2- L'art de la répartition dans les placements et les déplacements

a) L'arrangement de la classe pour mieux surveiller

Tant que le maître pratique une méthode individuelle, la classe ne nécessite pas d’aménagement particulier contrairement à la méthode simultanée où les enfants reçoivent collectivement et simultanément le même enseignement. La nouveauté des pratiques éducatives, participant de l'émergence d'une "forme scolaire", corrélative d'une conception nouvelle de l'école, comme "milieu à part, séparé des lieux où s'accomplissent les autres activités, et organisé de façon à accomplir sa fonction de moralisation" 849 impose de rompre avec des locaux devenus inappropriés: celui de la maison du maître, celui du lieu du culte, du cabaret, une grange, une étable, etc... Les textes de C.Fourier (Vrayes Constitutions des Religieuses) de J.B. de La Salle (Conduite des écoles chrétiennes), de J. de Batencour (Instructions méthodiques pour l'Ecole Paroissiale), de Charles Démia (Réglemens pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon) sont les premiers textes normatifs qu'on rencontre en matière de construction scolaire et d'agencement de l'espace intérieur: "L'architectonique du bâtiment contribue à la fonction d'isolement au monde extérieur, son agencement intérieur se charge d'un rôle instrumental dans la façon d'exercer l'acte pédagogique sur un groupement important d'élèves. Les locaux doivent donc répondre aussi parfaitement que possible à leur fonction pédagogique, d'éducation surtout, et par leur configuration permettre une discipline parfaite de leurs hôtes: discipline des élèves, discipline aussi des maîtres" 850 .

Dès 1720, un chapitre spécial traite dans la Conduite des écoles chrétiennes de "la structure et de l'uniformité des écoles et des meubles qui y conviennent" 851 et introduit la contrainte d’une structuration de l’espace scolaire selon des exigences morales (et non pas seulement des exigences intellectuelles) au service de l’établissement et du maintien de l’ordre: les dispositions spatiales permettent "la surveillance incessante des écoliers par les maîtres et des maîtres entre eux", "la proximité des <<commodités>> ou bien les tables où l’on doit poser les mains sont autant de techniques contre la masturbation" et enfin un jeu de tableaux indique les "cinq sentences contenant les devoirs des écoliers" 852 . A l'intérieur de la classe, les rangées de bancs et de tables sont installées de profil de manière à ce que le maître placé sur une chaise haute puisse surveiller de côté les élèves "dont les attitudes sont ainsi transparentes au regard enseignant" 853 : ainsi "pendant les séances de lecture, un positionnement de profil ou de trois-quart est préférable" 854 . D'une manière générale, J.B de La Salle conseille aux maîtres de trouver un positionnement favorable à la surveillance en fonction des activités ("quand la classe se déplace dans la rue, le maître devra s'écarter du rang, afin d'élargir son champ de vision" 855 ), de se déplacer dans la classe en multipliant les points d'observation (alors que les enfants doivent rester immobiles à leur place), même si la chaire reste un point d'observation privilégié pour le maître,"un lieu souverain qu'il occupe volontiers, un lieu où il peut s'offrir, d'un simple regard tournant, une vue sur l'ensemble de la classe. La chaire magistrale, inspirée de celle des lecteurs dans les monastères du Moyen Age, est, au XVIIème siècle, un meuble imposant; avec l'estrade, elle culmine à plus de 2 mètres 50. Juché sur celle-ci, le maître domine l'assemblée, il est au-dessus d'elle. La chaire n'est pas seulement le lieu où s'origine la parole magistrale, traduisant ainsi l'accès au savoir dans une symbolique de l'élévation et de l'ascèse, elle est aussi, sur le plan physique, topographique, le point le plus élevé de la classe, celui à partir duquel le maître peut poser un regard sur toute chose et sur chaque élève" 856 . Dans l'enseignement mutuel, le maître occupe encore cette position de surveillance, à partir d'une estrade d'où il peut voir et être vu, même si selon M.Lainé, il ne reste plus assis à sa place et il circule dans la classe (Jomard recommande d'ailleurs un passage central entre deux rangées de bancs et de pupitres).

