b) L'intervenante en musique : une approche « trop scolaire »

L'intervenante en musique n'est guère appréciée par I1 et I2 922 qui la trouvent trop "rigide", trop "exigeante", trop "compliquée" et trop distante des élèves dont elle ne connaît pas les prénoms contrairement à l'intervenante en karaté et alors qu'elle les côtoie pour certains depuis la maternelle.

  • (22.03.93/I2) Après la récréation, les élèves se rendent dans la salle de musique, où les tables sont disposées comme en CP1 et en CP2 (en rang, face au tableau, groupées deux par deux). L'intervenante se place le plus souvent derrière son bureau ou bien elle reste debout sur l'estrade, mais ne circule quasiment pas entre les tables (alors que les deux institutrices ne s'assoient jamais derrière leur bureau et qu'elles sont très mobiles dans la classe).
  • L'intervenante fait chanter "Dans sa maison, un grand cerf", chanson à gestes que les enfants connaissent déjà. Elle accentue beaucoup les mouvements, comme si cela allait plaire spécialement aux enfants, mais ces derniers ne semblent pas s'amuser particulièrement. Les élèves doivent rester assis à leur bureau et l'intervenante ne cesse de leur faire des remarques sur la manière de se tenir (comme elle le fera tout au long de la séance): "Mettez vos mains sous la table, tenez-vous bien droits et face à moi...Qu'est-ce que vous vous tenez mal aujourd'hui! Il faut bien se tenir pour chanter!" <...>
  • L'intervenante passe au "jeu des sentinelles" (que les enfants connaissent déjà). Elle demande à deux enfants de se placer dans l'un des deux couloirs formés par l'agencement des tables. Elle prend une flûte et leur fait écouter un do grave et un do aigu. Elle leur explique que c'est la même note, mais que l'une est "basse" et que l'autre est "haute". Le premier enfant doit avancer tant qu'il entend un son grave et le deuxième tant qu'il entend un son aigu, tout en gardant les yeux fermés. Les élèves passent chacun à leur tour à l'une des deux positions. L'intervenante a de gros problèmes avec deux enfants qui n'arrivent pas à saisir la différence entre les graves et les aigus. Elle leur fait reprendre cinq fois l'exercice, sans résultat, en concluant (comme pour s'excuser d'avoir insisté): "Vous comprenez, il faut que j'arrive au do aigu à la fin de l'année" <...>
  • L'intervenante explique qu'elle va passer un disque (c'est de la musique classique): "c'est l'histoire d'un enfant qui regarde plusieurs tableaux, douze en tout, et qui découvre beaucoup de choses du monde comme des voyages en bateau, des sorcières" . Les enfants ne sont pas du tout intéressés par l'histoire racontée par l'intervenante qui n'exprime pas beaucoup de conviction et qui n'adopte pas le ton de "conteuse" que prennent les institutrices quand elles racontent des histoires aux enfants. "On n'aura pas le temps de tout entendre, on n'écoutera que trois tableaux dans l'année. Aujourd'hui, je vous fais écouter l'histoire d'un...vous savez les petites personnes, comment on les appelle?" . A cette question, les enfants réagissent, s'agitent et crient: "Les nains! Les nains!", puis ils se désintéressent de la suite de ce que raconte l'intervenante: "Voilà! Donc c'est l'histoire d'un nain très très laid, et en plus il a une jambe plus courte que l'autre, une jambe qui fait du bruit. Vous fermez les yeux et vous vous couchez sur vos bureaux!" . Pendant que le disque tourne, certains élèves s'agitent, lèvent la tête, regardent leurs camarades et chuchotent quelques mots, mais l'intervenante ne leur fera pas de remarque. A la fin, elle demande: "Alors, vous avez entendu combien il était laid, ce nain? Et vous avez entendu, qu'on entendait plus une jambe que l'autre?" . Les enfants ne sont absolument pas intéressés par ce qu'elle dit <...>
  • L'intervenante présente la chanson du clown, que les élèves ne connaissent pas encore. Elle la chante une première fois, avec les gestes, mais les élèves ne la regardent pas tellement et beaucoup semblent avoir "déconnecté" de la séance. Puis elle reprend séquence par séquence la chanson, montrant bien les gestes à chaque fois et répétant les paroles. Les élèves doivent se tenir debout, chacun à côté de leurs bureaux. Ils se font reprendre quand ils ne copient pas exactement les gestes, les exagérant, en inventant d'autres ou bien quand ils changent le ton de leur voix en fonction des paroles de la chanson. L'intervenante reprend aussi les enfants qui ne chantent pas <...>
  • A la fin, l'intervenante fait écouter un disque de musique mexicaine aux élèves à qui elle demande de se "tenir bien" pour écouter et de ne pas bavarder. Elle leur demande de "repérer les instruments de la musique". Certains bougent un peu avec le rythme de la musique, mais elle ne les reprendra pas, puisqu'elle ne les regarde pas (elle range des affaires et s'occupe à d'autres choses).

