une éducation discrète ou insistante de la verticalité" 826 . Cette attention particulière à la rectitude de la position corporelle se trouve dès les livres de civilité du XVIème siècle 827 , avec une dimension déjà "hygiénique" de la justification de la posture: par exemple, on parle de la "bosse" comme conséquence d'une tenue mal surveillée chez l'enfant et les mauvaises positions du tronc sont ainsi considérées comme dangereuses. Dans Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, J.B de La Salle donne des indications sur la manière de se tenir: "Lorsqu'on est debout, il faut tenir le corps droit, sans le pencher ni d'un côté, ni de l'autre, et ne pas se courber en devant comme un vieillard qui ne peut plus se soutenir. Il est aussi très indécent de se redresser avec affectation, de s'appuyer contre une muraille ou contre quelque autre chose, de faire des contorsions de corps et de s'allonger avec indécence. Quand on est assis, il ne faut pas s'étendre lâchement, ni s'appuyer bien fort contre le dossier de la chaise; il est indécent d'être assis trop bas ou trop haut, à moins qu'on ne puisse faire autrement, et il vaut mieux ordinairement être assis trop haut que trop bas" 828 . En classe, la pédagogie lasallienne organise une véritable "orthopédie qui maintient les corps droits et immobiles", prévoyant à chaque occupation de la journée une posture du corps. Pendant les leçons, "les écoliers doivent toujours être assis, en lisant même dans la table de l'alphabet et des syllabes, avoir le corps droit et les pieds à terre et bien rangés. Les lisants dans l'alphabet et dans les syllabes doivent avoir les bras croisés et les lisants dans les livres doivent tenir leur livre avec les deux mains, sans le mettre ni sur leurs genoux, ni sur la table, ils doivent aussi avoir le visage devant eux, un peu tourné du côté du maître, il prendra cependant garde qu'ils ne tournent pas si fort la tête, qu'ils puissent causer avec leurs compagnons et qu'ils ne l'aient pas tourné tantôt d'un côté, tantôt de l'autre" 829 . De la même manière, l'apprentissage de l'écriture ne se réduit pas à une assimilation "technique" de "cet art de la calligraphie qu'enseignaient aussi les maîtres-écrivains" et revient à "faire des écoliers, selon la juste expression de M.Foucault, des <<corps dociles>>" 830 .

A la moitié du XIXème siècle, les pédagogues disposant "d'un véritable univers théorique pour justifier les rectitudes" 831 on passe à un discours et à une méthode plus "médicalisés", héritier à la fois "des préceptes moralisant les postures" et "des civilités qui disaient la tenue": la justification des postures adopte le langage "délibérément <<neutre>> et <<savant>> des fonctionnalités morphologiques et des préoccupations hygiéniques" 832 . On guette et on rectifie les "mauvaises postures" non plus en ayant recours à des reproches directement moralisés, mais en se basant sur la science: "Une bonne hygiène ne saurait s'accommoder des attitudes dans lesquelles le corps est affaissé sur lui-même, le dos voûté, la tête tombante, le torse tordu, la poitrine déprimée et appuyée contre la table. Dans ces diverses positions, la circulation du sang est plus difficile et la respiration plus pénible. L'enfant fatigué, sans s'en rendre compte, remue, dérange ses voisins, et va même jusqu'à troubler la classe. Le maître, alors, fait appel à la discipline, quand, au fond, il se trouvait en présence d'une question d'hygiène" 833 . On le voit ici, l'hygiène ne gomme pas pour autant les aspects moralisateurs de la "bonne posture", qui permet de lutter contre les débordements et l'indiscipline de la classe. Rousselot rappelle d'ailleurs ces aspects moralisateurs de l'hygiène qui "a cela de bon que, pour arriver à ses fins, elle règle la vie; elle forme les caractères en donnant le sentiment de la mesure, réveille les énergies" 834 . Les "hygiènes de la tenue" inscrites dans les éléments matériels mêmes de la pédagogie et en filiation avec la civilité sont une manière d'assujettir les corps et d'assurer une discipline dans la classe: "L'immobilité sur fond de correction posturale, bien que chargée explicitement de protéger les morphologies, est chargée plus sourdement de sceller la place de chacun en pétrifiant des espaces, d'orienter les regards en cultivant des vigilances, d'assujettir les groupes en visant la technique des corps" 835 .

La mauvaise posture des corps trouve son explication en partie dans le mobilier mal adapté, que l'école mutuelle avait déjà tenté d'ajuster à cette préoccupation des postures et des attitudes, en indiquant la mesure des bancs, des tables et des espaces les séparant. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, cette préoccupation prend encore plus d'importance "Le corps n'est plus seulement désigné par des prescriptions qui en déterminent la position, mais par un entrecroisement d'aménagements spatiaux chargés de l'assurer en la renforçant" 836 . L'aménagement et la disposition des locaux et du mobilier connaît des transformations, liées aux modifications de la conception de la fixité qui apparaissait au XVIIème siècle comme "un principe premier de domination sur les passions et sur tout débordement, ou sur toute turbulence. La tactique était d'endiguer matériellement le corps, à l'aide de véritables entraves <..> Au XVIIIème siècle, une telle fixité est encore reprise, mais son principe est lié à une vigilance musculaire dont l'amélioration semble, entre autres, tirée d'une prolongation de la station. Le corps a à prouver une force, et l'immobilité a à démontrer une maîtrise. Doivent être mis en évidence des ressources et des endurcissements. Si bien qu'une autre partie du travail sur la posture, et non des moindres, sera faite d'exercices divers. Au XIXème siècle enfin, cette fixité entre clairement dans un système qui tend à plier les collectifs pour autoriser et faciliter le travail des écoliers <...> Les normes régissant la disposition des locaux, auxquelles recourt l'école au XIXème siècle, et auxquelles participe la posture, marquent bien une innovation: au-delà d'un regard maintenant inédit sur les énergies et alors que les préceptes redresseurs n'atteignaient les sujets, au XVIIème et au XVIIIème siècle, que dans leur individualité, ils les atteignent ici dans ce qui les fait membres d'un groupe" 837 .

