IV- La prise de conscience des enjeux de la situation scolaire

1- L'adaptation des conditions scolaires d'apprentissage à l'âge des enfants: une dimension ludique/réaliste dans le mode scolaire de transmission des connaissances

L'année de CP suppose pour les enfants de faire une certaine rupture avec le mode scolaire de relation adopté à l'école maternelle. Le travail pédagogique des institutrices s'inscrit en grande partie dans cette nécessité, mais en même temps, elles donnent souvent l'impression de vouloir adapter les pratiques scolaires d'apprentissage à cette année de transition que représente le CP, notamment en introduisant des éléments ludiques. Les vertus pédagogiques conférées au jeu et à la présentation ludique des apprentissages ne sont pas nouvelles. Les pédagogues de Port-Royal utilisaient déjà le jeu pour ses vertus pédagogiques: "Chaque fois que c'est possible, les travaux scolaires s'effectuent comme une activité ludique", même si "tout n'est pas permis" et que les éducateurs "manifestent une grande méfiance à l'égard de divertissements comme la lecture de romans ou le théâtre" 932 . En matière d'apprentissage de la lecture, la recherche pédagogique tente d'innover pour remplacer l'austère discipline des Frères des Ecoles Chrétiennes: "Déjà le chapitre XII de la <<Méthode familière pour les petites écoles>> en usage chez les Vatelottes depuis 1725, conseille l'utilisation de lettres découpées, peintes sur des cartes ou gravées sur des boules, afin de permettre aux petites filles de former des syllabes tout en s'amusant. En 1773, le baron de Bouis propose une méthode où il associe lettres et couleurs et lui donne le titre symptomatique de <<Méthode récréative pour apprendre à lire aux enfants sans qu'ils y pensent. On peut nommer cette méthode syllabaire joyeux puisque l'enfant est toujours gai>> Le vocabulaire indique en clair la nouvelle hiérarchie des vertus, mettant en premier lieu le plus grand plaisir et le moindre effort" 933 . D'autres méthodes suivront, parmi lesquelles la Bibliothèque des Enfans(Louis Dumas, 1732), le Quadrille des enfans(abbé Berthaud, 1744) ou la Méthode familière(Sébastien Cherrier, 1755) qui marquent toutes la volonté de mettre le corps à contribution et de ne plus le réduire à l'immobilisme dans les apprentissages, en utilisant une dimension ludique et en s'appuyant sur des images."Le XIXème siècle multipliera les alphabets mis en jeu, et dès l'Empire, l'un d'eux se présente sous la forme de cartes de petit format, réparties en quatre boîtes, avec lesquelles l'enfant peut composer syllabes, mots ou phrases <<à portée de son âge>>" 934

Le matériel utilisé par I1 et I2 pour l'apprentissage du calcul n'est pas sans rappeler une méthode déjà préconisée à L'école paroissialede J. de Batencour, avec l'objectif utilitaire de former les enfants à "commercer parmi le monde": "Le jet à la main avec de vieux deniers de cuivre sans valeur permet d'apprendre la valeur des différents caractères romains en étalant sur une table les jetons et en les disposant de manière ordonnée, la valeur de chacun variant en fonction de sa place" 935 . Les deux institutrices de la configuration Jean Giono utilisent de fausses pièces de monnaie en plastique, placées dans des boîtes d'allumettes individuelles (sur lesquelles chaque élève appose son signe, pour les distinguer), comme s'il s'agissait de portes-monnaies. Les exercices consistent alors à savoir par exemple "combien il reste dans le porte-monnaie" si l'on achète des pâtisseries ou "combien on peut acheter" de bonbons (les pâtisseries et les bonbons étant dessinés au tableau, avec leur prix indiqué dessous). Pour d'autres exercices de numération, les institutrices utilisent des cartons: verts pour les centaines, oranges pour les dizaines et bleus pour les unités. Enfin I1 utilise un jour un jeu de 32 cartes pour faire réviser "l'ordre des chiffres en s'amusant"