Parmi toutes les configurations analysées, cette enseignante de musique est certainement la plus directive des intervenants extérieurs rencontrés, imposant encore plus d'ordre direct, de contraintes et de modèles à reproduire et sollicitant encore moins l'expression des élèves que les deux institutrices de CP1 et CP2. L'arrangement de la salle de musique reprend exactement celui de la classe, avec des rangées par deux tables et des places fixes (l'intervenante ne veut pas que les enfants changent de place dans l'année, afin de mieux mémoriser leurs prénoms). Pendant la séance, les élèves sont très peu amenés à se déplacer et quand ils le font, c'est toujours sous le contrôle de l'intervenante qui reste quant à elle principalement assise derrière son bureau et ne se déplace jamais entre les élèves. Elle reprend très souvent les enfants sur leurs postures, sans justifier ("il faut se tenir bien" pour écouter ou pour chanter) en s'adressant à la classe de manière globale, alors que les institutrices procèdent davantage par rectifications individuelles et ne reprennent les corps d'une façon aussi stricte que pour des activités impliquant un travail de lecture ou d'écriture. Par comparaison, l'intervenante en BCD ne fait jamais de remarques sur les postures des élèves, alors qu'il serait tout aussi légitime d'exiger des enfants qu'ils se tiennent droit pour lire.

L'intervenante en musique semble vouloir "asseoir" son autorité, sa légitimité en marquant son territoire (derrière le bureau et sur l'estrade, surélevée par rapport au reste de la classe), sauf que dans un rapport de domination tel que celui qui existe dans toute relation pédagogique enseignant/enseigné, la seule autorité sans légitimité ne suffit pas. Selon M.Weber 923 toute domination se fonde sur la croyance en sa "légitimité" qu'elle cherche à éveiller et à entretenir et qui détermine chez celui qui obéit un intérêt (extérieur ou intérieur) à obéir. Or le comportement des élèves observé lors des séances de musique laisse à penser que l'intervenante ne bénéficie d'aucune légitimité aux yeux des enfants, malgré ses interventions très directives, ses rappels à l'ordre fréquents alternés avec une démarche qui se veut plus ludique mais qui reste malgré tout très imposée aux enfants: ainsi, lorsqu'elle propose des "jeux", lorsqu'elle raconte des "histoires" 924 , elle ne sollicite pas l'expression et l'intervention des élèves, qui finissent par se désintéresser de la tâche proposée, alors que sur le même type d'exercices, les institutrices arrivent à susciter un vif intérêt de la part des enfants, en les faisant participer et en éveillant leur curiosité. De la même manière, quand les enfants chantent les chansons à geste, ils ne peuvent pas se permettre de fantaisies individuelles et doivent se contenter de reproduire "à la lettre" les indications de l'intervenante.