Nos observations en classes de CP soulignent combien l'apprentissage de la posture scolaire est le fruit d'un travail pédagogique incessant de rectification des corps. M.Mauss, analysant les différentes manières qu'ont les hommes de se servir de leur corps en tant qu'instrument (et prouvant par là-même que ces utilisations ne sont pas complètement "naturelles") fait allusion à cette éducation remplie de petites remarques: "Et je me souviens encore de mon professeur de troisième m'interpellant: <<Espèce d'animal, tu vas tout le temps tes grandes mains ouvertes!>>" 838 . J.Chobaux désigne comme "acculturation" cette socialisation quotidienne, devenue presque imperceptible dans les relations éducatives scolaires, qui modèle les corps des enfants et leurs schémas expressifs: "Cet apprentissage passe par la répétition quotidienne, apparemment anodine, de petits interdits et d'injonctions diverses qui modèlent les postures, les mouvements, l'expressivité du corps et du visage. Cette socialisation, ou plutôt cette <<acculturation>> fait <<incorporer>> aux enfants les façons de vivre, les techniques du corps de leur milieu social et de leur culture" 839 . Dans un autre domaine que l'école, celui de l'éducation familiale des élites françaises au XXème siècle, E.Mension-Rigau 840 analyse la manière dont l'environnement proche de l'enfant lui inculque une position correcte, par tout un travail fait de petites remarques: se tenir droit, mettre ses mains sur la table, ne pas essuyer son assiette, se servir correctement, fermer sa bouche et ne pas faire de bruit en mangeant. Il s'agit ici d'un apprentissage "pratique" du corps, au jour le jour: les enquêtés interrogés par E.Mension-Rigau parlent d'un "climat" transmis "par symbiose" presque comme une évidence, quelque chose d'"inné" qu'il est absurde de vouloir apprendre en lisant un manuel de bonnes manières (comme par exemple le best-seller de 1985: "BCBG, le guide du bon chic bon genre"). Ces exemples soulignent combien l'éducation des postures du corps relève de rectifications progressives "en situation", parfois non explicitées, presque informelles (où on ne perçoit pas directement que l'enjeu est d'acquérir une position conforme du corps) même si elle exige une attention pédagogique systématique, quotidienne et répétée: "L'éducation se fonde sur la reprise et sur les exemples offerts à la vue. Les mots, les silences même parfois, doivent, sans y paraître, dessiner un maintien, fruit d'une élaboration masquée, à demi consciente en même temps que laborieuse" 841 .

L'analyse des interactions en classes de CP1 et CP2 fourmille de ces petites attentions à la posture des corps, avec des remarques beaucoup plus fréquentes que dans les autres configurations et des rectifications immédiates, "sur le champ", comme si les modifications ne pouvaient pas attendre et qu'elles ne pouvaient pas faire le détour par une réflexion sur son comportement. En effet, on imaginerait mal que ce travail d'inculcation des corps passe par une exposition magistrale de la posture scolaire adéquate et des attitudes non conformes à cette posture: cette intervention n'aurait qu'un effet abstrait chez les élèves, déconnecté des pratiques tellement on sait ce que nos attitudes corporelles doivent à un "habitus" corporel, produit comme le montre M.Mauss, des techniques de "la raison pratique collective et individuelle".

  • (19.03.93/I2) Les enfants travaillent à des exercices écrits individuels. Marc a une jambe repliée sous les fesses et l'institutrice lui fait la remarque: "Marc, ta jambe elle est où? T'as plus qu'une jambe maintenant?"
  • (19.03.93/I2) Pendant la dictée, l'institutrice reprend une fille dont la tête repose sur l'une de ses mains:"Aurélie, comment tu te tiens, aujourd'hui? Allez, mets ta main qui écrit pas sur la feuille, on n'écrit pas en se tenant la tête, voyons!"
  • (22.03.93/I2) L'institutrice écrit des terminaisons de mots que les enfants doivent recopier sur leurs cahiers (une colonne de "elle", une de "esse", puis une de "ette"). Elle reprend Kevin qui appuie sa tête sur l'une de ses mains: "On ne se tient pas la tête quand on écrit! Elle va pas tomber!"
  • (4.02.93/I2) Pendant la correction d'une dictée, Alexandre a une jambe repliée sous les fesses. L'institutrice: "Alexandre, tu es bien assis, je vois tes deux jambes?"
  • (11.03.93/I1) Dans un exercice, les enfants doivent cocher une solution parmi trois dessins proposés. L'institutrice reprend Yannick qui a la tête posée sur le bureau, un bras replié dessous: "Remets-toi correctement pour travailler, c'est pas une position, ça!" . Elle lui fait à nouveau la remarque quelques minutes après, le garçon ayant repris sa position initiale: "Yannick, tiens-toi bien, c'est pas possible! Tu sais pas faire!" <...>L'institutrice se dirige vers Daniel, qu'elle soulève de sa chaise par les épaules pour le redresser, tout en lui disant: "Daniel, tu vas te tenir bien, parce que tu es tout avachi, ça va pas, là!"
  • (2.04.93/I1) Pendant que les enfants travaillent sur un exercice, l'institutrice attrape Anis (qui est tordu sur sa chaise, à moitié appuyé sur son bureau) et le soulève en le plaçant face à la table: "Installe-toi comme il faut!"
  • (26.03.93/I1) Au début d'une séance, après la récréation du matin, Anis a la capuche de sa veste de survêtement sur la tête. L'institutrice s'approche de lui, enlève la capuche en disant: "Je ne vois pas comment tu peux écouter ce qui se dit dans la classe!"
  • (26.03.93/I1) Sandra est à moitié affalée sur son bureau et I1 lui fait la remarque: "Tiens-toi tranquille, Sandra, tu n'es pas dans ton lit!"

Les rectifications des institutrices sont très directes, sans justification: elles relèvent de l'idée que "cela ne se fait pas", "ce n'est pas une position" mais à aucun moment nous n'entendons les maîtresses expliquer pourquoi il faut adopter une posture plutôt qu'une autre (elles pourraient par exemple faire référence à un discours médical sur les dangers des "mauvaises positions"). Leurs interventions paraissent plus délibérément orientées vers la définition de la situation scolaire où l'enfant doit adopter une position d'élève attentif, "tranquille" (sans capuche qui pourrait l'empêcher d'écouter, avec une posture droite différente de celle qu'on a dans un lit). Par ailleurs, même si les institutrices ne reprennent pas systématiquement les enfants (ce qui serait impossible à faire), les élèves n'ont pas le droit de manipuler des objets (pour jouer ou "pour s'occuper" de manière quasi-inconsciente), surtout pendant les leçons: les maîtresses confisquent sans explication (en s'emparant de l'objet) ou exigent des élèves qu'ils rangent ces objets et que leur corps entier soit dirigé vers la tâche scolaire, comme si une manipulation autre pouvait détourner leur attention.

