c) L'apprentissage contrôlé d'une mobilité ordonnée des corps

L'histoire des pratiques pédagogiques montre combien la mobilité du corps des élèves dans la classe et dans l'école a été l'objet d'enjeux et d'apprentissages systématiques. J.Camy souligne que les déplacements comme les jeux, la gymnastique et les récréations "traduisent chacun à leur manière, selon une forme qui épouse l'évolution de l'école toute entière et de sa logique, une attention aux mouvements des populations scolarisées. Grossièrement on peut considérer que les mobilités sont le lieu d'une investigation fine qui joue de leurs diversités, de leur intensité, qui les annule ou qui les distribue dans l'espace et dans le temps de la vie scolaire" 873 . J.B de La Salle détaille les moindres mouvements ordonnés du groupe d'élèves sortant de la salle de classe: "Les écoliers sortiront de leur classe avec ordre en cette manière. Le maître ayant fait signe au premier d'un banc de se lever cet élève partira de sa place, le chapeau bas et les bras croisés avec celui qui lui aura été donné pour compagnon. Ils se trouveront tous deux au milieu de la classe l'un à côté de l'autre et après avoir fait inclination au crucifix, ils se tourneront vers le maître d'école pour le saluer <...> après quoi ils sortiront modestement les bras croisés et le chapeau bas jusqu'à ce qu'ils soient hors de toutes les classes. Lorsque les deux premiers arriveront au milieu de la classe, le second du banc dont le premier aura été averti, se lèvera avec celui qui le suit, ils iront de même au milieu de la classe, feront ensuite inclination comme les deux autres. Tous les écoliers de toutes les classes sortiront dans le même ordre et de la même manière; et les maîtres auront égard qu'ils marchent toujours deux à deux jusqu'à leur maison, éloignés au moins de la longueur d'une pique les uns des autres" 874 .

Dans les écoles mutuelles, l'entrée des élèves en classe est soumise à une marche ordonnée, rythmée et commandée par le moniteur général: "Les élèves entrent du préau dans la classe en file conduite par le moniteur général. Ils avancent au pas cadencé, les mains dans le dos. Toute la colonne passe devant le bureau du maître que chacun salue. Chaque élève a déjà dans la file le rang qu'il doit occuper dans sa classe; chacun s'arrête devant le pupitre auquel il appartient; chaque classe se reconstitue au fur et à mesure dans un ordre parfait. Le pas cadencé continue sur place jusqu'à ce que le dernier élève soit parvenu derrière son banc. Au commandement, toute l'école saute par-dessus son banc pour s'asseoir <...> Chaque entrée et sortie se fait selon le même rite dans un ensemble parfait et au pas cadencé" 875 .

Selon J.Camy, on assiste à l'école durant le XIXème siècle à un renforcement des surveillances, les tâches sont précisées en détail et "d'autres formes de gestion du mouvement apparaissent dans l'école du XIXème siècle: ces formes s'inscrivent dans un dispositif scolaire qui se complexifie" 876 . Le journal de C.Bigot, directeur d'une école primaire d'application à Chartres, indique quel doit être le déroulement de l'entrée en classe: "l'entrée doit s'effectuer en ordre, au pas et avec accompagnement de chants. La cloche, cinq minutes au moins avant l'heure donne le signal...les jeux doivent cesser aussitôt et les élèves viennent se grouper à la place indiquée...Le chant terminé, au commandement <<marche>>, tout le monde se met en mouvement. Chaque enfant, après avoir déposé sa coiffure au portemanteau qui lui est assigné, gagne sa place et s'y tient debout...La cloche a ainsi marqué la fin de la récréation et l'horloge peut donner le signal du travail...l'entrée s'est déroulée ainsi en trois phases: 1) chanter un ou deux couplets en rang, 2) entrer au pas sans chanter, ni frapper, 3) chanter un autre couplet quand tout le monde est dans la classe" 877 .

Dans la configuration J.Giono, les déplacements du groupe de CP pour entrer ou sortir de la salle de classe sont soumis, plus que dans les autres configurations observées,à un ensemble de règles très strictes et très précises, suivant un “rituel” fait d'habitudes et rythmé par les signaux des institutrices.

