4- Le rangement de soi par le rangement du matériel et l'ordre scolaire dans la présentation des travaux

Les institutrices sont très précises sur les indications dans la manière d'écrire, de présenter les cahiers, les contrôles et les exercices: les élèves doivent se conformer aux modèles imposés par la maîtresse et le respect de ces exigences de présentation est aussi important que la manière d'effectuer les travaux scolaires.

D'une manière proche mais plus accentuée que dans la configuration Guilloux, I1 et I2 exigent des élèves qu'ils suivent des règles d'écriture et de présentation: couleurs et stylos à utiliser selon les indications de la maîtresse; emplacements exacts pour mettre la date et le titre (éventuellement le nom et le prénom); point qui indique où les enfants doivent commencer à écrire sur une page 907 ; interdiction de faire des ratures: les élèves d'I2 doivent prendre leur stylo rouge et réécrire à côté, sauf exceptionnellement pour des rectifications minimes 908 ; les élèves d'I1 peuvent corriger avec du blanc, mais ils n'ont pas le droit d'en avoir (c'est l'institutrice qui passe avec le blanc pour corriger quand ils se sont trompés). La manière de découper et de coller des documents sur les cahiers est soumise elle aussi à des normes: il faut "découper bien droit, pas avec les angles arrondis" et "ne pas laisser de blanc autour des images" (I2); il faut coller "où il faut", à gauche, et écrire à droite (I1). Ces exigences se retrouvent dans les travaux manuels où ce qui est important, c'est surtout de bien découper, de colorier sans dépasser les traits et de coller de manière propre: en ce sens, les travaux manuels représentent une activité de préparation à la préhension, au maniement du matériel scolaire plus qu'ils ne relèvent du registre de l'"expressivité". Les institutrices s'appliquent à respecter elle-même les normes de présentation qu'elles exigent des élèves, notamment sur leur tableau qu'elles ordonnent précisément et sur lequel elles soignent leur écriture, comme s'il s'agissait d'un "modèle" pour les élèves.

Les justifications apportées à l'exigence d'une présentation conforme au modèle de l'institutrice, sont souvent d'ordre esthétique mêlées d'une certaine manière à un ordre éthique (l'esthétique étant une façon d'ordonner et d'harmoniser en suivant des règles et dans des formes autorisées par les canons de "beauté"), de même que dans les configurations Guilloux et Tom Pouce, qui attachent une extrême importance à la présentation des travaux 909 . Dans un autre domaine que celui de l'école, le travail de M.Foucault sur l'histoire de la sexualité donne un exemple de cette liaison forte entre éthique et esthétique. Dans la culture grecque et gréco-latine, le souci éthique concernant la conduite sexuelle s'insère dans un ensemble de pratiques qui constituent les "arts de l'existence": "Par là, il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une oeuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style" 910 .

Les interactions relevées en classes de CP1 et CP2 abondent en discours justifiant l'ordre scolaire exigé dans la présentation des travaux par une dimension esthétique/éthique 911 :

I1 et I2 désignent souvent aux élèves comme étant "bien" ou "plus joli", des pratiques qui relèvent d'une convention d'écriture (par exemple commencer une phrase par une majuscule et finir par un point).

Cette proximité entre ordre éthique et ordre esthétique se retrouve de manière particulièrement forte dans un travail qu'I2 demande régulièrement aux enfants à la fin d'un exercice: en suivant les consignes de la maîtresse, ils doivent tracer des frises sur toute la largeur de la page (traits en diagonale d'une ou plusieurs couleurs, avec des points à l'intersection des carreaux pour mieux se repérer, formant une figure géométrique simple de départ répétée jusqu'au bout de la page). Vers la fin de l'année, lorsque les enfants sont suffisamment habitués, ils sont parfois invités à trouver eux-mêmes une frise, à condition de toujours respecter une consigne (c'est à dire de répéter la même figure géométrique). I2 justifie cette pratique en soulignant l'aspect esthétique des frises et l'apprentissage des repères sur la page: "c'est pour faire plus joli, pour séparer les types de travail, et puis c'est aussi pour leur faire suivre les quadrillages du cahier, pour leur faire voir la notion de lignes, de grandeur et tout..."

