M.Foucault analyse dans Surveiller et punir combien la discipline procède à l'art des répartitions ("A chaque individu, sa place; et en chaque emplacement, un individu" 863 ), du quadrillage et du rang ("<La discipline> individualise les corps par une localisation qui ne les implante pas, mais les distribue et les fait circuler dans un réseau de relations" 864 ): "Le <<rang>> au XVIIIème siècle, commence à définir la grande forme de répartition des individus dans l'ordre scolaire: rangées d'élèves dans la classe, les couloirs, les cours; rang attribué à chacun à propos de chaque tâche et de chaque épreuve; rang qu'il obtient de semaine en semaine, de mois en mois, d'année en année; alignement des classes d'âge les unes à la suite des autres; succession des matières enseignées, des questions traitées selon un ordre de difficulté croissante <...> L'organisation d'un espace sériel fut une des grandes mutations techniques de l'enseignement élémentaire. Il a permis de dépasser le système traditionnel (un élève travaillant quelques minutes avec le maître, pendant que demeure oisif et sans surveillance, le groupe confus de ceux qui attendent) En assignant des places individuelles, il a rendu possible le contrôle de chacun et le travail simultané de tous" 865 . L'organisation spatiale de la classe par J. de Batencour ou J.B. de La Salle définit une véritable "topographie" qui "divise le local scolaire, créant des emplacements fonctionnels à l'intérieur desquels chaque individu vient se ranger" 866 .
Ainsi, J. de Batencour organise une répartition précise des élèves dans la classe, tenant compte de leur avancement dans les apprentissages, de la fortune de leurs parents et de leur ancienneté dans la classe. L'école est divisée en trois parties: "<<une pour ceux qui apprennent le latin>>, <<une pour ceux qui écrivent>> et <<une pour ceux qui lisent sans écrire>>. Chaque partie est ensuite répartie par bancs. Pour <<ceux qui lisent sans écrire>>, par exemple, il y a trois bancs possibles: un premier pour <<ceux qui lisent en français d'un côté>>, un second pour <<ceux qui lisent le latin sans lire en français de l'autre>> et un troisième pour ceux qui épellent et commencent à assembler leurs syllabes>>. A l'intérieur de ce jeu de bancs il faut encore veiller à ne pas mettre les enfants des gens de bonne fréquentation avec les enfants des pauvres, car ces derniers <<sont ordinairement pleins de vermines et de saletés en leurs habits, aussi bien qu'en leurs paroles et postures>> <...> Autre précaution chez Batencour, celle qui concerne les nouveaux venus qui ne sont pas intégrés immédiatement à la classe: il leur est réservé un banc <<commode à la vue du maître>> sur lequel ils restent cinq à six jours avant d'être placés, le temps pour le maître de compléter son jugement sur l'enfant" 867 . En outre, J. de Batencour introduit un mode de classement qui repose sur l'émulation:"Le premier moyen de porter ces enfants à estudier, c'est de leur assigner leurs places <...> distinguant ces Places par Dignités...lesquelles seront distribuées toutes les quinzaines, à ceux qui les auront méritées" 868 . Un "banc d'infamie" est installé près de la porte ou "au lieu le plus sordide de l'école": c'est la "place de l'âne", "où l'on mettra un petit râtelier avec du foin, un vieux morceau de bride à cheval où l'on mettra les paresseux; et même il doit y avoir attachés au-dessus un vieux bonnet de carte avec des grandes oreilles de carte qui y seront attachées, qu'il faut mettre sur la tête des paresseux, un petit ais d'un pied en carré où sera peinte la figure d'un âne et une petite attache pour le pendre; il y aura quelque vieux haillon de tapis de droguet pour servir de housse sur le dos de l'âne et celui qui sera mis en cette place sera revêtu de ces beaux habits d'âne et promené par l'école, avec un balai à la main et attaché par le bras au râtelier en la place de l'âne, tant que le maître le trouvera à propos et le fera huer de tous les écoliers" 869 . On retrouve les mêmes préoccupations chez J.B de La Salle concernant le découpage géographique de la salle de classe et la répartition des écoliers, à la différence près qu'il élimine le "côté folklorique" de la place de l'âne, pour ne retenir que l'humiliation: "Lorsque chez quelque écolier, de quelque ordre de leçon que ce soit, aura été examiné trois fois pour être changé et qu'il ne l'aura pas été, faute de capacité, il sera mis sur un banc en particulier, placé en un endroit apparent de la classe, qui sera appelé banc des ignorants et derrière lequel, contre la muraille, il y aura écrit: <<Banc des IGNORANTS>>; et il restera sur ce banc jusqu'à ce qu'il soit capable d'être changé de leçon ou d'ordre de leçon" 870 .
C.Démia va encore plus loin dans la segmentation du groupe-classe et la division de l'espace: il distingue huit groupes pour l'apprentissage de la lecture. Chaque groupe est divisé en bandes, où chacun, de capacité sensiblement différente, occupe une place bien définie: "On gagne place par place le bout du banc avant d'accéder à un banc supérieur. Les progrès intellectuels sont symbolisés par cette lente progression dans l'espace. Dans la classe, on ne se met plus n'importe quand et n'importe comment comme à l'époque de l'enseignement individuel. C'est que chaque place a dorénavant une valeur idéale. Chaque place se mérite. Occuper telle place sur tel banc, ce n'est pas seulement être assigné à un lieu précis dans l'espace physique de la classe, c'est aussi occuper une position idéale à l'intérieur d'un cursus d'apprentissage linéaire et gradué <...> Bien entendu, l'élève peut perdre une place et reculer si ses résultats ne sont pas satisfaisants" 871 . L'enseignement mutuel, dont l'émulation est un facteur essentiel, organise ainsi une hiérarchisation de l'espace qui traduit le mérite scolaire de l'élève et s'inscrit dans son positionnement relatif aux autres enfants de la classe.