  • (5.04.93/I2) Kevin n'a pas fini un exercice de coloriage, alors que tous les autres élèves ont terminé; il a l'air de rêver, en suçant le bout d'un feutre. L'institutrice le reprend: "Alors Kevin, si tu suçais un peu moins ton stylo, et si tu écrivais un peu plus?"
  • (29.03.93/I1) Avant de faire une dictée, l'institutrice veut donner quelques explications aux enfants: "Il y a plusieurs phrases, on écoute d'abord, on pose son stylo pour pouvoir écouter!"

Dans les autres configurations, le maniement d'objets par jeu ou par "tic" corporel inconscient n'est quasiment jamais reproché aux enfants, et dans la configuration Guilloux, l'institutrice va même jusqu'à dire que cette manipulation peut favoriser l'attention des enfants orientée vers la tâche scolaire.

L'inculcation d'une posture ne fonctionne pas uniquement sur la base de remarques visant à rectifier individuellement les corps: chez I1, certaines injonctions adressées à l'ensemble de la classe fonctionnent comme un "rappel à l'ordre direct" qui n'est pas sans rappeler le "signal" de l'école lasallienne, utilisé par le maître pour transmettre des ordres sans parler 842 ; ces injonctions font penser également à l'utilisation de la clochette que nous verrons dans la configuration Tom Pouce où les élèves sont censés, au tintement, adopter une posture immobile et d'écoute 843 .

  • (24.03.93/I1) Les enfants sont en train de colorier un dessin sur l'automne, suite à une lecture faite sur ce thème. Ils ne cessent de discuter, malgré les remarques répétées de l'institutrice qui, à 16h30, finit par s'énerver: "UN! (très fort) DEUX! A trois, y'a un travail supplémentaire marqué au tableau!"
  • (24.03.93/I1) Après une séance où les enfants devaient colorier des dessins, une certaine agitation règne en classe, avec un très grand brouhaha. L'institutrice fait revenir le calme en criant: "UN! DEUX!...."L'effet est immédiat: les élèves courent chacun à leur place et le bruit diminue
  • (11.03.93/I1) Pendant que les élèves sont occupés à faire des exercices écrits individuels, l'institutrice va voir la tortue au fond de la classe, car un enfant lui a signalé en revenant de récréation qu'une de ses écailles s'était détachée. Plusieurs enfants se lèvent et courent vers l'institutrice pour voir la tortue. La maîtresse dit alors très fort, sans rien ajouter: "UN! DEUX!...." Les élèves commencent à se diriger vers leurs places...."TROIS!"Les enfants s'assoient
  • (9.02.93/I1) Retour de récréation. Les enfants m'entourent et discutent abondamment. L'institutrice entre dans la classe et crie: "UN! DEUX!..." Les élèves s'assoient et se calment

Parmi toutes les configurations analysées, Jean Giono est celle où les interventions des institutrices visant à retenir ou à rappeler l'attention aux enfants sont les plus explicitement tournées vers les corps. Par exemple I2 leur demande souvent "Bon ça y est? Je vois vos petits yeux?"(remarque qui agit comme un "signal" indiquant aux élèves qu'ils doivent maintenant se tenir en éveil et faire preuve d'attention); I1 demande fréquemment aux enfants de suivre une lecture avec le doigt, ou bien de mettre le doigt sur l'exercice à effectuer. Chez I1 et I2, on observe très souvent des rectifications non verbales, effectuées directement sur les corps pour stopper un comportement trop agité, faire taire, déplacer un enfant, l'inciter à être attentif.

  • (19.03.93/I2) L'institutrice distribue des pièces en plastique aux enfants pour faire un exercice de numération. Pendant qu'elle explique l'exercice à deux élèves qui n'ont pas compris, les autres s'agitent, ne cessent de manipuler les pièces et le brouhaha s'élève dans la classe. La maîtresse intervient au bout de 30 secondes environ: "C'est très gentil, les enfants qui font du bruit pendant que j'explique à Sin et Gaëlle! Bon, mettez les mains derrière le dos!" Les élèves restent à peine une minute dans cette position, puis l'institutrice constatant qu'ils se sont calmés, leur permet de baisser les mains.
  • (11.03.93/I1) L'institutrice demande aux enfants de chercher un mot qui comporte la lettre "e": "Alors fermez les yeux pour réfléchir et quand vous l'avez, vous levez le doigt!"
  • (9.03.93/I2) Les élèves font des exercices. Mourad n'a presque rien écrit depuis le début de la séance. L'institutrice: "Oh! Mais tu n'as rien fait depuis ce matin! J'ai bien envie de te mettre la tête sous la douche, pour te réveiller!"
  • (5.02.93/I1) Wafa bouge sans cesse pendant la lecture, où les enfants sont assis sur l'estrade près de la maîtresse qui lit. L'institutrice lui tapote les fesses pour la faire revenir à l'histoire. Jonathan, que la maîtresse tenait auprès d'elle, essaie de bouger, il se relève, elle appuie sur ses épaules pour le faire redescendre. Il continue, elle l'attrape cette fois fermement et le rassoit. Wafa et Sonia se mettent à côté. Elles discutent, regardent ailleurs et n'écoutent pas les questions de l'institutrice, qui leur tape sur la tête avec le livre.