  • (16.02.93/CP2) C’est l’heure de la récréation et I2 attend les enfants devant la porte de la classe, pendant qu’ils mettent leur manteaux et qu’ils prennent leurs goûters dans une cagette. Deux enfants responsables prennent la caisse qui contient les jeux de la classe. I2 attend que les enfants se mettent en rang deux par deux et qu’ils soient calmes, sinon elle ne leur donne pas le signal “avancez” (dit doucement, mais fermement). Les élèves avancent une première fois jusqu’au bout du couloir, à la hauteur des toilettes: ils s’arrêtent et ils vont aux WC sans que I2 leur dise quoique ce soit. Quand ils reviennent, ils reforment le rang et continuent jusqu’à l’escalier où ils s’arrêtent. Au signal “avancez”, ils descendent l’escalier et s’arrêtent en bas. Au signal “avancez” ils traversent le préau intérieur et vont en récréation.

Le principe des déplacements en rang par deux, sans courir, sans déborder le rang, sans se dépasser, de manière hachée, en respectant plusieurs repères placés sur le parcours où les élèves doivent s'arrêter et attendre le signal de l'institutrice pour continuer est le même chez I1, sauf que les repères d'arrêts et la manière de traverser la cour sont différents (I1 coupe en diagonale et I2 longe les murs). On retrouve dans ces deux manières de gérer les déplacements le souci de la répétition à l'identique et "dans les règles". Le même principe de déplacement en groupe se retrouve dans les deux CP à chaque fois que les élèves vont en récréation, sortent de l’école à midi et à la fin de la journée ou bien se rendent dans une autre salle que l’école: cette habitude n'a pas dû être facile à obtenir, comme le témoignent toutes les rectifications et les rappels à l'ordre que les institutrices sont amenées à faire en cours de déplacement par des remarques relatives à l'interdiction de courir, de se battre, de “marcher sur les bords” (près des portemanteaux, en faisant tomber les vêtements) et à l’obligation de “former correctement le rang”. Ces déplacements ordonnés sont donc le produit d'un travail pédagogique très précis, sur le long terme, sans cesse réitéré du fait que les comportements requis ne sont jamais obtenus "une fois pour toutes".

En vue de cet apprentissage, les institutrices font parfois appel à la raison des enfants, comme le jour où les élèves de CP1 qui n'arrivent pas à se ranger pour aller en récréation s'entendent dire: "tout ce que vous allez y gagner, c'est qu'on va être obligé de grignoter sur la récréation!" . Mais le plus souvent, les interventions des maîtresses se font de manière extérieure à la raison des enfants, par répétition des mouvements qui n'ont pas été effectués "dans les formes" (surtout pour les déplacements moins habituels, où les élèves sont moins attentifs à “respecter” le rang):

  • (18.02.93/CP1) I1 (devant la salle de classe): “Vous vous mettez en rang pour aller à la bibliothèque, et vous vous arrêtez au niveau de la classe!”. Les enfants courent, vont au-delà du niveau indiqué et certains d’entre eux se dépassent. I1 n’a pas bougé et elle crie: “Mais vous n’avez rien compris! Alors revenez-là! Je vous rappelle que je ne veux pas vous voir doubler ni courir et que troisièmement vous ne devez pas dépasser l’endroit que je vous indique!”

Dans ce mode de gestion des déplacements, la part de hasard, d'improvisation doit être réduite au minimum et tout est prévu, jusqu’à la place des enfants dans le rang, objet d’enjeux très important du groupe d’élèves, où tout le monde convoite la première place: chez I1, ce sont les élèves de service, qui tiennent au passage la porte aux autres et qui rejoignent ensuite le début du rang (ce qui pose parfois des problèmes car les enfants se battent pour être les “deuxièmes”, c’est à dire ceux qui passent “en premier” la porte); chez I2, les premiers dans le rang sont les élèves de services de la semaine: ils sont chargés de porter la caisse du goûter et sont censés être les “garants” du respect des arrêts et du rythme du rang. A la différence d'I1, on peut dire qu'I2 “délègue” en quelque sorte une partie de son autorité. La responsabilité est plus ou moins assumée en fonction des enfants qui en ont la charge et par exemple le jour où Wafa et Yannick sont de service, I1 remarque qu'"on est mal barré aujourd’hui!” . En effet, ils ne font pas attention, ils se font toujours doubler et I1 est constamment obligée de les rappeler à leurs fonctions. Les deux institutrices donnent un autre exemple de prévision dans les déplacements: quand leur classe était proche de la cuisine, elles installaient des verres en rang sur une table et les enfants en revenant de la récréation buvaient à tour de rôle, puis repartaient dans leur classe, ce qui permettait de les “faire boire dans l’ordre”.

