2- Des variations maîtrisées en phase avec la configuration

a) L'intervenante en karaté : l'inscription parfaite d'une discipline sportive dans l'ordre scolaire

L'intervenante est très appréciée par les institutrices et par les enfants qui la tutoient et l'appellent par son prénom: retraitée depuis deux ans, elle est ceinture noire de karaté depuis dix ans et elle intervient "essentiellement pour le plaisir" auprès des enfants. Outre une personnalité très attachante, il nous semble que ce qui est déterminant pour la bonne intégration des pratiques de l'intervenante en karaté au sein des pratiques pédagogiques de la configuration J.Giono, se trouve dans l'organisation de sa séance qui repose sur un art martial dont les composantes s'intègrent particulièrement bien aux exigences d'un ordre scolaire:

  • (30.03.93/I2) Après la récréation, l'intervenante vient chercher la moitié des enfants dans la cour, qu'elle amène en rang deux par deux jusqu'au préau de l'école (où on observera beaucoup de va et vient tout au long de la séance). Tous les élèves ont apporté leurs chaussons, sauf une fille. D'eux-mêmes, les enfants se placent en trois rangées face à l'intervenante qui leur demande de "faire le vide dans leur tête" et de "faire les soleils" (fermer les yeux et rassembler les mains avec les doigts repliés pour former un cercle). Les élèves ferment les yeux, et restent ainsi dans le calme pendant 30 secondes environ.
  • Puis l'intervenante passe à une phase d'échauffement: les élèves doivent courir dans la pièce et changer de sens quand elle frappe dans les mains (elle rappelle la finalité de l'exercice: arriver à être réceptifs, faire attention). Elle leur fait travailler chaque partie du corps (la tête, les bras, les mains) en leur expliquant à chaque fois pourquoi on doit échauffer cette partie du corps. Pendant qu'ils s'échauffent, l'intervenante explique aux élèves que le karaté "ça sert à se défendre contre les grands, quand ils volent le goûter, quand ils veulent vous voler de l'argent ou qu'ils veulent vous faire du mal" . Mais elle leur interdit de faire du karaté à l'école pour s'amuser et notamment de faire un geste qu'elle leur a appris "qui peut tuer" et qui est interdit pendant les manifestations officielles: "c'est comme au foot ou au vélo, il y a aussi des manifestations" <...>
  • Les enfants sont placés en cercle et reproduisent les gestes qu'elle leur montre. Les élèves s'agitent un peu quand elle fait la démonstration, mais elle ne les reprend pas. Au bout de vingt minutes environ de mouvements, l'intervenante donne une "récréation" aux enfants qui dure trois minutes: le groupe est divisé en deux rangées, de chaque côté de la salle. Quand elle tape dans les mains, les enfants d'un côté courent se placer de l'autre côté et quand elle tape à nouveau, ils retrouvent leur place initiale. Puis la séance de mouvements reprend. Tout en faisant les gestes, et en rectifiant les enfants, l'intervenante ne cesse de parler, mêlant des éléments d'hygiène de vie quotidienne ("le soir, il ne faut pas trop regarder la télé et se coucher tard") avec des connaissances concernant le karaté et elle pose parfois des questions aux enfants: "Le karaté, ça vient de quel pays?". Les élèves répondent "le Japon!". Elle répond que c'est faux: "c'est ce que tout le monde croit, mais en fait il est né en Inde et il s'est propagé au Japon ensuite".
  • Samia qui est en très grand échec scolaire (elle va être orientée à la fin de l'année vers une école spécialisée, car elle a des problèmes psychologiques selon la psychopédagogue) rencontre aussi des difficultés en karaté: elle n'arrive pas à reproduire les gestes de l'intervenante, fait de petits gestes timides et se colle aux autres enfants. L'intervenante s'aperçoit qu'elle ne connaît pas sa gauche et sa droite et elle s'énerve car elle croit d'abord que Samia ne fait aucun effort pour effectuer correctement les mouvements. Les autres enfants lui expliquent qu'"elle ne comprend rien" et apparemment, elle n'était pas au courant des difficultés de cette élève. L'intervenante lui fait un geste d'attaque pour lui montrer que ses gestes de défense sont mauvais et qu'elle risque de "se faire avoir". Samia fond en larme, l'intervenante la prend par les épaules, la console et la "raisonne": "Tu n'aimes pas ce qu'on fait ici?" . Samia fait "oui" de la tête (on ne l'entend jamais parler). L'intervenante: "Mais je n'entends rien! J'aimerais entendre le son de ta voix! Je ne sais même pas si tu dis oui ou non! Tu n'aimes pas apprendre à lire et à écrire?? Tu n'aimes pas aller à l'école??" . Samia fait à nouveau signe que "oui" avec la tête mais elle dit "non" (très faiblement). L'intervenante: "Ah ah! Bon! Tu préfères regarder la télé...Les petits dessins animés...? Et bien figure-toi qu'on est o-bli-gé d'aller à l'école, donc il faut te forcer! Et puis tu apprends plein de choses intéressantes à l'école? Tu as aussi plein de copains!"(sa voix se radoucit vers la fin) <...>
  • L'intervenante termine la séance par de la décontraction pendant cinq minutes (les élèves sont allongés par terre), puis elle demande aux enfants de se saluer entre eux car il faut "respecter son adversaire".