  • (24.03.93/I1) Il ne reste que la moitié des élèves, l'autre moitié étant prise en charge par un intervenant extérieur. L'institutrice propose aux enfants de jouer à la bataille avec un jeu de 32 cartes. Les enfants s'installent par deux. Elle explique que c'est la carte la plus grande qui gagne:"On va jouer la bataille fermée, c'est à dire qu'on n'a pas le droit de regarder les cartes, sinon c'est la bataille ouverte. On va dire <<distribuer les cartes>>, parce que c'est plus joli que de dire <<donner>> <...> Celui qui gagne, c'est celui qui a le plus de cartes, ou qui a tout ramassé"

Nous verrons que la configuration Tom Pouce est elle aussi très attachée à la manipulation de matériel 936 (par exemple pour les mathématiques une boîte dans laquelle sont rangés des bâtonnets qui représentent les unités, les dizaines et les centaines), matériel qui se caractérise en majeure partie par sa "copie" du réel contrairement à des configurations comme la Maison des Trois Espaces ou C.Freinet qui insistent sur la nécessité de manipuler des objets appartenant véritablement à la vie naturelle et sociale (par exemple, tenir les comptes de la caisse de la classe).

Certains élèves, et notamment ceux de milieux populaires, s'accommodent mal d'une pédagogie qui s'appuie sur le jeu et ne comprennent pas quelles finalités d'apprentissage sont poursuivies par des pratiques non directement orientées vers des compétences ou des savoirs scolaires à acquérir. Ces enfants peuvent avoir l'impression à la fin d'une journée de ne pas avoir travaillé, ainsi que le fait remarquer I2: "Les enfants, moi je les ai souvent entendu dire ça à la sortie, ils disent <<aujourd'hui, on n'a pas travaillé>> et ils disent ça parce qu'ils ont pas écrit sur le cahier du jour. Alors pour eux, travailler ça veut dire écrire sur le cahier du jour! Alors que des fois le samedi, quand on travaillait le samedi, on faisait des lettres aux correspondants, on cherchait des mots, on écrivait sur la grande lettre, tu vois on faisait tout un travail drôlement poussé en lecture et tout, on avait pas travaillé! Alors quand je les entendais dire à la sortie: <<Aujourd'hui, on a rien fait!>> Alors j'étais contente! <rires>". Nous aurons l'occasion d'approfondir plus spécifiquement l'analyse sociologique de cette inadéquation entre des pratiques pédagogiques et un mode de socialisation familial dans la configuration Tom Pouce 937 .

Par ailleurs, confrontées à la "difficulté d'abstraire" des enfants de CP, les institutrices utilisent de petits dessins pour symboliser les consignes des exercices: le crayon signifie "écris", le téléphone "écoute, entend", la palette de peinture "colorie". Elles pensent que c'est un moyen pour "habituer les enfants aux consignes","parce qu'ils savent pas lire les consignes, et c'est ce qui les gêne dans les classes en mathématiques après, c'est qu'ils comprennent pas bien assez les problèmes, parce qu'ils savent pas lire, ils savent pas les consignes" (I2). Dans les deux classes les enfants ont des signes pour se reconnaître (un soleil, un bateau, un escargot...). Cette désignation par signes pallie le manque d'habileté manuscrite des élèves en début d'année qui ne savent pas encore très bien écrire leurs prénoms (même si beaucoup l'apprennent maintenant à la maternelle) et permet d'introduire à la compréhension des consignes et à la leçon sur les symboles en mathématiques: "alors ça te permet de leur apprendre, d'amener cette leçon-là, de leur dire, tu vois toi tu es représenté par tel signe, ce signe il te représente, mais tu peux être représenté aussi par ton prénom, par ta photographie, par ton symbole, enfin tout ça, quoi <...> Après ça amène les consignes" 938 (I1).