La IIIème République va exiger l'unicité de la classe, en calculant les espaces autorisés et en réglementant l'agencement des salles. En 1880, 30.000 écoles sont rénovées ou créées, selon des principes clairement et fermement indiqués:“La classe doit avoir la forme d’un rectangle, toute forme polygonale ou circulaire est proscrite...Une classe trop large ne permet pas au maître, à moins qu’il n’ait les yeux constamment en mouvement, de surveiller les deux extrémités de la salle...L’emplacement de l’estrade du maître, des tableaux, des modèles, des appareils de chauffage ne doit pas davantage être abandonné au hasard” 857 . E.Plenel souligne la continuité du modèle uniforme exigé par la IIIème République avec les autres formes d'enseignement appliquées par les frères des écoles chrétiennes et l'école mutuelle:"A chaque individu sa place et à chaque emplacement un individu. La classe proscrit les répartitions indécises et les circulations diffuses. La forme républicaine est ici héritière d'une révolution pédagogique déjà ancienne, commencée notamment avec les frères des écoles chrétiennes et sanctionnée, dans le premier quart du XIXème siècle, par la victoire de l'enseignement mutuel, qui n'exclura pas cependant des emprunts du premier au second" 858 .

Les classes de CP1 et de CP2 sont celles parmi les configurations qui se rapprochent le plus de ce modèle: salle rectangulaire, tables positionnées en face du tableau noir et du bureau de l'institutrice, par colonnes de deux enfants disposées sur quatre rangées au total 859 . Certes l'arrangement du mobilier et l'installation globale des classes connaissent des aménagements plus chaleureux et permettant davantage de différences individuelles entre les maîtresses que ce qu'autorisaient les textes légiférant l'espace de la classe en 1880. La disposition des bureaux des élèves et de la maîtresse, des placards, des étagères, des grandes tables et des casiers de rangement est laissée à la libre initiative de la maîtresse 860 . On trouve par ailleurs une tortue dans la classe d'I1 (dont les enfants s'occupent) et cette même institutrice ramène un jour un escargot dans un carton. Les murs des deux classes sont remplis de panneaux, d’affiches mais toujours avec une finalité d'apprentissage scolaire: par exemple, les jours de la semaine avec des signes (soleil, nuage,...) qui indiquent le temps qu’il fait pour chaque journée; un calendrier avec les prénoms des enfants pour les anniversaires; une liste qui rappelle les signes des enfants avec leurs prénoms; un tableau des voyelles et des consonnes et un tableau sur les chiffres de 1 jusqu’à 10; un poster sur les différents instruments de musique; la photo du même arbre de la cour pris aux quatre saisons (pour montrer l’évolution de la végétation). Autrement dit, tout ce qui est affiché a un but pédagogique d’apprentissage et on ne trouve pas de productions d’enfants (par exemple des dessins ou des peinture qui sont regroupés dans la salle d’activités commune entre les deux CP, ou bien des formulations de phrases à la BCD), contrairement aux autres configurations où les productions des élèves font partie intégrante des affichages de la classe, se mêlant aux documents liés aux apprentissages scolaires.

On peut donc dire que même si l'arrangement des salles de classe dans la configuration J.Giono n'adopte pas complètement le modèle de la IIIème République, elle s'en rapproche en partie du fait que les maîtresses dissocient par le choix des décorations affichées aux murs un lieu pour les apprentissages scolaires et des lieux pour les productions des élèves. Mais elle s'en rapproche surtout par le rapport d'autorité inscrit dans la matérialité même de la distribution des lieux. L'installation des tables, qui n'a jamais été discutée entre les institutrices et les élèves (au même titre que l'aménagement global de la classe) implique que les enfants sont censés regarder toujours devant eux, en direction du tableau ou du bureau de la maîtresse (même si I1 et I2 sont extrêmement mobiles, et ne restent jamais figées dans une position assise, derrière leur bureau qui sert essentiellement à entreposer leurs affaires 861 ). Cette configuration ne favorise donc pas les échanges, l'entraide et les discussions “parallèles” entre les enfants et elle n'est pas adaptée non plus au travail de groupe, les institutrices travaillant exclusivement sur la base de productions individuelles.

Dans cet univers de la classe où le mobilier ne change jamais de place et où les tables des enfants ont un positionnement par rangée, qui dissocie le groupe-classe par entités de deux élèves toujours orientés vers le tableau, on comprend que les enfants soient particulièrement attachés à leurs habitudes spatiales et à la définition d'un mode d'occupation immuable d'un espace scolaire spécifique. C'est pourquoi, tout changement de salle risque de provoquer des perturbations (en dehors des activités qui ont traditionnellement lieu dans d'autres pièces telles que la BCD ou les activités d'expression) comme ce jour où en CP2, les tables vont être vernies et la classe doit déménager dans une pièce où les bureaux sont disposés de manière différente de la salle de classe: les élèves s'installent autour de trois grandes tables, ce qui est plus favorable à un travail de groupe plutôt qu’à une écoute individuelle de la maîtresse. Ce jour-là, les enfants sont très nerveux, très agités, ils sont souvent dispersés et discutent plus entre eux, au lieu d’écouter l’institutrice qui a énormément de difficultés à faire ce qui était prévu et à garder l’attention des élèves.