La pratique du karaté, telle qu'elle est transmise ici par l'intervenante contient déjà dans son enseignement les éléments d'une moralisation, d'une discipline, d'un respect des règles, d'un apprentissage progressif basé sur une décomposition en exercices qui caractérisent la forme scolaire. Nous rejoignons ici la remarque que font B.Lahire, D.Thin et G.Vincent à propos des activités sportives: "Les activités sportives que l'on associe moins spontanément au <<scolaire>> dans sa perception commune, ne sont cependant pas dépourvues de propriétés de la forme scolaire. Outre qu'elles sont assurées par des spécialistes de l'<<éducation sportive>>, elles imposent un minimum de discipline et de règles dans l'acquisition des techniques (s'opposant en cela aux jeux <<libres>>, aux parties de ballons au pied des immeubles...) et tendent à organiser cette acquisition selon une progression programmée sous forme de séquences successives donnant lieu à des exercices répétés" 926 . Analysant les pratiques pugilistiques et la manière de les transmettre dans le club d'un quartier du ghetto noir de Chicago, Loïc J.D. Wacquant souligne combien l'apprenti-boxeur est entraîné à des tactiques, des gestes, des mouvements pour combattre, tout en étant initié et soumis dans le même temps à un code moral de conduite qui contraste avec les moeurs de la rue: "La salle de boxe s'oppose donc à la rue comme à l'ordre au désordre, comme à la régulation individuelle et collective des passions à leur anarchie privée et publique, comme à la violence contrôlée et constructive -tout au moins du point de vue de la vie sociale et de l'identité du boxeur- d'un échange strictement policé et clairement circonscrit à la violence sans rime ni raison des affrontements imprévus et dépourvus de bornes et de sens que symbolise la criminalité des gangs et des trafiquants de drogue qui peuplent le quartier" 927 .

L'intervenante en karaté a pensé très précisément sa séance sous forme d'exercices progressifs (commençant par des gestes connus pour aller vers des nouveaux, procédant du plus simple au plus complexes) 928 , d'exercices répétitifs 929 , de séquences faisant alterner les "moments forts physiquement et mentalement" avec des moments plus calmes et d'autres de détente pour les enfants (auxquels elle octroie une "récréation" en milieu de séance), ce rythme étant l'une des raisons pour lesquelles elle n'a pas besoin d'user de "discipline" imposée directement. En effet, contrairement à la séance de gymnastique, les enfants ne restent jamais inactifs en karaté (même quand l'intervenante donne des explications): en étant occupés, les élèves ont moins l'occasion d'être tentés par des pratiques non autorisées. Par ailleurs, même s'ils sont limités, elle introduit des éléments théoriques relatifs à l'histoire du karaté. Enfin les rites et les usages du karaté (par exemple le début de la séance, où elle n'a même plus besoin de demander aux enfants de se mettre en trois rangées), permettent au karaté, matière "non scolaire", de s'intégrer parfaitement au mode scolaire de socialisation.