Pour finir, les institutrices s'appuient fréquemment sur une certaine "mise en scène" de leurs interventions: elles miment, modulent le ton de leur voix (parlant plus fort, puis baissant la voix), jouent de leur corps, inventent des jeux, introduisent une dimension ludique (notamment sous forme de devinettes), ce qui a pour effet de capter davantage l'attention des élèves et de leur aménager éventuellement un espace d'expression contrôlé.

  • (18.02.93/I2) L'institutrice demande aux enfants de sortir "votre ardoise, votre éponge et votre craie" <...> "Alors si je vous dis d'écrire le mot, l'animal qui sort de dessous terre, vous savez....? C'est un moyen ou un grand <<o>>?"(les enfants viennent de faire une leçon sur les différentes manières d'écrire le son "o")
  • (19.03.93/I2) L'institutrice fait une leçon sur "ette". Elle s'approche des enfants, d'un ton mystérieux et elle demande d'une manière ludique: "Donnez-moi des mots avec <<ette>> dedans" . Les enfants proposent "sonnette, trompette...." . Quand plus aucun mot n'est proposé, la maîtresse leur donne des indices pour en trouver des nouveaux: "Pour allumer un gâteau d'anniversaire, on prend des...?" . Elle laisse en suspens et les enfants font des propositions "Pour porter des choses à la campagne, on prend une....?" <...> "En ce moment sur les pelouses, on voit des....?". Le jeu plaît énormément aux enfants. Elle le poursuit en demandant aux enfants de sortir leurs ardoises pour indiquer individuellement leur réponse.
  • (11.03.93/I1) L'institutrice fait une leçon sur le "e muet". Elle demande aux enfants "qui a dans son prénom une lettre <<e>> qu'on n'entend pas <<eu>> parce qu'il y a un petit signe dessus ou qu'il est marié avec une autre lettre?" . Les élèves se pressent pour répondre, donnant même parfois des prénoms qui ne sont pas les leurs.
  • (18.02.93/I2) Les enfants lisent chacun à leur tour un texte sur le manuel de lecture. On arrive aux questions, en rapport avec le texte <...> A la demande de la maîtresse, Sin lit la quatrième question: "As-tu déjà vu le vent emporter des choses?" . Les élèves répondent abondamment. L'institutrice demande: "Et qu'est-ce que ça fait des fois le vent? Ca pousse par derrière et ça pousse par devant"(elle mime en courant, comme si le vent allait contre elle) "J'ai même vu une fois un parapluie qui s'était retourné"(elle mime un parapluie qui se retourne). Les enfants lèvent le doigt et décrivent ce que le vent leur a fait.
  • (5.04.93/I2) L'institutrice dessine au tableau différents objets et elle demande aux enfants s'ils peuvent les acheter, avec leurs pièces de monnaie en plastique qui imitent les vraies. A chaque enfant qui propose, elle demande de manière énigmatique, comme s'il s'agissait de découvrir quelque chose de très important: "Tu es sûr que ça marchera? On va poser l'opération" . Les élèves s'agitent, ils se prennent vraiment au jeu et ils crient de joie ou de déception selon le résultat de l'opération. La maîtresse maintient le suspense en posant des questions "Et est-ce qu'on pourrait pas essayer d'acheter trois choses?".
  • (9.03.93/I2) Chaque enfant amène l'histoire qu'il devait rédiger auprès de la maîtresse pour qu'elle corrige. Un groupe d'élèves se presse autour de l'institutrice qui lit les histoires à mi-voix, en corrigeant les fautes d'orthographe. Elle prend un ton théâtral, comme si les personnes des histoires existaient vraiment.