Lorsqu'ils sont en classe, les élèves n'ont pas le droit d'aller aux toilettes (sauf en cas d'urgence), alors que dans les autres configurations, ils ont cette autorisation (avec des conditions différentes de déplacement hors de la classe, en fonction des configurations). On peut penser que cette restriction de la part des institutrices de CP fait partie de la volonté plus large d'apprendre à “se réguler” (un arrêt aux toilettes est prévu systématiquement avant de descendre en récréation et en remontant de récréation) et de contrôler des corps plus “novices” face aux contraintes scolaires. En fait, nous n'avons jamais observé un refus de la part des institutrices face à un élève qui demande à aller aux toilettes (même quand ce n'est visiblement pas "urgent").

Les élèves des deux classes de CP ne devraient se déplacer en théorie que lorsque l’institutrice le demande ou l’a prévu. On observe des déplacements habituels à l'initiative de l'enseignante, comme aller vider son cartable le matin (CP1), aller rincer son éponge à la fin d’une série d’exercices sur l’ardoise (CP2): “C’est sûr qu’il faut alterner, aussi. Il faut pas les laisser assis tout le temps <...> Tu les fais bouger un peu, et puis tu les laisses prolonger parfois, qu’ils aient le droit de parler un peu” (CP1). En CP1, le seul déplacement où l’enfant ne demande pas l’autorisation à l’enseignante est lorsqu’il va chercher un mouchoir, encore qu'I1 soit obligée de restreindre ces déplacements, car certains enfants se lèvent trois fois de suite pour aller chercher un mouchoir alors qu’ils n’en ont plus besoin. Chez I2, les enfants ont le droit d'aller chercher un livre quand ils ont fini leurs exercices. En réalité, on se rend compte de la très grande difficulté des enfants à rester immobile à leur place et à ne se déplacer que lorsque l'institutrice l'autorise: ainsi, lorsqu'ils veulent dire ou montrer quelque chose à la maîtresse, beaucoup d'élèves ne peuvent s'empêcher de se lever de leur chaise et de se diriger vers l'institutrice. I1 comme I2 rappellent d'ailleurs sans cesse qu'ils "peuvent bien parler de leur place". Nos observations relèvent quantité de déplacements non autorisés dans la classe et en fait les institutrices n'interdisent véritablement toute mobilité dans la classe qu'au moment des contrôles (elles demandent d’ailleurs aux élèves de “prendre de quoi s’occuper” si jamais ils ont fini leur contrôle, car après ils n'ont plus le droit de bouger). On dirait qu’elles “placent la barre” des exigences à un niveau élevé, avec des règles strictes tout en ayant conscience de ce que les élèves sont réellement capables de faire en matière de déplacements, ce qui explique la relative latitude qu'elles permettent aux enfants. Lorsque les institutrices travaillent en demi-groupe, elles laissent encore plus de liberté aux déplacements des enfants et à leur posture. Ainsi ils se lèvent plus facilement, la suivent, se promènent fréquemment pour aller voir les autres élèves.

Notes
873.

J.Camy: "La gymnastique et les jeux dans la gestion des populations scolaires au XIXème siècle", Etudes sur la socialisation scolaire, Groupe de Recherches sur le Procès de Socialisation, ERA 631, Université Lyon II, Ed. du CNRS, 1979, p.36

874.

Conduite des écoles chrétiennes, cité par R.Chartier, D.Julia et MM Compère dans L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.116

875.

M.Lainé, Les constructions scolaires en France, PUF, collection l'éducateur, Paris, 1996, pp.35 et 36

876.

"La gymnastique et les jeux dans la gestion des populations scolaires au XIXème siècle", Etudes sur la socialisation scolaire, Groupe de Recherches sur le Procès de Socialisation, ERA 631, Université Lyon II, Ed. du CNRS, 1979, p.36

877.

Bigot, Conseils et directions aux instituteurs adjoints et aux élèves-maîtres, 1894-1895, cité par J.Camy dans "La gymnastique et les jeux dans la gestion des populations scolaires au XIXème", Etudes sur la socialisation scolaire, Groupe de Recherche sur le Procès de Socialisation, ERA 631, Université Lyon II, Ed. du CNRS, 1979, p.45