Dans les autres configurations observées, l'emplacement du mobilier est beaucoup moins figé, il évolue au cours de l'année et il se discute en partie avec les élèves dont les tables ne sont pas placées en rangées face au tableau 862 . Cette répartition plus souple permet des regroupements pour des travaux collectifs (très peu à Tom Pouce et davantage à Guilloux, la Maison des Trois Espaces et C.Freinet). Elle implique et contient les fondements d'un autre type d'autorité pédagogique où les regards ne sont pas spécifiquement orientés vers la maîtresse et où les attentions doivent se tendre aussi vers les interactions avec d'autres enfants. Enfin elle sous-tend un autre mode d'organisation pédagogique où les élèves ne reçoivent pas forcément tous le même enseignement ou ne sont pas forcément l'objet de la même attention éducative, sous le seul regard d'un instituteur (pour des exercices par exemple): la classe peut s'organiser en unités autonomes qui travaillent sur des sujets, des exercices et à des rythmes différents (surtout à Tom Pouce où les élèves manipulent souvent du matériel pour réaliser des exercices individuels). Dans des configurations où la relation pédagogique ne se base plus sur un schéma dans lequel seul le maître enseigne collectivement et simultanément à un groupe d'élèves (qui sont toujours soumis à la même leçon ou aux mêmes exercices), le positionnement des élèves à leurs places ne peut plus être celui de rangées face à un bureau et l'emplacement du mobilier doit permettre un espace modulable en fonction des activités. On peut donc dire que la disposition spatiale dans les salles de classe des configurations Tom Pouce, Guilloux, C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces (même si elles comportent entre elles des différences importantes que nous signalerons par la suite) impliquent un changement radical dans la forme scolaire de relation telle qu'elle est inscrite dans la matérialité de l'agencement en CP1 et CP2.

Notes
849.

G.Vincent, L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.20

850.

M.Lainé, Les constructions scolaires en France, PUF, collection l'éducateur, Paris, 1996, p.11

851.

L'école primaire française, p.21

852.

idem,p.22

853.

E.Plenel, L'Etat et l'école en France. La République inachevée, Ed. Payot, Paris, 1985, p.275

854.

E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XIXème siècle). Essai d'application de l'analyse foucaldienne du pouvoir, thèse pour le doctorat (nouveau régime), sous la direction de Pierre Higele, 1991, Nancy/sciences de l'éducation, p.318

855.

idem, p.328

856.

ibid, pp.328 et 329

857.

dans le Dictionnaire de pédagogie, F.Buisson, 1882, cité par Guy Vincent dans L’Ecole primaire française, p.39

858.

E.Plenel, L'Etat et l'école en France. La République inachevée, Ed.Payot, Paris, 1985, p.273

859.

Le plan des classes de CP1 et CP2 peut être consulté en annexe C1

860.

On peut d'ailleurs percevoir une différence entre I1 et I2 dans leurs manières d'aménager la classe: en CP1, une table placée derrière les étagères permet éventuellement de s'isoler du reste de la classe, alors qu'en CP2, il est impossible pour un enfant de n’être pas vu, en se cachant derrière un meuble. Il faut cependant préciser que cette différence n'a que peu d'incidence sur le déroulement pédagogique, le travail en groupe étant inexistant et le déplacement des élèves en classe restant fort limité, toujours à l'initiative des institutrices.

861.

Le bureau de l'institutrice est un mobilier accessoire dans la configuration J.Giono: pour mes observations, j'ai été invitée en CP1 comme en CP2 à m'installer à ce bureau. Les maîtresses se sont adaptées sans problème à la situation, trouvant éventuellement d'autres lieux de la classe lorsqu'elles en avaient besoin (par exemple, pour préparer des activités manuelles ou pour corriger des exercices d'élèves) et nous expliquant qu'elles avaient l'habitude de fonctionner de cette manière.

862.

On peut consulter le plan des salles de classe des autres configurations en annexe C