L'intervenante est très appréciée par les institutrices et par les enfants qui la tutoient et l'appellent par son prénom: retraitée depuis deux ans, elle est ceinture noire de karaté depuis dix ans et elle intervient "essentiellement pour le plaisir" auprès des enfants. Outre une personnalité très attachante, il nous semble que ce qui est déterminant pour la bonne intégration des pratiques de l'intervenante en karaté au sein des pratiques pédagogiques de la configuration J.Giono, se trouve dans l'organisation de sa séance qui repose sur un art martial dont les composantes s'intègrent particulièrement bien aux exigences d'un ordre scolaire:
La pratique du karaté, telle qu'elle est transmise ici par l'intervenante contient déjà dans son enseignement les éléments d'une moralisation, d'une discipline, d'un respect des règles, d'un apprentissage progressif basé sur une décomposition en exercices qui caractérisent la forme scolaire. Nous rejoignons ici la remarque que font B.Lahire, D.Thin et G.Vincent à propos des activités sportives: "Les activités sportives que l'on associe moins spontanément au <<scolaire>> dans sa perception commune, ne sont cependant pas dépourvues de propriétés de la forme scolaire. Outre qu'elles sont assurées par des spécialistes de l'<<éducation sportive>>, elles imposent un minimum de discipline et de règles dans l'acquisition des techniques (s'opposant en cela aux jeux <<libres>>, aux parties de ballons au pied des immeubles...) et tendent à organiser cette acquisition selon une progression programmée sous forme de séquences successives donnant lieu à des exercices répétés" 926 . Analysant les pratiques pugilistiques et la manière de les transmettre dans le club d'un quartier du ghetto noir de Chicago, Loïc J.D. Wacquant souligne combien l'apprenti-boxeur est entraîné à des tactiques, des gestes, des mouvements pour combattre, tout en étant initié et soumis dans le même temps à un code moral de conduite qui contraste avec les moeurs de la rue: "La salle de boxe s'oppose donc à la rue comme à l'ordre au désordre, comme à la régulation individuelle et collective des passions à leur anarchie privée et publique, comme à la violence contrôlée et constructive -tout au moins du point de vue de la vie sociale et de l'identité du boxeur- d'un échange strictement policé et clairement circonscrit à la violence sans rime ni raison des affrontements imprévus et dépourvus de bornes et de sens que symbolise la criminalité des gangs et des trafiquants de drogue qui peuplent le quartier" 927 .
L'intervenante en karaté a pensé très précisément sa séance sous forme d'exercices progressifs (commençant par des gestes connus pour aller vers des nouveaux, procédant du plus simple au plus complexes) 928 , d'exercices répétitifs 929 , de séquences faisant alterner les "moments forts physiquement et mentalement" avec des moments plus calmes et d'autres de détente pour les enfants (auxquels elle octroie une "récréation" en milieu de séance), ce rythme étant l'une des raisons pour lesquelles elle n'a pas besoin d'user de "discipline" imposée directement. En effet, contrairement à la séance de gymnastique, les enfants ne restent jamais inactifs en karaté (même quand l'intervenante donne des explications): en étant occupés, les élèves ont moins l'occasion d'être tentés par des pratiques non autorisées. Par ailleurs, même s'ils sont limités, elle introduit des éléments théoriques relatifs à l'histoire du karaté. Enfin les rites et les usages du karaté (par exemple le début de la séance, où elle n'a même plus besoin de demander aux enfants de se mettre en trois rangées), permettent au karaté, matière "non scolaire", de s'intégrer parfaitement au mode scolaire de socialisation.
L'une des raisons pour lesquelles les institutrices apprécient particulièrement l'intervenante en karaté, c'est que les élèves reviennent "très calmes" de la séance, "disponibles", "attentifs" et "décontractés", contrairement aux séances de gymnastique ou de musique. D'une certaine manière, on peut dire qu'elle participe à la préparation des enfants aux apprentissages scolaires, du fait que sa conception du karaté (qui est pour reprendre ses mots "plus un art qu'un sport", qui "équilibre dans la tête et dans le corps" et qui est une "école de la maîtrise de soi" et de la "réception") s'intègre parfaitement aux représentations scolaires du corps. B.Lahire, D.Thin et G.Vincent soulignent ainsi que les activités sportives sont "caractérisées par le fait qu'elles tendent à constituer des pratiques corporelles en pratiques <<pour le corps>>, c'est-à-dire n'ayant d'autre fin que l'éducation, la formation des corps". 930
Pour finir, sa proximité affective très grande avec les élèves (qui viennent lui faire la bise à la fin de la séance), n'empêche pas l'intervenante en karaté d'être très exigeante avec les enfants (comme le montre l'incident avec Samia). Ses explications sur le karaté comportent toujours une dimension qui éveille la curiosité et l'intérêt des enfants, par exemple quand elle leur parle des "manifestations officielles", quand elle explique qu'ils peuvent tuer quelqu'un 931 ou bien que le karaté peut permettre de se défendre contre "les grands" (qui représentent toujours une menace potentielle pour des petits de CP d'une école primaire, notamment dans la cour de récréation).
"Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'éducation prisonnière de la forme scolaire?, sous la direction de G.Vincent, PUL, Lyon, 1994, pp.41 et 42
"Corps et âme. Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur", Actes de la recherche en sciences sociales, n°80, novembre 1989, p.47. Lorsque l'entraîneur présente le règlement de la salle à un jeune qui vient s'inscrire, on s'aperçoit combien la morale transmise relève autant de l'ordre de la "bonne conduite" des pratiques au sein de la salle que d'une "discipline de vie" plus large qui excède le cadre même de la boxe et des conditions de sa pratique collective en club: "C'est interdit de jurer ici. C'est interdit de se battre, sauf sur le ring. J'suis pas là pour te faire perdre ton temps et t'es pas là pour me faire perdre le mien. Je fume pas et je bois pas et je cours pas les filles. Vrai, j'aime bien les filles. Mais je me contente de regarder, c'est tout <...> Je bosse dans un hôpital et si je peux pas bosser à l'hôpital, je bosse comme mécanicien. J'ai mon permis deux et trois. Je peux conduire n'importe quel type de camion. Je peux bosser dans les épiceries" (p.47)
Elle trouve d'ailleurs qu'il est plus facile d'intervenir à l'école, car les enfants sont regroupés par tranches d'âges, alors qu'en club (où elle intervient également), la plus grande diversité des âges freine un apprentissage basé sur la progression.
D'une séance sur l'autre, elle n'hésite pas à répéter les exercices, les mouvements, les conseils, les consignes, les recommandations et contrairement aux intervenants en gymnastique, elle ne reproche jamais aux enfants de "ne pas se souvenir" (par exemple elle rappelle constamment les effets des coups portés parce qu'il est important selon elle qu'ils ne se fassent pas mal et qu'ils ne fassent pas mal aux autres).
"Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire", L'école prisonnière de la forme scolaire?, PUL, 1994, Lyon, p.42
Même si elle nous confiera à la fin de la séance que le geste qu'elle a appris demande plusieurs années avant d'être suffisamment maîtrisé pour tuer quelqu'un.