L'une des raisons pour lesquelles les institutrices apprécient particulièrement l'intervenante en karaté, c'est que les élèves reviennent "très calmes" de la séance, "disponibles", "attentifs" et "décontractés", contrairement aux séances de gymnastique ou de musique. D'une certaine manière, on peut dire qu'elle participe à la préparation des enfants aux apprentissages scolaires, du fait que sa conception du karaté (qui est pour reprendre ses mots "plus un art qu'un sport", qui "équilibre dans la tête et dans le corps" et qui est une "école de la maîtrise de soi" et de la "réception") s'intègre parfaitement aux représentations scolaires du corps. B.Lahire, D.Thin et G.Vincent soulignent ainsi que les activités sportives sont "caractérisées par le fait qu'elles tendent à constituer des pratiques corporelles en pratiques <<pour le corps>>, c'est-à-dire n'ayant d'autre fin que l'éducation, la formation des corps". 930

Pour finir, sa proximité affective très grande avec les élèves (qui viennent lui faire la bise à la fin de la séance), n'empêche pas l'intervenante en karaté d'être très exigeante avec les enfants (comme le montre l'incident avec Samia). Ses explications sur le karaté comportent toujours une dimension qui éveille la curiosité et l'intérêt des enfants, par exemple quand elle leur parle des "manifestations officielles", quand elle explique qu'ils peuvent tuer quelqu'un 931 ou bien que le karaté peut permettre de se défendre contre "les grands" (qui représentent toujours une menace potentielle pour des petits de CP d'une école primaire, notamment dans la cour de récréation).

Notes
926.

"Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?, sous la direction de G.Vincent, PUL, Lyon, 1994, pp.41 et 42

927.

"Corps et âme. Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur", Actes de la recherche en sciences sociales, n°80, novembre 1989, p.47. Lorsque l'entraîneur présente le règlement de la salle à un jeune qui vient s'inscrire, on s'aperçoit combien la morale transmise relève autant de l'ordre de la "bonne conduite" des pratiques au sein de la salle que d'une "discipline de vie" plus large qui excède le cadre même de la boxe et des conditions de sa pratique collective en club: "C'est interdit de jurer ici. C'est interdit de se battre, sauf sur le ring. J'suis pas là pour te faire perdre ton temps et t'es pas là pour me faire perdre le mien. Je fume pas et je bois pas et je cours pas les filles. Vrai, j'aime bien les filles. Mais je me contente de regarder, c'est tout <...> Je bosse dans un hôpital et si je peux pas bosser à l'hôpital, je bosse comme mécanicien. J'ai mon permis deux et trois. Je peux conduire n'importe quel type de camion. Je peux bosser dans les épiceries" (p.47)

928.

Elle trouve d'ailleurs qu'il est plus facile d'intervenir à l'école, car les enfants sont regroupés par tranches d'âges, alors qu'en club (où elle intervient également), la plus grande diversité des âges freine un apprentissage basé sur la progression.

929.

D'une séance sur l'autre, elle n'hésite pas à répéter les exercices, les mouvements, les conseils, les consignes, les recommandations et contrairement aux intervenants en gymnastique, elle ne reproche jamais aux enfants de "ne pas se souvenir" (par exemple elle rappelle constamment les effets des coups portés parce qu'il est important selon elle qu'ils ne se fassent pas mal et qu'ils ne fassent pas mal aux autres).

930.

"Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'école prisonnière de la forme scolaire?, PUL, 1994, Lyon, p.42

931.

Même si elle nous confiera à la fin de la séance que le geste qu'elle a appris demande plusieurs années avant d'être suffisamment maîtrisé pour tuer quelqu'un.