De la même manière, dans ses punitions et ses menaces de punitions individuelles, I1 fait très souvent référence au corps; I2 a une attitude similaire, bien qu'elle menace plus souvent qu'elle ne punit réellement:

  • (29.03.93/I1) Pendant une leçon, Jonathan est très pénible: il ne cesse de s'agiter sur sa chaise, de discuter à droite à gauche et d'interrompre la maîtresse par des questions qui ne sont pas toujours en rapport avec la leçon ou qui portent sur des aspects qu'elle vient déjà d'expliquer (le garçon cherche visiblement à "se faire remarquer"). L'institutrice le menace une première fois: "Si tu continues, je vais te laisser tout seul dans la salle d'à côté" . Jonathan se calme quelques minutes avant de recommencer. La maîtresse se dirige calmement vers lui, le saisit par le bras et l'entraîne dans l'autre pièce, dont elle laisse la porte ouverte. L'enfant passera deux fois la tête par l'entrebâillement, en riant et en regardant les autres enfants, mais l'institutrice fera comme si elle ne le voyait pas.
  • (29.03.93/I1) L'institutrice demande aux enfants de lire à voix haute les mots d'un exercice de lecture, chacun à leur tour en suivant les rangées de tables. Yannick ne regarde pas son livre, il n'écoute pas les élèves qui lisent, il se lève et fait comme s'il allait taper Laura. La maîtresse le reprend: "Yannick! Je vais te les faire copier, au lieu que tu les lises! Je vais te les faire lire tout à l'heure, tu auras intérêt à ne pas hésiter, sinon tu les copieras!"
  • (9.02.93/I1) Pendant un contrôle, les élèves sont très agités et l'institutrice menace: "Les enfants trop agités vont finir le contrôle dans le couloir!"
  • (16.02.93/I1) L'institutrice demande aux enfants de sortir leurs livres de lecture. Wafa crie très fort: "Moi, je l'ai pas mon livre!" et l'institutrice lui répond vertement: " Moi, si ça continue, je vais punir les enfants qui oublient leurs affaires!"Wafa s'agite, rit et bouge sur sa chaise. La maîtresse la reprend: "Wafa, tu m'agaces! Quand on a fait une grosse bêtise, on se tient tranquille, au moins!" Les élèves crient et bougent suite à la remarque de l'institutrice qui s'énerve: "Oh! Mais restez tranquilles! Je vais distribuer une feuille et tout le monde va faire de la copie!"
  • (26.03.93/I1) Vanessa répond juste à la question de l'institutrice ("Il y a combien de manières d'écrire le son <<u>>?" ) et elle lui demande de venir les écrire au tableau, ce qui entraîne un concert de protestations du côté des enfants. La maîtresse répond "Ah! C'est elle qui l'a trouvé, c'est elle qui vient l'écrire!"Jonathan continue à gémir, malgré les remarques de l'institutrice, qui le reprend: "Bon, si tu veux passer le reste de la journée dans le couloir, tu n'as qu'à continuer comme ça!"
  • (16.02.93/I1) L'institutrice annonce aux enfants qu'elle va leur lire l'histoire de "Frérot et Soeurette", particulièrement appréciée par les élèves qui s'agitent. La maîtresse s'énerve: "On se tait, sinon vous allez vous asseoir, parce qu'on n'aura pas le temps de lire l'histoire!" <...> L'histoire commence, Yannick et Taïl bougent sur leurs chaises et poussent de petits cris. L'institutrice: "Qui est-ce que je renvoie à sa place avec une copie?"Elle continue à lire l'histoire et pose une question ("Qu'est-ce que c'est que des baies?"), qui provoque un brouhaha dans la salle: "Dernier avertissement, j'en envoie un à sa table avec une copie!"
  • (8.04.93/I1) Les enfants font un exercice où ils doivent écrire le mot correspondant à ce qu'ils voient sur des images. Jonathan demande à Sabrina deux mots qui lui manquent. La fille se retourne et les deux élèves parlent fort. L'institutrice: "Sabrina, puisque c'est comme ça, tu ouvres ton cahier et tu copies le texte qui est au tableau!" <...> Sur le tableau, la maîtresse écrit les devoirs à faire pour le lendemain. Les élèves discutent, s'agitent et l'institutrice les menace: "Tout le monde va avoir un texte à copier, si vous n'êtes pas sages!". La remarque a pour effet de calmer l'effervescence, sans doute suite à la punition qu'a reçue Sabrina.
  • (26.03.93/I1) Yannick, Djelloul et Sabrina se lèvent pour regarder ce que j'écris (je suis installée au bureau de la maîtresse) alors que l'institutrice est en train d'expliquer aux enfants un point particulièrement délicat dans la leçon. Yannick me demande: "C'est en français, ce que t'écris?"et la maîtresse le reprend vertement: "Tu vas te mettre debout au fond de la classe, contre l'armoire, non mais dis-donc!"
  • (5.02.93/I1) Jonathan souffle dans les cheveux de Wafa depuis cinq minutes et ne cesse de lui répéter très fort : "Tu parles même pas l'arabe!" (elle est d'origine marocaine), alors que l'institutrice vient de demander aux enfants de suivre attentivement les consignes qu'elle va donner pour un exercice. La maîtresse s'approche de Jonathan, le saisit par le bras sans rien dire et le conduit deux rangées derrière Wafa.
  • (16.02.93/I1) Pendant une séance de lecture, Jonathan se fâche avec Djelloul qui s'est moqué de lui. Jonathan finit par se lever et vient frapper Djelloul qui crie, alors que l'institutrice venait de reprendre Jonathan: "Je t'ai déjà dit de rester tranquille!"La maîtresse vient prendre Jonathan par le bras, sans rien dire, et elle le déplace d'une table derrière sa table.
  • (11.03.93/I1) L'institutrice gronde Wafa et Jonathan qui ont oublié de sortir leur crayon à papier, alors qu'elle l'a déjà demandé depuis une demi-heure (au moment où débutait l'exercice que les élèves effectuent) <...> Wafa et Jonathan discutent abondamment, l'institutrice les place chacun dans un coin de la classe: "Et tournez-vous, je ne veux pas vous voir!"
  • (18.02.93/I2) Sin a oublié son livre de lecture chez lui. La classe se prépare à entamer une séance de lecture et les autres enfants le dénoncent auprès de l'institutrice qui lui demande: "Où tu l'as mis, ton livre, Sin? Tu l'as oublié chez toi?"Il ne répond pas et la maîtresse s'énerve: "Bon, puisque c'est comme ça, dors sur ta table! Qu'est-ce que tu veux que je te dise?"
  • (18.03.93/I2) I2 fait une leçon sur "au" et "eau" à l'occasion d'une lecture sur un taureau. Elle demande aux enfants d'écrire plusieurs fois "au" séparé par un trait. Sin écrit les traits avant d'écrire les "au". I2 lui tape plusieurs fois sur la tête: "Ah! C'est malin! Qu'il est bête celui-là! Il met les traits avant d'écrire les mots!"
  • (4.02.93/I2) En revenant de la BCD, Alexandre déjà très agité depuis le début de la matinée, fait un croche-patte à une fille. L'institutrice intervient immédiatement: "Bon, puisque c'est comme ça, j'ai pas envie d'avoir d'autres accidents aujourd'hui, alors, Alexandre tu me tiens la main, on va marcher ensemble jusqu'à la classe"
  • (4.03.93/I2) Les élèves font des exercices de lecture à voix haute. Sophie ne cesse de discuter au lieu d'écouter et l'institutrice s'énerve après lui avoir fait plusieurs remarques sans résultat: "Vas au fond de la classe avec tes affaires, tu m'énerves, tu fais trop de bruit!"