Dans la configuration J.Giono, on retrouve cette dimension de répartition ordonnée et hiérarchisée des élèves dans un espace scolaire, non pas en fonction de l'origine sociale de l'enfant (ce qui serait bien sûr ostensiblement contraire au principe d'égalité des chances de l'enseignement primaire) mais selon les capacités et les performances des élèves. Sur ce point, les pratiques des deux institutrices diffèrent sensiblement. En CP1, les enfants sont placés dans les rangs selon leur niveau scolaire: "en difficulté", "moyen", "bon". Ce placement permet à l’institutrice de repérer immédiatement les élèves en fonction de leurs performances scolaires, afin de "laisser la rangée des bons travailler toute seule" et de "travailler avec les plus faibles qui ont toujours besoin de plus d’attention". Ce système lui permet de "moins se déplacer", même si elle trouve des inconvénients dans cette répartition, notamment en termes de stimulation entre pairs: "quand ils sont à côté de quelqu'un de plus fort, ça les stimule, parce qu'ils voient quelque chose de mieux. Même pour la présentation du cahier, j'ai vu pour ceux qui écrivent mal, d'être assis à côté de quelqu'un qui écrit bien, et bien tout le temps où il reste à côté de l'enfant qui écrit bien, ben il fait des progrès!" . Ce mode de répartition inscrit en tout cas dans la matérialité de la classe le positionnement scolaire des élèves qui se situent ainsi les uns par rapport aux autres, selon une hiérarchie sans cesse mouvante où les positions ne sont jamais acquises définitivement, qui les soumet à une émulation ne reposant pas uniquement sur leurs performances, mais aussi sur leurs comportements. Ainsi, l'institutrice pratique une sanction particulièrement infamante pour les élèves trop pénibles qui se voient déplacés aux deux dernières tables de la rangée de ceux “en difficulté”, signifiant topologiquement pour ces enfants qu’ils vont aux places les plus éloignées du tableau, parmi la rangée des "plus mauvais". L'une de nos observations montre la souffrance que peut occasionner chez les élèves un tel changement de place étant donnée la signification de cet espace.
I2 procède différemment pour l’installation de ses élèves: en début d’année, elle les laisse s’installer où ils veulent pendant qu’elle discute avec les parents. Ensuite, elle les fait ranger en fonction de leur taille (les petits devant, les moyens au milieu, les plus grands au fond), de leur sexe (elle veut à chaque fois une fille à côté d’un garçon,“parce que deux garçons ensemble, ça n’arrête pas de chahuter, deux filles ensemble, ça n’arrête pas de bavarder”) et en fonction aussi de leurs performances scolaires, en répartissant les élèves en difficultés,"de façon justement que lorsque je fais expression écrite, y'en a qui ont pas trop besoin de moi, alors que d'autres ont plus besoin, ça me donne moins de mal" . Chaque semaine, la rangée du fond passe devant et les autres rangées sont décalées vers l’arrière. Quand les enfants ont fait le tour des places qu’ils pouvaient occuper dans une rangée, l’institutrice les laisse s’installer où ils veulent, mais à condition que s’ils n’arrivent pas à travailler de cette façon, elle leur “proposera” une autre place (“je mets quand même mon mot, parce que sinon tous les polissons seraient dans le même coin!”) et avec des “consignes”: mélanger les filles et les garçons, mettre les grands sur le côté pour ne pas gêner les petits, installer les élèves "en difficulté" plutôt devant car “ils auront souvent besoin de la maîtresse” et elle pourra “les suivre”, les “voir du devant”. I2 insiste donc davantage qu'I1 dans la répartition des élèves sur le mélange des niveaux scolaires, sur le positionnement en fonction de critères de sociabilité et sur un ordre sociométrique de camaraderie ou de capacité à travailler. Nous verrons que les configurations de Guilloux, C.Freinet, Tom Pouce et la Maison des Trois Espaces se rapprochent plus de cette manière de procéder, dont la forme extrême (non repérée à ce point là dans nos configurations), décrite par D.Riesman comme un regroupement par affinité caractéristique du stade de l'extro-détermination, révèle "la façon dont on se situe sur la carte des amitiés" 872 .
M. Foucault, Surveiller et punir, Ed. Gallimard, Paris, 1976, p.144
idem, p.147
ibid, pp.148 et 149
R.Chartier, D.Julia, MM.Compère, L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.118
Extraits de L'escole paroissiale ou la manière de bien instruire les enfants dans les petites écoles, 1654, cités et commentés par E.Prairat dans Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XIXème siècle) , thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, Nancy/sciences de l'éducation, 1991, p.328
Instruction méthodique pour l'Ecole paroissiale, cité par Lainé dans Les constructions scolaires en France, PUF, collection l'éducateur, Paris, 1996, p.23
L'école paroissiale, cité par R.Chartier, D.Julia, MM. Compère dans L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.119
Conduite des écoles chrétiennes, cité dans L'éducation en France du XVIème au XVIIIème sièclepar R.Chartier, D.Julia, MM. Compère, SEDES, Paris, 1976, p.119
E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XIXème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, Nancy/sciences de l'éducation, 1991, p.330
La foule solitaire, Ed. Arthaud, Paris, 1964, p.95