  • (12.03.93/I2) L'institutrice fait une leçon sur l'orthographe des nombres: "Alors le cinq, on a vu l'autre fois, y'a deux mots qui n'ont pas de <<u>> avec le <<q>>, c'est cinq et...? "(elle prend un ton mystérieux). Les enfants répondent "coq" <...> "Six, Anissa, tu me dis ce que tu entends dans six? Est-ce qu'il chante? A la fin, c'est un <<x>>, il appris la chanson du <<s>>...On verra plus tard que le <<x>>, il vole la chanson de plein d'autres lettres, il chante plein de chansons!" <...> "Le sept, y'a un piège parce que d'habitude les lettres muettes elles sont à la fin, et là, elle est dans le mot! C'est très bizarre!". Elle adopte un ton comme si elle allait raconter une histoire et elle explique toutes les lettres du mot "sept" sur ce ton-là. Marc suggère que si on n'entend pas le "p" dans "sept", c'est parce qu'il y a une malédiction et l'institutrice poursuit sur la lancée: "C'est la malédiction des chiffres?"et les enfants continuent à parler sur ce thème pendant environ cinq minutes avant que la maîtresse ne reprenne la leçon.
  • (24.03.93/I1) L'institutrice demande aux enfants de sortir leurs ardoises: "Je vais cacher mes doigts, et vous allez me dire combien de doigts je vous montre!" . Quand les enfants sont prêts, elle sort brusquement ses mains de derrière le dos et ils doivent indiquer sur l'ardoise combien elle montre.
  • (24.03.93/I1) L'institutrice a demandé aux enfants de ramasser des pissenlits pendant la récréation. Prenant un ton de conteuse, mimant certains passages, elle lit une histoire à propos de pissenlits, qui se termine par "Ceux qui ramassent des pissenlits, font pipi au lit!" . Les enfants hurlent de rire et la maîtresse renchérit en disant que ceux qui ont ramené des pissenlits vont "faire pipi au lit cette nuit": "Vous me raconterez ce qui s'est passé demain?" Les élèves éclatent de rire et sont visiblement très intéressés par l'histoire et la manière de la raconter.
  • (9.02.93/I1) L'institutrice distribue des images aux enfants, qui mettent en scène deux héros de leur livre de lecture: Julie et Bigoudi. Les élèves doivent décrire l'histoire image par image oralement avant de la lire dans le manuel. Elle pose des questions, comme si c'était un jeu: "Et qu'est-ce qu'elle tient à la main?", "Pourquoi y'a un nuage au-dessus de sa tête?", "Alors devinez ce que Bigoudi demande à Julie?", "Et qu'est-ce que Julie lui répond?","Et pourquoi fait-elle un gâteau?" . A chaque fois, elle prend un ton très intéressé, comme s'il s'agissait d'une histoire avec des éléments passionnants à découvrir. Après avoir fait lire l'histoire de Julie et Bigoudi sur le livre, l'institutrice demande à deux volontaires de venir mettre en scène le dialogue. Les enfants "récitent" leurs phrases, ce qui fait dire à la maîtresse: "Je suis pas sûre qu'ils parlent comme ça, Julie et Bigoudi!".
Notes
932.

F.Delforge, Les petites écoles de Port-Royal (1637-1660), Les éditions du Cerf, Paris, 1985, pp.325 et 326

933.

R.Chartier, D.Julia, MM.Compère, L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, pp.130 et 131

934.

L'éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES, Paris, 1976, p.131

935.

idem, p.135

936.

Voir supra la partie IV,1,b de la configuration Tom Pouce: "Du matériel didactique spécifique"

937.

Voir supra dans cette configuration la partie IV,1,b: "Du matériel didactique spécifique"

938.

Il est intéressant de noter au courant de l'année une certaine "dérive" des signes, dont certains sont personnalisés, "réappropriés" par les élèves qui rajoutent des détails, modifient les formes: "petit à petit, les signes changent...J'ai mon poisson, là c'est un véritable piranha...Y'en a une maintenant, l'étoile, elle me fait des yeux!!!" (I1).