Dans ces punitions (ou menaces de punitions), les interventions se font directement sur les corps des enfants, comme s'il était nécessaire de modifier le comportement de certains enfants qui ne pourraient pas être raisonnés. Ces pratiques sont différentes des autres configurations, où les enseignantes ne touchent pas les corps pour les rectifier, sauf parfois dans la configuration Tom Pouce (cette pratique étant peu "orthodoxe" par rapport aux fondements pédagogiques de Maria Montessori). Elles sont significatives d'une relation d'autorité basée sur le contrôle extérieur des comportements davantage que sur l'appel à la raison des élèves et elles se retrouvent dans les punitions collectives données à l'ensemble de la classe: "Ca m'est arrivé, quand ils font trop de bruit dans le rang, quand je leur ai déjà fait remarquer et qu'ils continuent, je les fais mettre en rang sous le préau pendant deux-trois minutes en attendant de sortir, pour les calmer. Alors on les met tous en groupe, et puis on leur dit ben tant pis, vous perdrez quelques minutes pour la récréation" (I2); "Et puis y'a des jours où ils sont super énervés, où tu leur dis d'aller se mettre en rang, quand on sort de la classe en fin de compte, et puis ils se précipitent tous sur la porte, alors tu les fais tous se remettre assis à leur table et puis tu attends deux-trois minutes qu'ils se calment" (I1).

Les deux institutrices de CP1 et CP2 ont l'impression que les enfants sont plus "agités" qu'auparavant, plus "libres", plus "spontanés", moins "contrôlés" et moins "autonomes" par rapport à leurs premières années d'enseignement: "Ils se permettent plus de choses vis à vis de l'instituteur, ils sont plus libres, ça c'est sûr!" (I2); "Moi je trouve qu'ils sont de plus en plus dépendants, il faut qu'on leur dise tout! Avant, j'ai l'impression que les gamins...qu'ils arrivaient à se prendre en charge plus vite" (I1); "Oui, ils savent pas se contrôler...de moins en moins <...> ils ont envie de dire quelque chose, ils le disent tout de suite...ils attendent pas que tu les interroges, il faut qu'ils parlent, qu'ils parlent, ils savent pas se contrôler du tout!"(I2, poursuivant le discours d'I1). Dans ces changements d'attitude pressentis par les institutrices, il est difficile de faire la part des choses entre des comportements qui proviendraient d'une différence de "génération" dans ce que les enfants s'autorisent comme comportement face aux adultes et en situation scolaire, ce qui dépendrait d'une plus grande lassitude et d'une patience moindre de la part des institutrices elles-mêmes après plusieurs années de carrière (on pense plus particulièrement à I2 qui est à un an de la retraite), ce qui relèverait d'une conception différente de la relation pédagogique et du rapport à l'autorité entre les institutrices et leurs élèves, sans oublier la place plus importante d'une explication scolaire des comportements en termes psychologiques d'"attention" et de "concentration". Sans doute faut-il voir dans cette perception des modifications du comportement des élèves une combinaison entre ces différents éléments, ce qui ne remet pas en cause les difficultés réelles que rencontrent les maîtresses dans la gestion quotidienne de leurs classes de CP: elles expliquent notamment qu'en début de carrière, leurs classes comprenaient beaucoup plus d'enfants (jusqu'à 40 pour I1 et 53 pour I2), sans que cela ne pose des problèmes de comportement, ce qui n'est pas le cas dans leurs classes de CP actuelles (où les élèves sont pourtant moins nombreux: 20 en CP1 et 22 en CP2). Il est aussi également très probable que les institutrices sont obligées d'adopter une attitude éducative particulière du fait de la composition sociale de leur public, comme elles le soulignent en faisant la comparaison avec l'école Lumière du 8ème arrondissement qui recrute dans un milieu plus aisé dont les normes de comportement semblent être plus en adéquation avec les exigences scolaires: "<Les instituteurs de cette école>, ils font un autre travail que nous, parce que nous, il faut toujours les ramener au calme, il faut toujours attendre qu'ils aient sorti leurs affaires, rangés, au calme" (I2)

Pour remédier à ces problèmes de posture et d'attention centrées sur la tâche scolaire, les institutrices ont recours à des techniques d'intervention plus "douces" que les rectifications ou les interventions directes sur les corps et les comportements. Elles utilisent des exercices de décontraction pour ramener les corps au calme, pour capter une attention préalablement dissolue et pour préparer la concentration des enfants en vue d'une tâche scolaire déterminée (notamment pour faire la transition après une activité physique ou d'éveil, dans laquelle les exigences de posture et de maintien corporel diffèrent de celles exigées en classe avec des apprentissages dits "de base"):

  • (5.04.93/I2) Après une séance de danse, l'institutrice demande aux enfants de s'allonger par terre. Les élèves ont l'habitude de cet exercice final, qu'ils font régulièrement après chaque séance de gymnastique et de danse. L'institutrice passe près des enfants et leur demande individuellement de se calmer. Elle désigne par un petit coup sur la tête, avec la baguette du tambour qu'elle utilisait pour donner des rythmes, ceux qui sont aptes à pouvoir se relever (c'est à dire qui sont considérés comme suffisamment calmes). Les enfants se relèvent et courent pour aller chercher leurs vêtements.
  • (19.03.93/I2) I2 annonce aux enfants qu'ils vont faire la dictée. Elle distribue les cahiers. Les enfants sont très agités et la maîtresse les arrête en disant: "Et bien! On les entend les langues! Dormez une minute sur la table!". Les élèves se couchent sur leurs bureaux, la tête appuyée sur leurs bras repliés: "Vous vous réveillez tout doucement...."(elle parle doucement, lentement).
  • (11.03.93/I1) I1 fait faire un exercice sur l'ardoise où les enfants doivent trouver l'intrus (un mot sans le "e muet") parmi une liste de mots. Les élèves sont très agités et l'institutrice, après les avoir menacés plusieurs fois de le faire, leur dit: "On croise les bras, on pose la tête dessus et on se calme" .
  • (11.03.93/I1) Les élèves sont très excités, après une séance d'exercices sur ardoises. L'institutrice ne laisse pas l'agitation se poursuivre, elle intervient rapidement: "Bon, vous rangez vos ardoises! On croise les bras, on pose la tête sur la table, la maîtresse a besoin de deux minutes de silence! On bouge pas, seuls les élèves de service se lèvent pour distribuer!"

