L'année de CP suppose pour les enfants de faire une certaine rupture avec le mode scolaire de relation adopté à l'école maternelle. Le travail pédagogique des institutrices s'inscrit en grande partie dans cette nécessité, mais en même temps, elles donnent souvent l'impression de vouloir adapter les pratiques scolaires d'apprentissage à cette année de transition que représente le CP, notamment en introduisant des éléments ludiques. Les vertus pédagogiques conférées au jeu et à la présentation ludique des apprentissages ne sont pas nouvelles. Les pédagogues de Port-Royal utilisaient déjà le jeu pour ses vertus pédagogiques: "Chaque fois que c'est possible, les travaux scolaires s'effectuent comme une activité ludique", même si "tout n'est pas permis" et que les éducateurs "manifestent une grande méfiance à l'égard de divertissements comme la lecture de romans ou le théâtre" 932 . En matière d'apprentissage de la lecture, la recherche pédagogique tente d'innover pour remplacer l'austère discipline des Frères des Ecoles Chrétiennes: "Déjà le chapitre XII de la <<Méthode familière pour les petites écoles>> en usage chez les Vatelottes depuis 1725, conseille l'utilisation de lettres découpées, peintes sur des cartes ou gravées sur des boules, afin de permettre aux petites filles de former des syllabes tout en s'amusant. En 1773, le baron de Bouis propose une méthode où il associe lettres et couleurs et lui donne le titre symptomatique de <<Méthode récréative pour apprendre à lire aux enfants sans qu'ils y pensent. On peut nommer cette méthode syllabaire joyeux puisque l'enfant est toujours gai>> Le vocabulaire indique en clair la nouvelle hiérarchie des vertus, mettant en premier lieu le plus grand plaisir et le moindre effort" 933 . D'autres méthodes suivront, parmi lesquelles la Bibliothèque des Enfans(Louis Dumas, 1732), le Quadrille des enfans(abbé Berthaud, 1744) ou la Méthode familière(Sébastien Cherrier, 1755) qui marquent toutes la volonté de mettre le corps à contribution et de ne plus le réduire à l'immobilisme dans les apprentissages, en utilisant une dimension ludique et en s'appuyant sur des images."Le XIXème siècle multipliera les alphabets mis en jeu, et dès l'Empire, l'un d'eux se présente sous la forme de cartes de petit format, réparties en quatre boîtes, avec lesquelles l'enfant peut composer syllabes, mots ou phrases <<à portée de son âge>>" 934
Le matériel utilisé par I1 et I2 pour l'apprentissage du calcul n'est pas sans rappeler une méthode déjà préconisée à L'école paroissialede J. de Batencour, avec l'objectif utilitaire de former les enfants à "commercer parmi le monde": "Le jet à la main avec de vieux deniers de cuivre sans valeur permet d'apprendre la valeur des différents caractères romains en étalant sur une table les jetons et en les disposant de manière ordonnée, la valeur de chacun variant en fonction de sa place" 935 . Les deux institutrices de la configuration Jean Giono utilisent de fausses pièces de monnaie en plastique, placées dans des boîtes d'allumettes individuelles (sur lesquelles chaque élève appose son signe, pour les distinguer), comme s'il s'agissait de portes-monnaies. Les exercices consistent alors à savoir par exemple "combien il reste dans le porte-monnaie" si l'on achète des pâtisseries ou "combien on peut acheter" de bonbons (les pâtisseries et les bonbons étant dessinés au tableau, avec leur prix indiqué dessous). Pour d'autres exercices de numération, les institutrices utilisent des cartons: verts pour les centaines, oranges pour les dizaines et bleus pour les unités. Enfin I1 utilise un jour un jeu de 32 cartes pour faire réviser "l'ordre des chiffres en s'amusant"
Nous verrons que la configuration Tom Pouce est elle aussi très attachée à la manipulation de matériel 936 (par exemple pour les mathématiques une boîte dans laquelle sont rangés des bâtonnets qui représentent les unités, les dizaines et les centaines), matériel qui se caractérise en majeure partie par sa "copie" du réel contrairement à des configurations comme la Maison des Trois Espaces ou C.Freinet qui insistent sur la nécessité de manipuler des objets appartenant véritablement à la vie naturelle et sociale (par exemple, tenir les comptes de la caisse de la classe).