Par ailleurs, l'intervenante en musique donne l'impression d'être obligée d'accentuer le mode scolaire d'apprentissage, comme si elle pouvait parvenir ainsi à trouver une légitimité aussi forte que celle des institutrices de CP1 et CP2. Elle insiste sur la décomposition des chansons en plusieurs séquences que les enfants doivent d'abord écouter, puis répéter (comme s'il s'agissait d'une notion à savoir "par coeur"), avant de reprendre l'ensemble de la chanson et sans accorder d'importance à l'histoire racontée (alors que les institutrices lorsqu'elles apprennent des chansons, sensibilisent au préalable les élèves au thème de l'histoire). D'ailleurs, elle demande aux institutrices de faire répéter les chansons pendant la semaine "deux minutes, ça prend pas beaucoup de temps!", pour que les élèves s'en rappellent bien et pour qu'ils aient "une belle voix". Enfin, elle insiste beaucoup pour que les enfants arrivent à réussir les exercices, elle se donne des finalités proches des exigences en classe, invoquant la nécessité de "finir le programme" d'ici la fin de l'année, ce qui n'est pas du tout du goût d'I1 et I2 pour lesquelles les activités telles que la musique devraient se baser davantage sur le plaisir des enfants et non pas sur un "acharnement" à leur faire intégrer à tout prix des notions et des compétences.

Ainsi donc, l'analyse de l'inadéquation des pratiques de l'intervenante en musique dans la configuration J.Giono nous laisse à penser qu'une séance où la relation pédagogique repose sur une trop forte directivité, ne conduit pas forcément à une attitude plus disciplinée de la part des enfants, ou en tout cas que sans légitimité de l'autorité éducative aux yeux des élèves, l'attitude directive avec des consignes et des exercices imposés ne suffit pas à établir l'ordre dans le groupe d'élèves. Sur ce point, il nous semble qu'il faudrait nuancer les interprétations de B.Zazzo lorsqu'il analyse les comportements observés d'enfants de maternelle, dans le sens où on ne peut pas les généraliser à l'ensemble des situations où l'attitude éducative est "directive" (et qui parfois peuvent échouer dans l'instauration et le respect d'un ordre scolaire): "<...> nos résultats montrent que c'est la situation qui comporte la plus forte directivité qui suscite les réactions les plus adéquates aux exigences d'une discipline de travail: exécution de la tâche et attention portée aux consignes de la maîtresse sont relativement fréquentes; dissipation et inattention relativement rares" 925 . Paradoxalement, c'est parce que l'intervenante en musique est "trop scolaire" qu'I1 et I2 n'approuvent pas ses pratiques, alors même que le mode de relation pédagogique de ces institutrices avec les enfants, y compris dans des activités telles que la danse ou les activités manuelles, valorise une forme scolaire qu'on qualifier de très "classique". Cette "exagération", cette "accentuation" du mode scolaire d'apprentissage semble poser problème pour des activités qui ne relèvent pas directement des savoirs scolaires "indispensables à connaître" (lire, écrire, compter pour le CP) et d'autant plus lorsque ces activités sont menées par une intervenante extérieure dont la légitimité ne devrait pas reposer sur un modèle d'autorité propre à la relation pédagogique instaurée par les institutrices.

Notes
922.

Les institutrices qui sont toujours présentes aux séances de musique, insistent d'ailleurs pour que nous venions observer afin de "constater les dégâts"...

923.

M.Weber, Economie et société/1. Les catégories de la sociologie, Ed.Pocket, collection Agora, Paris, 1995, pp.285 et 286

924.

Avant d'écouter une musique, elle impose aux enfants une histoire (alors que plusieurs histoires pourraient être imaginées) et les institutrices sont complètement opposées à cette manière de procéder: elles pensent qu'il faudrait faire inventer l'histoire aux élèves.

925.

Un grand passage de l'école maternelle à l'école primaire, Paris, PUF, 1978, p.69