La pratique des exercices de décontraction et de concentration se retrouve dans les autres configurations, et plus particulièrement Guilloux, Tom Pouce et C.Freinet. Mais elle prend une signification sensiblement différente: dans la configuration Jean Giono, les exercices et les postures exigées par les maîtresses, qui sont plus directement orientés vers la gestion des comportements et le retour à des attitudes scolairement ordonnées, peuvent parfois être brandis comme autant de menaces quand les élèves sont trop agités alors qu'à Guilloux (où la préoccupation pédagogique de l'enseignante est plus délibérément tournée vers la transmission des connaissances), ces pratiques sont présentées aux élèves comme une façon d'optimiser leurs performances scolaires dans les contrôles, les exercices et les apprentissages 844 . D'ailleurs en CP1 et CP2, c'est toujours la maîtresse qui indique le moment où les élèves peuvent cesser la posture requise indiquée préalablement sous forme d'ordre (ils ne s'interrompent pas de leur propre initiative), et on sent bien que les enfants ne sont pas particulièrement plus "calmes" puisque par exemple ils courent chercher leurs affaires après un exercice de décontraction à la fin d'une séance de danse (ce qui s'observe moins dans les autres configurations, où les enfants soit sont véritablement calmés, soit arrivent plus facilement à simuler un comportement). Les exercices de décontraction et de concentration dans la configuration Jean Giono s'inscrivent ainsi de manière évidente dans l'inculcation d'une posture adéquate des élèves, même si elles paraissent plus "douces", moins "intrusives" que les remarques verbales et les corrections opérées directement sur les corps.

Encore plus "douce" et non délibérément orientée vers le contrôle des corps peut paraître la pratique du chant qu'I2 utilise fréquemment, reprenant des chansons qu'elle-même ou l'intervenante en musique ont appris aux enfants. Les chansons ne sont pas prévues comme une activité spécifique de l'emploi du temps, mais viennent marquer des transitions entre des activités (par exemple, après un contrôle qui génère de la tension chez les élèves, ou bien avant d'aller en récréation, alors qu'il reste un peu de temps). Elles sont toujours choisies avec des paroles simples, parfois accompagnées de gestes et des séquences très répétitives, qui permettent, par leur régularité, d'introduire un certain ordre à travers une activité très appréciée des enfants. L'analyse socio-historique menée par G.Vincent sur l'école primaire française souligne bien la fonction disciplinaire du chant dans l'école mutuelle et entre les deux guerres, où sa signification n'est pas seulement patriotique: "A l'entrée et à la sortie des classes -moments toujours considérés comme très importants pour l'ordre qui définit l'école- <<il rythme la marche des élèves et empêche tout désordre>>845 Un chant gai évite l'ennui qu'on ne doit jamais laisser pénétrer dans les classes, et, lorsque l'attention des élèves faiblit, les faire chanter évite que la détente dont ils ont besoin ne dégénère en dissipation" 846 . Certes le chant tel qu'il est utilisé dans la configuration J.Giono n'a pas la fonction d'un enseignement de la morale tel qu'il apparaît dans l'école de l'entre-deux-guerres, avec une exaltation du travail, de la fraternité et de la famille et les chansons choisies par I2 appartiennent à un répertoire qui contient certainement les ferments d'une certaine "moralité" mais qui n'est pas orienté explicitement dans ce but-là et qui surtout appartient à un domaine public plus large que celui de l'école (familles, centres de loisirs, colonies de vacances, etc...). Il ne s'agit donc pas tellement dans le cadre de ces "chansonnettes" d'une "éducation esthétique" contre le "mauvais" goût populaire, mais plutôt d'une technique corporelle permettant d'inculquer une posture à l'élève.

L'inculcation d'une posture corporelle passe également par l'apprentissage d'une expression orale non seulement structurée en langage correct, mais aussi et surtout contrôlée au moment propice des interventions. Là plus que pour les autres configurations observées, la gestion de la parole est intimement liée à un contrôle des corps, comme l'exprime de façon caractéristique une remarque d'I2 le jour où elle fait une leçon aux élèves et qu'elle ordonne: "Bon, vous ouvrez vos cahiers et vous fermez vos bouches!" . L'analyse des interactions en CP1 et en CP2 souligne combien les institutrices ont à canaliser la très forte envie de participer des élèves, sous peine d'avoir plusieurs enfants qui interviennent sans s'écouter, qui interrompent constamment ou qui ne respectent pas les exigences de silence et de non communication, notamment dans les contrôles.

  • (22.03.93/I2) Après une séance avec l'intervenante en musique, les enfants sortent de la salle pour rejoindre leur classe, en discutant très fort, alors que l'institutrice ne cesse de leur répéter chaque jour qu'il ne faut pas faire de bruit dans les couloirs. Elle intervient immédiatement: "Mais qui est-ce qui parle fort comme ça?"Les élèves ne s'arrêtent pas et elle les interrompt dans leur déplacement (ils sont en rang deux par deux et elle ouvre la marche): "Alors revenez tous ici! Remettez-vous en rang et arrêtez de parler!"
  • (22.03.93/I2) Sophie discute à droite et à gauche, sans écouter la leçon. L'institutrice: "On dirait une girouette par une époque de grand vent!" (elle imite Sophie, en tournant sur elle-même et en faisant de grands mouvements).
  • (8.04.93/I1) Avant une dictée, l'institutrice écrit au tableau le modèle que les enfants devront suivre pour la présentation de leur feuille (nom, prénom, date, titre, majuscule pour commencer). Sandra s'écrie: "Moi je sais écrire sans modèle!" La maîtresse la reprend immédiatement: "Tais-toi Sandra, c'est pas la peine de me le dire, sinon j'ai dix enfants qui vont me dire ça!"
  • (15.02.93/I1) Yannick qui a fini son exercice en premier ne cesse de crier "Maîtresse! Maîtresse!"pour qu'elle vienne le corriger. L'institutrice: "Enfin, Yannick, c'est la maîtresse qui passe pour voir, et toi tu te tais, tu ne lui casses plus les oreilles, à la maîtresse!"

