L'intervenante en musique n'est guère appréciée par I1 et I2 922 qui la trouvent trop "rigide", trop "exigeante", trop "compliquée" et trop distante des élèves dont elle ne connaît pas les prénoms contrairement à l'intervenante en karaté et alors qu'elle les côtoie pour certains depuis la maternelle.
Parmi toutes les configurations analysées, cette enseignante de musique est certainement la plus directive des intervenants extérieurs rencontrés, imposant encore plus d'ordre direct, de contraintes et de modèles à reproduire et sollicitant encore moins l'expression des élèves que les deux institutrices de CP1 et CP2. L'arrangement de la salle de musique reprend exactement celui de la classe, avec des rangées par deux tables et des places fixes (l'intervenante ne veut pas que les enfants changent de place dans l'année, afin de mieux mémoriser leurs prénoms). Pendant la séance, les élèves sont très peu amenés à se déplacer et quand ils le font, c'est toujours sous le contrôle de l'intervenante qui reste quant à elle principalement assise derrière son bureau et ne se déplace jamais entre les élèves. Elle reprend très souvent les enfants sur leurs postures, sans justifier ("il faut se tenir bien" pour écouter ou pour chanter) en s'adressant à la classe de manière globale, alors que les institutrices procèdent davantage par rectifications individuelles et ne reprennent les corps d'une façon aussi stricte que pour des activités impliquant un travail de lecture ou d'écriture. Par comparaison, l'intervenante en BCD ne fait jamais de remarques sur les postures des élèves, alors qu'il serait tout aussi légitime d'exiger des enfants qu'ils se tiennent droit pour lire.
L'intervenante en musique semble vouloir "asseoir" son autorité, sa légitimité en marquant son territoire (derrière le bureau et sur l'estrade, surélevée par rapport au reste de la classe), sauf que dans un rapport de domination tel que celui qui existe dans toute relation pédagogique enseignant/enseigné, la seule autorité sans légitimité ne suffit pas. Selon M.Weber 923 toute domination se fonde sur la croyance en sa "légitimité" qu'elle cherche à éveiller et à entretenir et qui détermine chez celui qui obéit un intérêt (extérieur ou intérieur) à obéir. Or le comportement des élèves observé lors des séances de musique laisse à penser que l'intervenante ne bénéficie d'aucune légitimité aux yeux des enfants, malgré ses interventions très directives, ses rappels à l'ordre fréquents alternés avec une démarche qui se veut plus ludique mais qui reste malgré tout très imposée aux enfants: ainsi, lorsqu'elle propose des "jeux", lorsqu'elle raconte des "histoires" 924 , elle ne sollicite pas l'expression et l'intervention des élèves, qui finissent par se désintéresser de la tâche proposée, alors que sur le même type d'exercices, les institutrices arrivent à susciter un vif intérêt de la part des enfants, en les faisant participer et en éveillant leur curiosité. De la même manière, quand les enfants chantent les chansons à geste, ils ne peuvent pas se permettre de fantaisies individuelles et doivent se contenter de reproduire "à la lettre" les indications de l'intervenante.
Par ailleurs, l'intervenante en musique donne l'impression d'être obligée d'accentuer le mode scolaire d'apprentissage, comme si elle pouvait parvenir ainsi à trouver une légitimité aussi forte que celle des institutrices de CP1 et CP2. Elle insiste sur la décomposition des chansons en plusieurs séquences que les enfants doivent d'abord écouter, puis répéter (comme s'il s'agissait d'une notion à savoir "par coeur"), avant de reprendre l'ensemble de la chanson et sans accorder d'importance à l'histoire racontée (alors que les institutrices lorsqu'elles apprennent des chansons, sensibilisent au préalable les élèves au thème de l'histoire). D'ailleurs, elle demande aux institutrices de faire répéter les chansons pendant la semaine "deux minutes, ça prend pas beaucoup de temps!", pour que les élèves s'en rappellent bien et pour qu'ils aient "une belle voix". Enfin, elle insiste beaucoup pour que les enfants arrivent à réussir les exercices, elle se donne des finalités proches des exigences en classe, invoquant la nécessité de "finir le programme" d'ici la fin de l'année, ce qui n'est pas du tout du goût d'I1 et I2 pour lesquelles les activités telles que la musique devraient se baser davantage sur le plaisir des enfants et non pas sur un "acharnement" à leur faire intégrer à tout prix des notions et des compétences.
Ainsi donc, l'analyse de l'inadéquation des pratiques de l'intervenante en musique dans la configuration J.Giono nous laisse à penser qu'une séance où la relation pédagogique repose sur une trop forte directivité, ne conduit pas forcément à une attitude plus disciplinée de la part des enfants, ou en tout cas que sans légitimité de l'autorité éducative aux yeux des élèves, l'attitude directive avec des consignes et des exercices imposés ne suffit pas à établir l'ordre dans le groupe d'élèves. Sur ce point, il nous semble qu'il faudrait nuancer les interprétations de B.Zazzo lorsqu'il analyse les comportements observés d'enfants de maternelle, dans le sens où on ne peut pas les généraliser à l'ensemble des situations où l'attitude éducative est "directive" (et qui parfois peuvent échouer dans l'instauration et le respect d'un ordre scolaire): "<...> nos résultats montrent que c'est la situation qui comporte la plus forte directivité qui suscite les réactions les plus adéquates aux exigences d'une discipline de travail: exécution de la tâche et attention portée aux consignes de la maîtresse sont relativement fréquentes; dissipation et inattention relativement rares" 925 . Paradoxalement, c'est parce que l'intervenante en musique est "trop scolaire" qu'I1 et I2 n'approuvent pas ses pratiques, alors même que le mode de relation pédagogique de ces institutrices avec les enfants, y compris dans des activités telles que la danse ou les activités manuelles, valorise une forme scolaire qu'on qualifier de très "classique". Cette "exagération", cette "accentuation" du mode scolaire d'apprentissage semble poser problème pour des activités qui ne relèvent pas directement des savoirs scolaires "indispensables à connaître" (lire, écrire, compter pour le CP) et d'autant plus lorsque ces activités sont menées par une intervenante extérieure dont la légitimité ne devrait pas reposer sur un modèle d'autorité propre à la relation pédagogique instaurée par les institutrices.
Les institutrices qui sont toujours présentes aux séances de musique, insistent d'ailleurs pour que nous venions observer afin de "constater les dégâts"...
M.Weber, Economie et société/1. Les catégories de la sociologie, Ed.Pocket, collection Agora, Paris, 1995, pp.285 et 286
Avant d'écouter une musique, elle impose aux enfants une histoire (alors que plusieurs histoires pourraient être imaginées) et les institutrices sont complètement opposées à cette manière de procéder: elles pensent qu'il faudrait faire inventer l'histoire aux élèves.
Un grand passage de l'école maternelle à l'école primaire, Paris, PUF, 1978, p.69