Dans cette configuration qui accorde autant d'importance au soin et à la présentation des travaux scolaires, il n'est pas étonnant que les élèves s'attachent à des questions de forme plus qu'au contenu de ce qu'ils écrivent:"Là où ils sont sensibles, c'est à l'écriture...Si par exemple un enfant écrit bien, mais si ce qu'il écrit est mauvais, il aura l'impression qu'il est bon, parce que ce qu'il écrit, c'est propre. Alors qu'un enfant qui aura une écriture toute cochonnée, il aura l'impression qu'il travaille mal <...> Parce que je sais pas, les parents, et puis nous aussi on dit qu'il faut que le cahier soit joli...Alors pour eux, c'est ce qui compte. C'est l'apparence..." (I2, confirmée par I1).

Dans les classes de CP1 et CP2, on voit ainsi combien l'apprentissage de savoirs scolaires s'articule précisément avec la transmission de valeurs éthiques/esthétiques qui ont pour conséquence d'ordonner les élèves en ordonnant la présentation de leurs travaux scolaires. Il en est de même dans le rangement du matériel, dont les vertus disciplinaires apparaissent nettement quand nous demandons aux deux institutrices la manière de procéder le premier jour de la rentrée. Là où les enseignantes des autres configurations insistent sur la présentation et/ou la négociation des règles de vie, des lois de la classe, I1 et I2 ne parlent que du matériel et de son rangement, comme condition déterminante du bon déroulement de l'année:"Il faut bien savoir ce que tu vas leur dire, bien leur dire où il faut poser les choses, parce que si tu le fais pas en début d'année, tout de suite, et bien tu y arriveras plus après! Alors il faut tout de suite savoir que tel cahier, ça va à tel endroit...Faut qu'ils sachent où vont aller diverses choses. Mais il m'est arrivé des fois de commencer en début d'année de pas savoir...le classeur où il faudra le faire ranger, enfin y'avait un flottement et puis après je m'étais organisée, mais c'est pas la même chose que si tu t'organises dès le début...Ils prennent moins le pli, enfin ils font n'importe quoi, tandis que si tu leur dis dès le début de l'année, l'ardoise est de ce côté du bureau, les cahiers et les classeurs de ce côté <elle parle du rangement du casier intérieur personnel> ben ça les marque plus, parce que les premiers jours, ils écoutent plus!" (I2). Le rangement du matériel est bien ici une façon de ranger les corps et les comportements, avec une imposition uniforme des règles, puisque tous les enfants ont le même matériel, différencié par leurs signes distinctifs, mais ils ne peuvent pas se le "réapproprier" par quelques modifications personnelles 912 : ils doivent l'utiliser de la même manière 913 , au même moment 914 et le ranger au même endroit.

Le casier du bureau des enfants, loin d'être un espace privé, est soumis à des vérifications fréquentes de la part des institutrices qui menacent de vider les casiers qui ne seraient pas rangés. Les élèves ne sont autorisés à y placer que le matériel requis pour la classe (et non pas des objets individuels). I1 donne des consignes précises quant à l'organisation interne du casier et à l'emplacement du matériel: l'ardoise et les craies à gauche, les cahiers à droite, la trousse et les crayons au milieu et l'éponge au fond. I2 insiste davantage sur la répartition des affaires sur la table, et notamment les ciseaux et les stylos dans le trou qui servait autrefois à placer une bouteille d'encre. Le rangement du matériel s'acquiert aussi dans d'autres activités, telles que la BCD où pour apprendre aux élèves à remettre un livre utilisé à sa place, I1 comme I2 munissent chaque enfant d'une baguette au bout de laquelle est apposé son signe, qu'il place à l'endroit où il a retiré le livre pour se rappeler ensuite où il doit le ranger. Quant aux affaires personnelles des élèves, elles doivent elles-aussi être rangées selon des règles précises, qui ne sont pas sans rappeler une dimension constitutive de la configuration Tom Pouce: quand les enfants arrivent ou repartent de la classe, le rang marque un arrêt devant les portemanteaux extérieurs à la salle afin que les élèves puissent y déposer leurs vêtements; les cartables doivent être placés au pied de chaque bureau, et ne pas traîner au milieu de l'allée. Enfin la préparation du cartable en fin de journée pour faire les devoirs à la maison est l'objet d'une pratique réglée selon une séquence au cours de laquelle les institutrices nomment au fur et à mesure le matériel que les enfants devront sortir du casier, poser sur la table avant de glisser le tout dans leurs cartables.