Les enfants de CP recherchent à tout prix une reconnaissance de la part de l'institutrice, comme s'ils souhaitaient gagner son affection (ou au moins son intérêt) par une réponse correcte et ils vont parfois jusqu'à lever le doigt avant même d'avoir réfléchi à la question qu'ils allaient poser ou à la réponse qu'ils allaient donner. Dans ce contexte, "savoir lever" le doigt pour intervenir, le faire "à propos" (c'est à dire au moment opportun et en ayant réfléchi préalablement à ce qu'on va dire), en adoptant une posture adéquate (en posant le coude sur la table, en restant assis et sans s'agiter) est l'objet de remarques sans cesse répétées par les institutrices refusant fréquemment d'écouter un enfant qui n'a pas demandé la parole, qui se manifeste sans aucune réponse à donner, qui lève le doigt au mauvais moment ou qui gesticule inconsidérément 847 . Parmi les deux institutrices observées, c'est I1 qui accorde le plus d'importance à la manière de prendre la parole. Elle refuse souvent d'entendre des enfants qui lui coupent la parole sans l'avoir demandée et elle répète souvent: "C'est pas la peine de crier, vous levez le doigt, la maîtresse elle voit que vous savez"

  • (9.02.93/I1) L'institutrice interroge les enfants sur la lecture qu'ils viennent de faire: "Alors que fait la petite fille Julie? Que fait Bigoudi? Levez le doigt et répondez quand la maîtresse vous interroge" . Parfois, l'institutrice ne tient pas compte des interventions faites sans lever le doigt ("je n'écoute que les enfants qui lèvent bien le doigt, comme il faut"), d'autres fois, elle ne reprend pas les enfants, acceptant une réponse dont elle ne sait pas toujours quel est l'auteur (plusieurs élèves parlent en même temps). Un certain nombre d'enfants supplient l'institutrice pour être interrogés et aller au tableau. Vanessa pousse des gémissements et se couche sur sa table. La maîtresse la reprend: "Vanessa! Je crois pas que ce soit un bon moyen! Ceux qui grognent ne seront pas interrogés!"
  • (26.03.93/I1) L'institutrice donne une liste de mots (lavabo, vaisselle...) et elle demande ce qu'on entend dans tous les mots (ici, le son "v"): "Vous levez le doigt à chaque fois que vous trouvez, au fur et à mesure...Vous levez le doigt comme il faut, en posant le coude sur la table <...> Ah! Je donne la parole à Audrey, parce que c'est la seule qui lève bien le doigt" . Jonathan répète plusieurs fois, sans lever le doigt, en faisant des bonds sur sa chaise:"c'est le v! c'est le v! Maîtresse!!!!!"(d'un ton suppliant). L'institutrice l'interrompt: "Bon, alors je ne veux même pas entendre ce que tu dis, tu le gardes pour toi!"

En même temps, les institutrices ne peuvent pas se permettre de reprendre systématiquement toutes les postures et tous les comportements non conformes à une prise de parole légitime dans la classe: la pression continue qui s'exerce de la part des enfants voulant intervenir à tout prix est trop forte pour que les maîtresses ne relâchent pas leurs exigences en certaines circonstances. Parfois même, elles provoquent chez les élèves une parole moins contrôlée dans les interventions dont elles reprennent éventuellement le contenu pour le formuler en "langage correct". Ce genre de discussion est sollicité de manière irrégulière par les deux institutrices, en fonction des tâches scolaires du moment: par exemple, avant de faire la lecture d'un texte, elles vont préparer les élèves en leur exposant le thème et en leur demandant leur avis à partir de leur expérience personnelle, ce qui a pour effet de susciter l'intérêt des enfants.

D'une manière plus systématique, I2 prévoit dans son emploi du temps un moment spécifique pour parler des activités du week-end le lundi matin et des activités du mercredi le jeudi matin: les discussions qui ont lieu à ces instants se font principalement à sens unique, les enfants s'écoutant très peu entre eux et s'adressant essentiellement à l'institutrice. Elles peuvent se comprendre comme des exercices langagiers qui permettent, par correction immédiate dans la reformulation de la maîtresse, de favoriser l'expression orale de l'enfant en développant sa capacité à utiliser un langage convenable. Mais au-delà de cette finalité "instructive", il nous semble qu'on peut repérer une forme de "main-mise" et d'intrusion de l'institutrice dans la vie privée des enfants, qui ne racontent souvent que les expériences et les activités qu'ils pensent être valorisantes et scolairement reconnues, dont ils ont une idée par l'avis que donne I2 sur leurs pratiques, notamment sur la télévision qu'il ne faut "pas trop regarder" ou devant laquelle il ne faut "pas perdre trop de temps". D.Riesman cite un extrait d'entretien mené par HC Becker avec une maîtresse, qui montre bien les rectifications et les ajustements que peuvent entraîner les remarques des institutrices sur la manière dont les enfants relatent leurs activités extra-scolaires: "je commence l'année en passant en revue chacune de mes classes. Je fais se lever tous les enfants les uns après les autres et je leur demande ce qu'ils ont fait durant le week-end précédent. Ces dernières années, j'ai remarqué que, de plus en plus, les enfants se levaient et disaient: <<Samedi, je suis allé au ciné...Dimanche, je suis allé au ciné...>> Cela fait vingt-cinq ans que j'enseigne et, jusqu'à présent, ça n'avait jamais été comme ça. Avant les enfants faisaient des choses intéressantes, ils allaient visiter des endroits, au lieu de <<Samedi je suis allé au ciné...Dimanche, je suis allé au ciné...>>. Ce que je leur fais, c'est un petit exposé sur toutes les choses intéressantes qu'ils pourraient faire- aller dans les musées, etc. Et je leur parle aussi de choses comme jouer au base-ball, faire des courses à bicyclette. A la fin du semestre, un enfant est honteux s'il doit se lever et dire: <<Samedi, je suis allé au ciné...Dimanche, je suis allé au ciné...>>. Tous les autres enfants se moquent de lui. Ca veut dire qu'ils essayent vraiment de faire des choses intéressantes" 848