Certains élèves, et notamment ceux de milieux populaires, s'accommodent mal d'une pédagogie qui s'appuie sur le jeu et ne comprennent pas quelles finalités d'apprentissage sont poursuivies par des pratiques non directement orientées vers des compétences ou des savoirs scolaires à acquérir. Ces enfants peuvent avoir l'impression à la fin d'une journée de ne pas avoir travaillé, ainsi que le fait remarquer I2: "Les enfants, moi je les ai souvent entendu dire ça à la sortie, ils disent <<aujourd'hui, on n'a pas travaillé>> et ils disent ça parce qu'ils ont pas écrit sur le cahier du jour. Alors pour eux, travailler ça veut dire écrire sur le cahier du jour! Alors que des fois le samedi, quand on travaillait le samedi, on faisait des lettres aux correspondants, on cherchait des mots, on écrivait sur la grande lettre, tu vois on faisait tout un travail drôlement poussé en lecture et tout, on avait pas travaillé! Alors quand je les entendais dire à la sortie: <<Aujourd'hui, on a rien fait!>> Alors j'étais contente! <rires>". Nous aurons l'occasion d'approfondir plus spécifiquement l'analyse sociologique de cette inadéquation entre des pratiques pédagogiques et un mode de socialisation familial dans la configuration Tom Pouce 937 .
Par ailleurs, confrontées à la "difficulté d'abstraire" des enfants de CP, les institutrices utilisent de petits dessins pour symboliser les consignes des exercices: le crayon signifie "écris", le téléphone "écoute, entend", la palette de peinture "colorie". Elles pensent que c'est un moyen pour "habituer les enfants aux consignes","parce qu'ils savent pas lire les consignes, et c'est ce qui les gêne dans les classes en mathématiques après, c'est qu'ils comprennent pas bien assez les problèmes, parce qu'ils savent pas lire, ils savent pas les consignes" (I2). Dans les deux classes les enfants ont des signes pour se reconnaître (un soleil, un bateau, un escargot...). Cette désignation par signes pallie le manque d'habileté manuscrite des élèves en début d'année qui ne savent pas encore très bien écrire leurs prénoms (même si beaucoup l'apprennent maintenant à la maternelle) et permet d'introduire à la compréhension des consignes et à la leçon sur les symboles en mathématiques: "alors ça te permet de leur apprendre, d'amener cette leçon-là, de leur dire, tu vois toi tu es représenté par tel signe, ce signe il te représente, mais tu peux être représenté aussi par ton prénom, par ta photographie, par ton symbole, enfin tout ça, quoi <...> Après ça amène les consignes" 938 (I1).
Pour finir, les institutrices s'appuient fréquemment sur une certaine "mise en scène" de leurs interventions: elles miment, modulent le ton de leur voix (parlant plus fort, puis baissant la voix), jouent de leur corps, inventent des jeux, introduisent une dimension ludique (notamment sous forme de devinettes), ce qui a pour effet de capter davantage l'attention des élèves et de leur aménager éventuellement un espace d'expression contrôlé.
F.Delforge, Les petites écoles de Port-Royal (1637-1660), Les éditions du Cerf, Paris, 1985, pp.325 et 326
R.Chartier, D.Julia, MM.Compère, L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, pp.130 et 131
L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.131
idem, p.135
Voir supra la partie IV,1,b de la configuration Tom Pouce: "Du matériel didactique spécifique"
Voir supra dans cette configuration la partie IV,1,b: "Du matériel didactique spécifique"
Il est intéressant de noter au courant de l'année une certaine "dérive" des signes, dont certains sont personnalisés, "réappropriés" par les élèves qui rajoutent des détails, modifient les formes: "petit à petit, les signes changent...J'ai mon poisson, là c'est un véritable piranha...Y'en a une maintenant, l'étoile, elle me fait des yeux!!!" (I1).