Dans une configuration comme J.Giono où le matériel a une telle importance sur la gestion des comportements, on comprend que l'oubli ou la détérioration de ce matériel risquent d'être interprétés comme autant de menaces à l'ordre scolaire et provoquent la colère des institutrices, là où les enseignantes des configurations Guilloux, C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces ne perçoivent que des incidents mineurs.

  • (9.03.93/I2) A la fin d'un exercice, les élèves doivent coller leurs feuilles sur un cahier. Marion s'écrie: "Maîtresse, j'ai plus de colle!" . L'institutrice lui répond, très énervée: "Mais où est-ce que tu te crois? On n'est plus des bébés, ici! Tu as eu toutes les vacances pour y penser! Alors demain on est mercredi, il faut absolument que tu en achètes!"
  • (11.03.93/I1) L'institutrice avant un exercice: "Vous prenez vos crayons à papier et vous marquez votre signe derrière!" . Elle reprend Wafa et Jonathan, qui ne retrouvent plus leurs crayons: "Bon eux, ils ont toujours pas retrouvé leurs crayons! Et pourtant, la maîtresse elle était sûre lundi <on est jeudi> que tout le monde avait ce qu'il fallait dans sa trousse! Un stylo bleu, un stylo rouge, une gomme, un crayon, une règle!"
  • (29.03.93/I1) Avant un exercice sur ardoise, plusieurs enfants se plaignent de ne pas avoir de craie. L'institutrice: "Bon, on va encore passer 10 minutes à régler les problèmes de craie...maintenant, c'est fait pour la semaine, je ne veux plus entendre parler de ces problèmes!"
Notes
907.

Lorsque les élèves doivent faire un exercice ou un contrôle, I2 relit les cahiers la veille et elle indique là par un point rouge où il faut continuer d'écrire, puis elle met un point bleu au début de chaque ligne.

908.

Par exemple un jour, beaucoup d'enfants ont écrit le mot "tombe" avec un "n" à la place du "m" et elle les autorise exceptionnellement à rajouter une "jambe" à la lettre "n".

909.

Voir supra la partie III,2 de la configuration Guilloux: "Des travaux d'écoliers soignés et ordonnés" et la partie IV,2,b de la configuration Tom Pouce: "La disposition de soi par la mise en ordre rationnelle et esthétique du monde environnant"

910.

Histoire de la sexualité, 2- L'usage des plaisirs, Ed. Gallimard, Paris, 1992, pp. 16 et 17

911.

Dimension qu'on retrouve dans une moindre proportion au niveau du respect du matériel. Par exemple, I2 dit à un enfant qui mâche le capuchon de son stylo: "Et bien, il est beau ton stylo, je savais pas que je t'avais donné un stylo tout plat comme une rame de bateau!"

912.

Par exemple I1 est toujours très en colère quand elle s'aperçoit que certains élèves écrivent sur leurs affaires, et notamment les gommes. Elle dit un jour à un garçon qu'"on n'a pas le droit d'écrire sur sa gomme, on n'a que le signe et rien d'autre!"

913.

Ce qui explique que les cahiers soient changés au même moment pour tous les enfants, qui doivent suivre des consigne strictes sur la manière de remplir et de sauter des lignes ainsi que sur les changements de page.

914.

Par exemple, les institutrices indiquent toujours de quel instrument d'écriture les élèves doivent se munir pour réaliser un travail scolaire et ceux qui ne respectent pas ces consignes se voient vertement repris.