Enfin on s'aperçoit de la dimension disciplinaire des exigences liées à l'inculcation des postures dans des moments où certaines caractéristiques de la situation scolaire sont modifiées, notamment lorsque les enfants restent en demi-groupe dans la classe avec la maîtresse. I1 comme I2 permettent alors aux élèves davantage de mouvements habituellement non autorisés lorsque la classe est au complet: bouger sur sa chaise, se tourner, discuter entre pairs, intervenir sans demander la parole, ne pas adopter une posture droite. De la même manière, elles laissent plus de latitude aux corps dans les séances qui ne sont pas des leçons, des exercices écrits ou des contrôles, par exemple lorsque les élèves visionnent des diapositives sur les instruments de musique en fin de journée: I2 ne reprend pas systématiquement les élèves quand ils posent des questions ou répondent sans lever le doigt, quand ils se déplacent pour désigner des parties de la diapositive. I1 comme I2 décrivent d'ailleurs un certain nombre d'activités telles que le sport, la danse ou le cinéma comme autant d'exutoires du corps, des "manières de se défouler" (I1), "sinon c'est pas possible de les tenir une journée"(I2). Ces activités sont placées à des moments "stratégiques" de la journée, en fin de matinée ou en fin d'après-midi, là où l'attention des enfants baisse et où les contraintes appliquées aux corps paraissent moins exigibles.

Notes
825.

G.Vigarello, Le corps redressé. Histoire d'un pouvoir pédagogique, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.9

826.

Le corps redressé, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.9

827.

Livres de civilité dont N.Elias a montré dans La civilisation des moeurs(Ed. Calmann-Levy, Paris, 1973) qu'ils deviendront manuels scolaires: d'abord celui d'Erasme à partir du XVIème siècle, puis celui de Jean Baptiste de La Salle au cours du XVIIIème siècle. Selon B.Grosperrin, la "civilité" n'a dû être étudiée que par une minorité des élèves de l'enseignement des petites écoles (les plus "avancés" dans la lecture du français), mais il n'en reste pas moins qu'elle représente "l'idéal d'éducation achevée qui animait les promoteurs des écoles populaires et qui en marquait l'esprit même quand elle n'était pas enseignée systématiquement" (Les petites écoles sous l'Ancien Régime, Ed. Ouest-France, Rennes, 1984, p.114). R.Chartier, D.Julia et MM. Compère soulignent combien les civilités d'Erasme et de J.B. de La Salle (les plus utilisés dans les écoles) poursuivent le même combat "contre les mouvements impulsifs et irraisonnés de la spontanéité": "La civilité est donc d'abord un exercice du contrôle de l'affectivité"(L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.142). Les textes des civilités connaissent des évolutions, depuis 1530 (première parution de la civilité d'Erasme) à 1774 (l'une des dernières éditions du texte de J.B. de La Salle), évolutions liées aux transformations dans les moeurs et les valeurs: les bornes de la pudeur sont reculées, les fonctions naturelles de plus en plus refoulées.

828.

cité par J.P Séguin dans La bienséance, la civilité et la politesse enseignées aux enfants. Didier Erasme de Rotterdam, Jean-Baptiste de La Salle, Henri Bergson, Ed. Jean Michel Place/ Le Cri, Paris, 1992, pp.82 et 83

829.

Conduite des écoles chrétiennes, cité par R. Chartier, D.Julia et MM. Compère, L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.115

830.

G.Vincent, L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.24

831.

G.Vigarello, Le corps redressé, Ed. J.P Delarge, Paris, 1978, p.224

832.

idem,pp.235 et 236

833.

Recteur de l'académie de Rouen, Conseils aux maîtres sur l'attitude à exiger des élèves durant les exercices de la classe, circulaire de 1881, cité par G.Vigarello, Le corps redressé, pp.227 et 228

834.

Rousselot, Pédagogie à l'usage de l'enseignement primaire, Paris, 1881, cité par G. Vigarello, Le corps redressé, p.228

835.

G.Vigarello, Le corps redressé, p.237

836.

G.Vigarello, Le corps redressé, Ed J.P Delarge, Paris, 1978, p.230

837.

idem, pp.236 et 237

838.

M.Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950, p.368

839.

Les corps clandestins. L'école, l'enfant et le quotidien, Ed. Desclée/De Brouwer, Paris, 1993, p.12

840.

E.Mension-Rigau, L'enfance au château. L'éducation familiale des élites françaises au XXème siècle, Ed.Rivages/Histoire, Paris, 1990

841.

idem, p.172

842.

Sur ce point, voir G.Vincent dans L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.24

843.

Voir supra la partie V,1,b de la configuration Tom Pouce: "La clochette"

844.

Voir supra la partie II,2 de cette configuration: "Optimaliser le rendement de la réception par un travail sur la concentration et l'attention"

845.

Ch. Charrier, Pédagogie vécue, Paris, Nathan, 1931, p.536

846.

G.Vincent, L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.193

847.

J.Chobeaux souligne combien le fait de lever le doigt peut occasionner des débordements gestuels chez "les jeunes élèves, pour qui la contention corporelle est la plus insupportable": "tout le corps s'étire et se tord, tressaute pour accompagner le plus haut possible ce doigt quémandeur, le tout accompagné d'émissions vocales plus ou moins étouffées" (Les corps clandestins. L'école, l'enfant et le quotidien, Ed. Desclée/De Brouwer, Paris, 1993, p.54)

848.

HC.Becker, Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher, dissertation inédite pour le doctorat, université de Chicago, 1951, cité par D.Riesman dans La foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Ed. Arthaud, 1964, note bas de p.96. On peut relever ici la très grande naïveté de l'enseignante qui est persuadée que ses remarques ont conduit les élèves à une réelle modification de leurs pratiques, sans soupçonner qu'ils puissent être capables d'inventer ou de cacher certains loisirs pour que leur récit soit accueilli favorablement.